Mir russe, Lénine et socialisme (quelques remarques)

mardi 30 mars 2021.
 

Nature de la révolution russe à venir (Lénine, Trotsky avant 1917)

Le jeune Lénine, graine de tyran rouge ? (Jacques Serieys)

Lénine déboulonné, dénigré, oublié mais à étudier (Jacques Serieys)

1) Qu’est-ce que le mir ?

Le mir est une ancestrale communauté villageoise russe disposant d’une large autonomie locale. Ce mot signifie "le monde" en russe ; il faut le comprendre comme "mon pays" pour désigner son village rural en français. Du 17ème au début du 20ème siècle, la grande majorité des paysans russes travaille et vit encore dans le cadre d’un mir ; ceci dit, la propriété individuelle de nobles et bourgeois gagne du terrain aux dépens des mirs depuis le milieu du 19ème.

Le mir garde à la fin du 19ème siècle des traces importantes des anciennes communautés villageoises :

* l’individu est d’abord membre d’une famille et d’un mir avant que d’être un propriétaire individuel. Ainsi, les paysans du mir ne sont pas individuellement ou par famille assujettis aux impôts et corvées ; c’est l’ensemble du mir qui y est collectivement astreint portant ensuite la responsabilité de répartir les tâches entre ses différents membres. De même, c’est le mir qui doit désigner chaque année les jeunes hommes destinés à servir dans l’armée du tsar.

* le mir garde son rôle ancestral de "possession" (gérance si l’on veut) des terres, d’organisation du travail et de répartition des terres entre les familles. Chacune d’elles reçoit du mir chaque année des terres labourables, des prairies et des sols en jachère (assolement triennal).

* l’assemblée du mir (un représentant par famille) prend donc en charge comme nous venons de le voir les impôts, les corvées, le choix des soldats, l’organisation du travail collectif, la répartition des terres. Elle joue aussi, comme ailleurs dans le monde, un rôle d’autorité pour faire respecter un ordre social au sein du groupe et répond à certains besoins d’aide sociale (malades, veuves...). Globalement, ses décisions ont force de loi au sein du mir.

* le mir n’a pas été balayé par la féodalité russe parce qu’il permet à chaque propriétaire de domaine de bénéficier correctement des taxes et corvées.

J’ajoute des précisions données par Alexandre Truffer dans son remarquable texte Autour du "mir", la commune paysanne russe : « Le mir se divise en un certain nombre de feux. Chacun d’eux regroupe les membres d’une famille vivant sous le même toit et possède un droit de vote à l’assemblée communale. Les taxes ainsi que les corvées annuelles ne sont pas imposées aux individus mais au mir qui a ensuite la responsabilité de répartir les tâches entre ses différents membres. Outre l’impôt, la commune paysanne doit également désigner chaque année un contingent de jeunes hommes destinés à servir toute leur vie les armées impériales. En compensation, le mir reçoit la gérance des terres. Les cultures fonctionnent selon le système de l’assolement triennal. Les lopins de sol arable, de prairie et de jachère sont ainsi distribués de manière régulière aux différents feux. L’assemblée paysanne n’a pas seulement un rôle organisationnel. Elle représente aussi l’autorité dans les villages où ses décisions ont force de loi. De plus, le mir se charge de l’assistance à fournir aux plus démunis. Les malades, les anciens et les veuves ne sont pas abandonnés à leur sort mais reçoivent une part des récoltes. La communauté aide aussi parfois les familles qui traversent une mauvaise passe. »

2) Rôle du mir dans le milieu paysan russe et stratégie socialiste du courant populiste

Durant la majeure partie du 19ème siècle russe, l’opposition politique au tsarisme est essentiellement le fait d’organisations se réclamant du "populisme" comme le Cercle de Tchaïkovski, Terre et Liberté, Volonté du Peuple (Narodnaïa Volia), Partage Noir...

Ce courant populiste affirme :

* que les paysans russes sont propriétaires ancestraux de leurs moyens de production (terres) par le biais du mir

* que ces mirs (communautés paysannes) sont la solution future des problèmes de la nation russe

* que ces mirs serviront de base à la construction du socialisme dans ce pays.

Les premiers marxistes russes restent sur cette orientation. Ils s’appuient pour cela sur une formulation de Marx envisageant la possibilité en Russie de passer directement de ces communautés au communisme sans transiter par le capitalisme.

La publication du Capital en russe (1872) relance d’autant plus les débats entre marxisme et populisme que le livre obtient un succès important. L’ouvrage sur les “destinées du capitalisme en Russie”, selon le titre de l’ouvrage, publié en 1882 par Vorontsov (économiste de tendance populiste) se comprend dans ce cadre.

3) La position de Lénine

Lorsque le Parti ouvrier social-démocrate de Russie est fondé en mars 1898, Lénine, exilé, est absent. Plusieurs dirigeants et nombre des adhérents proviennent de la mouvance populiste : Gueorgui Plekhanov, Pavel Axelrod, Vera Zassoulitch, etc.

Lénine se trouve alors confronté à cette question du mir et précise sa position entre 1898 et 1903.

Il s’oppose (dans Le contenu économique du populisme écrit fin 1894 début 1895, Tome 1 de ses oeuvres complètes) aux populistes prétendant que l’agriculture russe n’a pas un caractère capitaliste et qu’elle reste marquée par la tradition ancestrale du mir dans lequel "les moyens de production appartenaient aux producteurs".

Dans le mode de production asiatique, type la Chine antique ou l’empire inca, les terres appartiennent à l’Etat qui en laisse la possession et l’exploitation aux communautés villageoises.

Le mode de production asiatique

Lénine note que ce n’est pas le cas en Russie, du 17ème au 19ème siècle ; "le paysan était asservi au propriétaire du sol, il ne travaillait pas pour lui-même mais pour le boyard, le monastère, le propriétaire foncier". Dans ce pays, après l’abolition du servage en 1861, "venait à peine de disparaître l’exploitation féodale de la paysannerie sous sa forme la plus brutale... quand non seulement les moyens de production n’appartenaient pas au producteur, mais que les producteurs eux-mêmes se distinguaient fort peu d’un moyen de production quelconque".

Pour Lénine, non seulement la Russie des derniers siècles était essentiellement féodale mais l’économie de la fin du 19ème présente des caractéristiques essentiellement capitalistes ; il prend l’exemple de l’importance du "revendeur", des" transports à vapeur nécessitant le passage à l’économie marchande", de la" transformation de la force de travail en marchandise" et des "moyens de production en capital" pour conclure comme Strouvé "Dès le moment où, entre le consommateur et le producteur, vient se placer le capitaliste entrepreneur, -chose inévitable quand la production se fait pour un marché vaste et indéterminé-, nous sommes en présence d’une forme de la production capitaliste."

Dans son texte de 1899 sur "Le développement du capitalisme en Russie", Lénine prouve le développement de la « spéculation dans la vie paysanne"... "les chiffres révèlent que dans les campagnes actuelles de la Russie méridionale les rapports capitalistes sont les rapports dominants." « La bourgeoisie paysanne représente aussi le capital commercial et usuraire. Nous voyons là une réfutation flagrante du préjugé populiste qui veut que le « koulak » et l’« usurier » n’aient rien de commun avec le « paysan bien organisé ». Au contraire, c’est la bourgeoisie paysanne qui détient tous les fils du capital commercial (prêts d’argent garantis par hypothèque, accaparement de divers produits, etc.) comme du capital industriel... »

4) Remarques sur la position de Lénine

Sur le fond, nous pouvons considérer que Lénine avait raison :

- dans l’analyse de la société russe, affirmant que la féodalité domine la société russe du 17ème au 19ème siècle puis le capitalisme à la fin du 19ème (et début 20ème).

- Il a en conséquence raison d’argumenter la nature de la stratégie socialiste en Russie comme essentiellement anti-capitaliste et anti-impérialiste d’où la nécessité de rompre avec le terrorisme des narodnikistes fondé sur l’objectif de conscientiser les paysans très opprimés et très peu instruits par l’assassinat de grands propriétaires

- Il a également raison de pointer les limites du mir russe comme forme paysanne de co-propriété d’où l’impossibilité de passer directement d’un combat pour la défense des mirs et de leurs paysans à une société collectiviste socialiste.

Ceci dit, ses phrases manquent parfois de nuances sur l’analyse de la société russe du second millénaire.

Il se fonde par exemple beaucoup sur la phrase : « Dès le moment où, entre le consommateur et le producteur, vient se placer le capitaliste entrepreneur, -chose inévitable quand la production se fait pour un marché vaste et indéterminé-, nous sommes en présence d’une forme de la production capitaliste ».

Or, dans le Moyen Age féodal des territoires actuellement italiens, français, espagnols, allemands, belges... des marchands jouent un rôle intermédiaire entre consommateur et producteur (pour un marché parfois vaste et indéterminé) sans que cela induise qu’il s’agit d’un mode de production capitaliste, sans même que ces marchands puissent systématiquement être considérés comme capitalistes.

De toute façon, le mode de production féodal comme ensuite le mode de production capitaliste se développent sans éradiquer complètement certaines formes de mode de production antérieurs. C’est particulièrement le cas dans la Russie du 19ème :

- avec la survivance des mirs (hérités du mode de production asiatique) dans les campagnes,

- avec des peuples asiatiques ou d’origine asiatique présentant des particularités du mode de production nomade non éteintes

- avec un rapport entre seigneurs et paysans resté largement féodal,

- avec un Etat autocratique typique de survivances féodales ou même tributaires mises au service d’un rapport pré-fasciste aux salariés et aux opposants.

La Russie tsariste de Nicolas 2 : un état autocratique à caractéristiques pré-fascistes

Une fois la révolution d’octobre réussie, les bolchéviks auraient peut-être pu nuancer leur non prise en compte des anciens mirs. En effet, ils n’en ont pas tenu compte dans la réorganisation du monde agricole créant plutôt des unités de production collectives nouvelles plus vastes. Il a suffi de quatre années pour que la NEP ne donne une orientation mi-libérale mi socialiste, toujours sans prendre en compte les anciens mirs.

5) Les débats lors du congrès d’unification du Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie en 1906

Nous complèterons ce point ultérieurement.

La disparition du mir date des réformes capitalistes de Stolypine puis de l’époque soviétique, pendant laquelle le régime détruit toute structure paysanne traditionnelle

Je note cependant cette affirmation relevée dans le manuel d’histoire des classes Terminales (Editions Bréal, 2008) « La révolution russe ne peut être interprétée uniquement en terme de rupture... Il n’existait guère de tradition de petite propriété paysanne dans un pays où le servage n’avait été supprimé qu’en 1861 et où la communauté villageoise, le mir, l’emportait largement sur l’initiative individuelle. Là aussi, le collectivisme pouvait s’appuyer sur des permanences... »

Jacques Serieys

Sitographie :

http://www.bestof-romandie.ch/vins/...


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