Laurent Fabius : Mon interview-vérité

mardi 29 août 2006.
 

Laurent Fabius a été interviewé récemment par deux journalistes de L’Express, Elise Karlin et Christophe Barbier. Voici le texte de cet entretien.

« Contre Ségolène Royal et ses "analyses sondago-médiatiques à court terme", contre François Hollande et sa partialité, contre, surtout, Nicolas Sarkozy, qu’il brûle d’affronter, l’ancien Premier ministre socialiste fait sa rentrée sabre au clair.

Ce devait être « son tour », tout naturellement. Pourtant, Laurent Fabius est loin, aujourd’hui, d’apparaître en favori de la primaire socialiste, qui désignera en novembre le candidat du parti à la présidentielle. Au sein même de son courant, hors ses intimes, on considère l’après-Fabius déjà commencé. Mais l’intéressé se moque d’être ou non celui que l’opinion préfère, il veut être celui que l’époque impose. Nonobstant ses handicaps, il persévère donc, certain que la tectonique politique va le servir et l’installer dans les trois mois en homme de la situation. Tensions sociales, crises internationales, débat idéologique au PS, divisions de la gauche : les tempêtes qui vont sculpter l’automne politique seront-elles « fabiusiennes » ?

S’il arrive à sortir en tête de la course des éléphants, Laurent Fabius aura accompli un immense exploit. Ségolène Royal tente une aventure, Dominique Strauss-Kahn, Jack Lang ou Martine Aubry construisent des carrières, seuls Lionel Jospin et lui vivent des destins. Couturés, contestés, mais déterminés, ils poursuivent à la fois leur interminable duel et un combat commun : prouver qu’ils ne sont pas des has been. Mais si Lionel Jospin, né en 1937, ne peut espérer un avenir après cette présidentielle, Laurent Fabius n’oublie pas qu’un horizon existe au-delà du pic « Elysée 2007 », et qu’il aura en 2012 l’âge de François Mitterrand en 1981... Continuer comme si de rien n’était, sans se fixer de limite. Le reste est affaire d’endurance et de circonstances. »

Le 20 août, vous avez fêté vos 60 ans. Comment allez-vous, Laurent Fabius ?

Je viens de perdre mon frère, que j’aimais tendrement. Dans cette immense tristesse, je mesure d’autant mieux la chance que j’ai d’être en bonne santé et d’avoir, du moins je l’espère, un grand pan de vie devant moi pour agir.

Vous sentez-vous victime du « jeunisme », cette tendance de la société française qui vous catalogue has been au-delà de 40 ans ?

C’est vrai que j’avais pris de l’avance, en devenant Premier ministre... à 37 ans. Du coup, les Français me connaissent depuis longtemps, même s’ils me connaissent finalement assez peu et si c’est la première fois que je suis candidat à l’investiture présidentielle. Par rapport à la charge que je brigue, je ne vais pas m’excuser de posséder de l’expérience. Je revendique, au contraire, de très bien connaître les rouages de l’Etat, d’avoir mené des négociations internationales, affronté des crises politiques et des épreuves personnelles. Le monde bouge, l’Europe et la société bougent, je bouge ! Si l’expérience ne servait qu’à dupliquer sa propre action, elle serait inutile. Mais, dans un univers dur, l’expérience pour conduire le pays et pour préparer le futur, c’est indispensable !

Etes-vous plus proche du Laurent Fabius de 1981, avant l’expérience du pouvoir, que du Laurent Fabius ministre de l’Economie et des Finances en 2000 ?

Je suis proche du socialiste et de l’Européen convaincu que j’étais en 1981, et pourtant différent. La mondialisation financière, la dilution de l’Europe, l’impasse environnementale, nos réussites et nos échecs m’ont marqué. La gifle du 21 avril 2002, l’éviction de la gauche lors de la présidentielle, la manière dont une partie de l’électorat populaire nous a abandonnés m’ont poussé à un réexamen. J’entends souvent : « Fabius a changé. » C’est vrai, j’ai réfléchi, je me suis remis en question, j’ai évolué, tout en restant ferme sur les points fondamentaux : la République, la laïcité, la solidarité, la liberté. Quoi de plus normal ?

Est-ce la gravité du pouvoir qu’on acquiert avec l’âge ?

Peut-être. Cette gravité du pouvoir existe, la solitude aussi, même si j’aime travailler en équipe. Je l’ai ressentie à Matignon, avec le président Mitterrand : je discutais souvent avec lui des décisions difficiles à prendre. Mais lui, avec qui discutait-il ? Quand on entre à l’Elysée, mieux vaut ne pas balbutier. Aujourd’hui, le pouvoir est plus proche des Français que du temps du général de Gaulle ou même de François Mitterrand ; j’espère le rendre beaucoup plus proche encore, mais cela ne doit pas inciter à une sorte de démagogie. Le critère du choix d’un président, ce n’est pas la facilité avec laquelle on peut lui taper dans le dos.

Jugez-vous que Jacques Chirac est allé trop loin dans la familiarité ? Qu’il a galvaudé la fonction ?

Ce n’est pas le problème principal. Ce régime est à bout de souffle. Au regard de l’Histoire, une si longue présidence, en dépit de quelques discours importants et de gestes internationaux, apparaîtra surtout comme pas mal de temps perdu. Quant à la familiarité, ce n’est pas le contraire de l’autorité ! Regardez Clinton ou Zapatero. Les Français attendent de leur président qu’il trace les grandes options et apporte des réponses concrètes à leurs interrogations. Qu’il sache impulser et arbitrer. Qu’il possède un jugement mûr et sûr. Lorsqu’un électeur vous interroge, vous ne pouvez pas vous contenter de lui répondre : « Justement, j’allais vous poser la même question ! » Proximité, écoute, participation, oui, mais aussi anticipation, décision, résistance : voilà les piliers de la fonction et les qualités nécessaires à son exercice.

L’opinion juge pourtant que Ségolène Royal est celle qui aborde le plus concrètement les problèmes de société : cela vous paraît-il justifié ?

J’évite de me situer par rapport à tel ou telle camarade, j’essaie d’être pertinent et concret dans ce que je propose. Face au dérèglement climatique, engager immédiatement un plan massif d’économies d’énergie et de développement des énergies renouvelables, ce sera pertinent et concret. Face à la crise européenne et aux menaces internationales, avancer vers une défense commune, d’abord franco-allemande, également. Face à la crise de santé publique, inciter les jeunes médecins à s’installer dans les zones qui en manquent, aussi. Face à la crise d’initiatives, relancer la recherche et l’innovation, idem. En revanche, croire qu’on va résoudre les problèmes réels d’insécurité de notre pays en faisant encadrer les jeunes primo-délinquants par des militaires, c’est concret, mais ce n’est pas pertinent.

Quelle campagne pensez-vous mener, si vous êtes désigné par les militants socialistes ?

Une campagne politique, avec un grand P, qui ira au fond des choses. Deux projets seront face à face pour résoudre les problèmes du pays. D’un côté, à droite, celui de Nicolas Sarkozy, que je juge dangereux parce qu’il est fondé en réalité sur le triangle hypercapitalisme-communautarisme-américanisme. Pour ma part, j’entends rassembler à gauche sur un projet de solidarité durable, de république laïque et moderne et d’une Europe réorientée, plus sociale, plus puissante. La campagne sera utile si elle porte sur le « vrai » changement. Evidemment, tous les candidats tenteront de s’approprier ce thème, même si la supercherie est manifeste de la part du président de l’UMP, pilier de la politique actuelle et soi-disant partisan de la rupture avec elle... La gauche peut gagner si elle est elle-même, si elle admet ses insuffisances passées et si elle mène campagne sur ses projets centraux, l’économie, le social, l’éducation, l’environnement. Qu’elle se déporte pour lancer des œillades, qu’elle privilégie la logique médiatique à une démarche politique et gare à l’échec !

L’opinion, pourtant, paraît apprécier...

Depuis plusieurs années, la trilogie perdante aux élections, c’est sondage/battage/naufrage. Arrêtons !

Avant de vous soumettre au vote des Français, il vous faut être désigné par les socialistes. Or le PS vous a beaucoup malmené ces quinze dernières années : le congrès de Rennes, votre départ du poste de premier secrétaire en avril 1993, la contestation du choix du non au référendum de mai 2005...

Ce n’est pas faux, même si le PS a en général fini par se retrouver sur mes positions... et que j’y ai toujours joué un rôle majeur.

Sans jamais vous en faire crédit !

Disons que certains dirigeants y ont parfois mis un peu de temps ! Reprenons les principaux choix de ces dernières années. En 2003, parce que je sentais un sérieux danger monter dans ce domaine, j’ai soulevé la question de la laïcité lors du congrès du PS à Dijon. Contre l’avis de plusieurs responsables, j’ai fini par convaincre. Sans cette volonté d’avancer, il n’y aurait probablement pas aujourd’hui de loi - ni d’apaisement - sur les signes religieux à l’école. En 2004, j’ai prôné l’opposition frontale et responsable à la droite, contrairement à ceux qui se seraient contentés d’une opposition molle. Nos résultats électoraux, cette année-là, ont été brillants ! En vue du référendum de 2005, j’ai plaidé que c’était une erreur d’organiser, dans les conditions et au moment où cela a été fait, une consultation interne au PS, sorte de référendum « hors sol », décalé par rapport aux Français et au débat européen qui se cristalliserait seulement lors du vrai référendum dans le pays. Effectivement, ce scrutin a conduit les socialistes à la division et au grand écart avec une partie de leurs électeurs. Les Français ont tranché et rejeté la montée de l’hyperlibéralisme en Europe. Des tenants du oui assuraient, alors, que rien ne pourrait être renégocié, or les chefs d’Etat et de gouvernement viennent de décider d’une renégociation qui devrait se terminer sous présidence... française au deuxième semestre de 2008. Le plan alternatif a désormais au moins un calendrier ! Quant au projet socialiste d’ensemble que nous venons d’adopter, il comporte plusieurs propositions que j’ai présentées, avec d’autres, lors de notre dernier congrès au Mans, en novembre 2005 : l’augmentation significative du Smic, le « bouclier » logement, la réorientation européenne, ou encore la République parlementaire. Il s’agit maintenant de les enrichir et de les populariser, pas de les affadir ou de les travestir.

Autrement dit, le PS adopte vos idées sans vous reconnaître comme son chef...

Là, c’est la présidence de la République qui est en cause et l’avenir de notre pays, pas le poste de premier secrétaire. La décision des socialistes ne se fondera pas, je l’espère, sur une analyse sondago-médiatique de court terme, mais sur un choix politique de fond : mon choix est clairement le rassemblement à gauche. Si je suis investi, j’associerai étroitement mes compétiteurs socialistes à la campagne électorale puis au gouvernement. Je souhaite que nous agissions en équipe pour redresser la France.

Ségolène Royal a envisagé de composer un gouvernement de ministres ne l’ayant jamais été précédemment. Qu’en pensez-vous ?

Il faudra un large renouvellement, il faudra aussi de l’expérience.

Les cent jours de Laurent Fabius ?

Napoléon revu par Dominique de Villepin, tel n’est pas mon modèle ! Disons simplement que dans cette hypothèse j’aurai d’abord à nommer le Premier ministre et le gouvernement : celui-ci sera resserré, paritaire et il comportera un n° 2, ministre d’Etat ou vice-Premier ministre, chargé du Développement durable et des Affaires européennes. Une Conférence nationale sur l’emploi et les salaires se tiendra rapidement, avec les partenaires sociaux. L’une des premières décisions sera de revaloriser significativement le Smic. Compte tenu du très mauvais état de nos finances publiques, il faudra dès le collectif budgétaire supprimer un certain nombre de cadeaux fiscaux injustes. En juin, ce sera le premier sommet européen, sous présidence allemande. Je réserverai mon premier voyage hors d’Europe à l’Afrique, afin de bien marquer la priorité à la solidarité internationale. Enfin, nous organiserons dès septembre un référendum pour établir la République parlementaire et vivifier notre démocratie. Dès le départ, tracer le dessein, la perspective et, après concertation, agir : cette méthode vaut pour cinq ans, non pour trois mois.

Quels arguments allez-vous utiliser pour convaincre les militants de voter pour vous ?

Le choix politique, encore, toujours ! Si la campagne interne au PS est organisée à la loyale, chacun pourra s’exprimer. Je compte sur la tenue de plusieurs débats, maîtrisés, amicaux, permettant de porter un jugement éclairé sur chaque candidat. S’ils sont bien menés, ils seront positifs pour l’ensemble des socialistes.

Vous insistez beaucoup sur cette question des débats, pourquoi ?

Parce qu’il n’y a pas de démocratie sans débats. Pour l’instant, bizarrement, aucune décision ferme n’a été prise.

Comment, selon vous, doit se comporter le premier secrétaire ? Si François Hollande se portait candidat à la candidature, pourrait-il être arbitre et joueur ?

Mais cela fait longtemps qu’il joue sur les deux registres ! C’est d’ailleurs l’une des sources des difficultés du PS. Le premier secrétaire doit se conduire comme tous ceux qui ont occupé ce poste avant lui, objectif et équitable.

S’il était candidat, devrait-il quitter son poste de premier secrétaire ?

Bien sûr.

Et si sa compagne, Ségolène Royal, était désignée par les militants, François Hollande devrait-il aussi quitter son poste ?

C’est une affaire d’éthique personnelle.

Si la campagne ne se déroule pas dans des conditions que vous jugez honnêtes et objectives, envisagez-vous de vous présenter à l’élection présidentielle malgré tout, sans tenir compte du vote interne du PS ?

Non. Mais j’espère que la question n’aura pas à se poser.

Pensez-vous que l’affaire du sang contaminé pèse encore dans le regard que les Français portent sur vous, malgré des décisions judiciaires qui vous ont totalement innocenté ?

Dans le regard de certains, probablement, même si c’est injuste. Quand elle a fini par se prononcer, la justice a reconnu ma totale innocence ; il a même été souligné que j’avais sauvé de nombreuses vies en agissant vite et bien sur cette question des tests de dépistage sanguin du sida. Mais la nature du drame et la souffrance des victimes, une certaine utilisation politicienne aussi, ont contribué à tout mélanger et à confondre les responsabilités. La suspicion politique a duré dix ans. Elle aurait pu me briser - après tout, mon ami Pierre Bérégovoy a laissé sa vie dans ce soupçon. J’ai surmonté l’épreuve, en partie grâce au soutien de mon entourage familial et amical. Pour qu’il soit établi que j’avais bien agi, je devais faire front. Pendant tout ce temps, je n’ai jamais cessé de penser aux victimes.

Vous êtes aujourd’hui divorcé. Que pensez-vous de la mise en scène des couples politiques ?

Je n’aime pas l’ « américanisation » de la politique, qui confond vie privée et vie publique. L’authentique bonheur d’une vie partagée n’a pas besoin d’être exhibé matin et soir. Je préfère dire : « Voici mon projet », plutôt que : « Mon projet, c’est Voici ! »

Et demain ? Si vous n’êtes pas désigné par les socialistes, ou pas élu par les Français ?

Je ne me place pas dans cette hypothèse. La France possède de grands atouts, mais pour les valoriser elle a besoin d’un changement de fond. Je me concentre sur cet objectif. Mon état d’esprit est donc offensif et serein. Nous avons longtemps été frustrés de tout débat. Je ne redoute pas celui avec Nicolas Sarkozy. Je l’attends même avec impatience.


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