États-Unis. La santé otage des calculs boursiers

dimanche 25 octobre 2009.
 

La réforme du système, voulue par Barack Obama, marque le pas. En cause le prodigieux lobbying des géants de la pharmacie et des assurances. Ou comment augmenter ses profits en refusant les soins à ses clients ou en les excluant.

Imperturbable, Rodrigo distribue les tracts de son syndicat sur Market Street, à San Francisco. Lui et ses camarades sont, une fois de plus, en grève. Les directions des hôtels de la ville, dans le cadre des négociations contractuelles, refusent désormais de prendre en charge la cotisation santé des salariés. « Nous sommes des cuisiniers, des plongeurs, des femmes de chambre, des grooms, explique-t-il. Nous gagnons en moyenne 30 000 à 35 000 dollars par an. La cotisation santé a, depuis plus de cinquante ans, toujours été prise en charge par les hôtels. » En clair, si ce projet passe, Rodrigo, qui dépense 45 dollars par mois pour la couverture sociale, devra verser 200 dollars. « C’est trop. Je ne peux pas payer. Ils s’abritent derrière la mauvaise santé de l’économie, mais leurs profits sont florissants. »

La réforme du système de santé occupe aujourd’hui tous les esprits aux États-Unis. Durant la campagne de l’élection présidentielle il y a un an, cette question était même au centre du programme du candidat Obama et de ses propositions de politique intérieure. Il faut dire que la situation qui prévaut outre-Atlantique ressemble plus à celle d’un pays en développement pour ne pas dire du tiers-monde qu’à celle d’une nation considérée comme économiquement la plus riche et la plus puissante du monde. « Quatre faillites familiales sur cinq ont pour cause première un endettement pour des dépenses de santé », rappelle Christina Towne, du syndicat Workers United, en soulignant qu’aux États-Unis « une femme enceinte peut perdre son emploi si elle ne vient pas travailler ». En 2006, le taux de mortalité infantile était particulièrement élevé, qui plaçait les États-Unis en 27e position mondiale. Ce taux de mortalité, qui est de 5,4 ‰ pour les Blancs, atteint 14,4 ‰ s’agissant de la population noire. Les États-Unis sont au 42e rang mondial pour l’espérance de vie.

Alors, pourquoi une telle situation ? Déjà peu performant c’est un euphémisme , le système de santé américain ne cesse de se dégrader. Caractéristique de ce système : son coût très élevé qui a amené le gouvernement fédéral à créer, dans les années 1960, un système publique pour les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans, le Medicare puis, quelques années plus tard, le Medicaid, réservé à la frange la plus pauvre de la population. Entre les deux, le privé fait sa loi. Ni Medicare ni Medicaid ne fournissent pourtant une couverture totale, notamment à cause du lobbying gagnant de l’industrie pharmaceutique. Surtout, l’assiette des revenus nécessaire pour bénéficier de Medicaid est si basse que bon nombre d’Américains ne peuvent y prétendre. Fin 2005, 46,6 millions de personnes (soit 15,9 % de la population) ne disposaient d’aucune couverture maladie, contre 42 millions en 2002. Une aggravation qui s’explique par deux phénomènes. Les entreprises, qui jusque-là participaient tout ou partie à la cotisation santé, se désengagent de plus en plus. D’autre part, l’augmentation du chômage rend plus vulnérables les salariés. Si en 2000, 64 % des Américains étaient couverts, ils n’étaient plus que 59 % en 2003. L’augmentation des primes d’assurance a été de 120 % entre 1999 et 2007, alors que, pour cette même période, les salaires n’ont progressé en moyenne que de 29 %.

Au-delà des chiffres, la réalité est crue. « Depuis des décennies, ce pays subit un système qui restreint et détruit la couverture sociale quand les gens en ont le plus besoin, dénonce Raul Grijalva, un de ses rares sénateurs démocrates vraiment progressiste, élu dans l’Arizona. La prime d’assurance seule force beaucoup de gens à choisir entre les médicaments et la nourriture. » John Geyman, professeur de médecine à l’université de Seattle (Washington), souligne qu’« un nombre toujours plus important de gens atteints d’un cancer ne font pas de séances de chimiothérapie ou de radiothérapie parce qu’ils sont incapables de payer ou que leur assurance ne le leur permet pas ». Carlisle, la soixantaine, vit seule à Tucson (Arizona). Diagnostiquée avec un cancer il y a dix ans, elle a pu s’en sortir, physiquement et financièrement. Mais aujourd’hui plus personne ne veut l’assurer. Elle a bien trouvé une compagnie mais, considérée comme à risque, elle paie 560 dollars par mois et la franchise est de 5 000 dollars ! En Californie, Nataline Sarkisyan n’a pas eu cette chance. Elle est morte parce que la compagnie Cigna (chiffre d’affaires 2008 pour le secteur santé : 664 millions de dollars) a refusé de prendre en charge la transplantation de foie dont elle avait besoin pour vivre. Elle n’avait pas vingt ans.

Le 30 juin 2003, un jeune sénateur démocrate de Chicago (Illinois) s’adressait en ces termes à l’assemblée du puissant syndicat AFL-CIO : « Je ne vois aucune raison pour laquelle les États-Unis d’Amérique (…) ne peuvent pas fournir une assurance de santé de base à tout le monde (…). Mais, comme vous le savez tous, nous ne devons pas faire ça maintenant. Parce que d’abord nous devons reprendre la Maison-Blanche, nous devons reprendre le Sénat et nous devons reprendre la Chambre. » Ce jeune sénateur, c’est évidemment Barack Obama. Il est maintenant à la Maison-Blanche et les démocrates sont majoritaires au Sénat ainsi qu’à la Chambre. Pourtant, les discussions de ces dernières semaines et les diverses propositions de loi qui doivent être amendées sont loin des vœux d’Obama. « Contrairement à ce qu’il disait quand il était candidat, il affirme maintenant qu’il faut avancer lentement, s’insurge Hank Abrons, médecin à Oakland et membre de Médecins pour un programme national de santé (PNHP). Au lieu de s’intéresser à ce qui peut être le mieux, il recherche ce qui est politiquement réaliste, c’est-à-dire une entente avec les républicains. » Pour Liz Jacobs, de l’Association des infirmières californiennes (CNA), « le problème est que les assurances ne sont pas intéressées par la santé mais par les profits. Obama a trop laissé tomber. Il devrait être plus fort ». Bien que devant tenir compte de la volonté populaire, le dilemme est profond chez les démocrates. Comment faire évoluer le système de santé sans toucher au système économique ? C’est toute la contradiction.

Pourquoi les compagnies d’assurances excluent-elles leurs assurés ? Pourquoi ne remboursent-elles pas mieux ? Wendell Potter, en charge pendant plus de vingt ans de la stratégie communication de Cigna, a la réponse à ces questions. Il a même témoigné devant une commission sénatoriale. « Les assureurs font des promesses qu’ils n’ont pas l’intention de tenir, affirme-t-il d’entrée de jeu. La plupart des familles ne comprennent pas comment les diktats de Wall Street déterminent si elles se verront offrir une couverture, si elles peuvent garder celle qu’elles ont et combien on leur demandera pour cela. » Pour Potter, « Wall Street joue un rôle majeur ». Évidemment, le but premier est de faire progresser la valeur des actions en Bourse. Ce qui est contradictoire avec les exigences des salariés. Potter démonte le mécanisme et montre le lien entre les fluctuations boursières et les rapports d’activité des compagnies. Point essentiel, ce que les assureurs appellent le ratio « médical-pertes ». Wendell Potter explique : « C’est le ratio entre ce que la compagnie dépense en remboursement et ce qu’il reste pour couvrir les ventes, le marketing et autres dépenses administratives et, bien sûr, les profits. » Dans ce calcul, qui va générer une augmentation ou une baisse des actions en Bourse, il convient donc de baisser au maximum le coût médical. « Pour maintenir les profits, les assureurs vont donc se débarrasser de ceux qui leur rapportent moins ou qui sont souvent malades. » Ce que confirme le professeur William Taab, du département d’économie de l’université du Queens à New York : « Plus ces compagnies font de profits plus leurs valeurs en Bourse augmentent. D’un autre côté, si le gouvernement contrôle les coûts dans le cadre d’une “option publique”, alors les actions perdront leurs valeurs. »

Une enquête menée par la commission sénatoriale du Commerce et de l’Énergie sur trois grands assureurs a montré qu’ils avaient annulé la couverture de près de 20 000 personnes en cinq ans. Ce qui leur a permis d’éviter de rembourser un total de 300 millions de dollars ! Une autre étude, portant sur le fameux ratio médical-pertes des sept plus importantes compagnies d’assurances santé, est tout aussi éloquente. Leur ratio est tombé de 85,3 % en 1998 à 81,6 % en 2006. Une différence de 3,7 % qui représentent plusieurs milliards de dollars au bénéfice de ces compagnies et de leurs actionnaires et, bien évidemment, au détriment de la santé de leurs assurés et des professions de santé.

Malgré les faibles avancées contenues dans les projets de loi qui seront bientôt en discussion au Congrès américain, les grosses compagnies font donner l’artillerie lourde pour s’y opposer, avec l’aide des républicains. William Taab élargit le propos : « Les entreprises d’autres secteurs économiques ont peur d’une socialisation de la santé. Parce qu’à partir du moment où l’on accepte la responsabilité sociale du gouvernement, alors les autres industries pourraient aussi être régulées. C’est évidemment ce qu’elles refusent, ici et ailleurs. » John Foster, responsable du syndicat des ingénieurs et techniciens employés par la ville de New York, estime nécessaire la mise en place d’un système national de santé. « Ce ne serait que justice pour les salariés, dit-il. Il y aurait moins de pression lors des négociations contractuelles et nous pourrions nous concentrer sur la question des salaires. » Sans vergogne, les assureurs ont trouvé un nouveau moyen d’augmenter leurs profits : rendre obligatoire l’assurance santé, à charge pour le gouvernement de payer pour ceux qui n’ont pas les moyens (le patron de Cigna, Edward Hanway, parle d’un « partenariat public-privé »). Une majorité de sénateurs y seraient disposés. Du grand art.

Pierre Barbancey


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