Laurent Fabius "L’idée qu’un autre monde est possible anime des millions de personnes à travers le monde"

mercredi 26 juillet 2006.
 

Interrogé par des journalistes de l’hebdomadaire Politis, Laurent Fabius détaille sa vision du socialisme, revient sur son parcours et précise sa démarche politique. "La notion même d’altermondialisme est juste. C’est aussi ma démarche. L’homme n’est pas fait pour servir le profit et l’économie, mais l’inverse. C’est tout le combat entre libéralisme et régulation."

Politis : Dans une conjoncture où tout le monde joue un peu des coudes, on vous entend et on vous voit peu. Est-ce une stratégie ? On a l’impression en particulier que vous ne cherchez pas à faire fructifier l’acquis de votre position pendant la campagne référendaire.

Laurent Fabius : J’ai pris une position forte contre la Constitution européenne et je la revendique. Elle avait une signification double, contre la dérive de l’Europe depuis dix ans et contre le libéralisme que consacrait ce texte. Je militais - et je milite plus que jamais - pour une Europe différente, démocratique, sociale, écologique. Cela dit, il est vrai qu’il n’est pas facile de percer le mur d’indifférence de certains médias. C’était un peu la même chose, six mois avant la victoire du Non, on connaît la suite... Il est vrai que je ne veux pas m’inscrire dans la « peopolisation » - degré zéro de la politique moderne - et j’aggrave mon cas en tentant de traiter les questions de fond. Au total, j’ai bien l’intention de m’exprimer plus fort à l’approche de la période où les socialistes vont choisir leur candidat. Il sera vraisemblablement le candidat de toute la gauche, c’est donc un choix de première importance sur laquelle il ne faut pas se tromper.

Est-ce que vous y croyez encore ?

Bien sûr ! Le France a besoin d’un vrai changement, celui-ci ne peut être mis en pratique que par la gauche rassemblée, et ce rassemblement ne peut s’opérer que sur un projet politique authentiquement de gauche. Il faut donc absolument, parce que c’est la clef de l’alternative et de la victoire, que ce refus du « tout libéral » prévale. J’en suis porteur au sein du PS et je constate qu’il inspire désormais largement son projet. Il reste à l’enrichir - et non à le démolir. Mais il n’y a pas que le texte. Il y a aussi son interprétation et son incarnation par notre candidat. Ce sera l’enjeu de nos débats de désignation à l’automne.

Vous êtes dans une stratégie interne au PS. Il n’y a pas d’autre hypothèse ?

Je suis membre du PS et j’espère bien qu’il portera son choix sur moi, puis que l’ensemble de la gauche en fera de même. J’agis et j’agirai dans ce but. Ce n’est pas avec une ligne sarkozyste ou blairiste que l’on va pouvoir gagner les élections pour changer les choses en France. En tout état de cause, il faudra jouer collectif.

Est-ce que vous craignez que les nouveaux adhérents changent l’équilibre des forces au sein du PS ?

Passer de 130 000 à environ 210 000 adhérents constitue d’abord une bonne nouvelle ! Beaucoup ont adhéré par internet, technologie excellente mais qui n’est pas encore, il est vrai, généralisée dans toutes les couches de la société. J’ai rencontré beaucoup de nouveaux, notamment qui ont voté « non » à la Constitution, et qui me soutiennent. Tous veulent battre la droite et s’interrogent sur la meilleure façon d’y parvenir. Pour le reste, je suis incapable de vous dire s’ils seront impressionnés par la gigantesque opération médiatico-sondagière à laquelle on assiste aujourd’hui ou s’ils penseront qu’un parti politique de gauche est un espace où il faut garder une fonction critique vis-à-vis du système dominant. Il est essentiel que les militants puissent choisir en toute connaissance de cause C’est pourquoi je souhaite avec force - je ne suis pas le seul - que soient organisés de véritables débats, entre les candidats à l’investiture. Curieusement, celles et ceux qui se réclament volontiers de la démocratie « participative » à l’extérieur semblent préférer que ces débats se déroulent sous des formes restrictives à l’intérieur... Je serais extrêmement choqué si, dans une élection aussi importante, les militants devaient se prononcer sans posséder tous les éléments du choix. La démocratie, c’est d’abord le débat.

Il y a eu le « non » au traité constitutionnel européen, là vous parlez de ligne de gauche antilibérale. Vous avez changé ?

Les valeurs auxquelles je crois ont toujours été les mêmes. J’ai toujours été socialiste. La solidarité, la liberté, la laïcité, l’égalité sont les fondements de mon engagement. Mais, je le reconnais, certaines modalités d’action doivent évoluer. Le monde, l’Europe et même la France d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’il y a vingt ans ou même dix. Le capitalisme est plus international, plus financier, encore plus brutal, que dans le passé. La précarité est au cœur de la société, et non plus à sa périphérie. L’Europe, composée au début de pays de niveau social et économique comparables qu’elle devait protéger et faire progresser, tend à devenir une vaste zone de libre échange insuffisamment démocratique et sociale. Voilà la réalité. Certains la sous-estiment ou s’en accommodent. Je refuse de la subir et je veux faire bouger les choses.

J’ai aussi tiré les leçons de l’expérience. Il y a eu de très bons aspects dans ce que, collectivement, nous avons accompli au pouvoir mais aussi des erreurs. Nous n’avons pas été battus en 2002 par hasard. Moins de 15 % des ouvriers, des employés et des enseignants ont voté pour notre candidat. Mes réponses ne sont donc pas toutes les mêmes que celles que nous pouvions, que je pouvais apporter il y a dix ou quinze ans. En ce sens, il y a eu des changements.

L’Europe est en crise, le temps de réflexion sur son avenir a été prolongé. Comment voyez-vous une sortie de cette crise ?

C’est la crise européenne qui a débouché sur le « non » et pas le « non » qui a suscité la crise européenne. Un certain nombre de ceux qui faisaient campagne pour le « oui » répugnent encore à reconnaître que le peuple français a tranché souverainement. En ce qui concerne MM. Chirac, Sarkozy et Giscard, c’est évident. Ils ne peuvent pas accepter que les citoyens décident dans un sens qui n’était pas le leur. Alors, ils inventent des théories : le peuple français n’a pas vraiment voté comme il l’a fait ; il a été trompé par de mauvais bergers ; on n’aurait pas dû lui envoyer la totalité du texte mais des extraits, etc.

Maintenant que faut-il faire ? Le sommet européen, mi-juin, a commencé à reconnaître ce que nous disions : on ne peut pas faire revoter le texte par ceux qui l’ont refusé et il faut se remettre autour d’une table pour préparer d’autres solutions. Les décisions finales devront être prises au deuxième semestre 2008, sous présidence française. Cela gêne M. Chirac et quelques autres car lorsque nous entrerons véritablement dans la renégociation, on devine que le président de la République et le gouvernement n’auront pas, s’ils sont issus du « oui », une crédibilité extraordinaire pour expliquer à leurs partenaires qu’ils veulent un autre texte alors qu’eux-mêmes trouvaient excellent le précédent. Et inversement. On est toujours plus convaincant quand on défend ses idées plutôt que celles des autres !

Comment voyez-vous cette renégociation ?

Il faut distinguer le contenu des politiques et la démarche proprement institutionnelle. Sur le contenu des politiques, je souhaite obtenir des modifications importantes. Nous avons besoin par exemple d’une politique énergétique européenne. Quand on voit le ballet lamentable qui s’organise autour de GDF, Suez, Enel, E.On ... il y a des problèmes énergétiques communs qu’il faut traiter. Il faut aussi une autre politique en matière de recherche. C’est une clef des développements futurs mais l’Europe est en retard faute d’y consacrer les moyens. Même remarque pour les changements indispensables concernant la politique monétaire, la BCE et ses objectifs d’action. En matière budgétaire, on ne peut pas développer la politique de solidarités nécessaires vis-à-vis des « nouveaux pays », appeler à une nouvelle croissance et réduire ou limiter en même temps le budget comme cela a été décidé. On ne peut pas non plus continuer l’élargissement comme si la question de l’harmonisation fiscale et sociale par le haut ne devait pas être préalablement réglée.

S’agissant de la renégociation institutionnelle, il est presque admis que la fameuse partie III, la plus lourde, la plus technique et la plus libérale, n’a pas sa place dans une Constitution, ce qui ne veut pas dire, comme je viens de le souligner, que ces dispositions ne devront pas être modifiées. On peut reprendre l’essentiel de la partie II, la charte des droits fondamentaux, qui comporte des dispositions souvent positives même si tel ou tel point est à corriger. Et puis il faut revenir sur la partie I et IV où certains éléments doivent évoluer tels que le nombre de commissaires, les clauses de révision, ou la défense des services publics.

Comment le faire ?

A la fois avec des partenaires et un calendrier. Nos partenaires doivent être en priorité les pays euro-volontaires, les plus proches de nous (Allemagne, Belgique, Italie, Espagne...). Le calendrier comporte trois dates importantes. En 2007 d’abord, cette question devra être au centre des débats de la présidentielle. Contrairement à ce que soutient M. Sarkozy, un nouveau texte devra être soumis à référendum, et non au seul Parlement, sinon ce serait un déni de démocratie. En 2008, il faudra préparer la présidence française, dont les chefs d’Etat et de gouvernement ont reconnu qu’elle devrait être conclusive, il faudra donc aller vite. Enfin, en 2009, nous élirons un nouveau parlement européen dont l’influence sera certainement grande. Beaucoup estiment mêmes qu’il devrait recevoir un mandat constituant. Il faut en discuter.

Un réseau d’associations environnementalistes juge le projet socialiste « pauvre » sur les questions d’environnement, « catastrophique » sur les changements climatiques. Qu’en pensez-vous ?

Le texte doit être enrichi sur ce point. Historiquement, le PS a été un parti industrialiste. La défense de l’environnement n’était pas vraiment un sujet. L’apport des écologistes a été de faire prendre conscience, pas seulement aux socialistes, qu’il y avait le capital, le travail, mais aussi la nature et que leur synthèse avait l’humanité pour enjeu. Dans ce que j’ai appelé la social-écologie, j’ai moi-même insisté sur le fait que les socialistes doivent être des... écologistes. Alors, même si le texte est encore à enrichir, il est sans commune mesure avec ce qui existait dans le passé. Si je suis élu président de la République, je nommerai un vice-Premier ministre chargé de l’environnement et des affaires européennes. Car j’ai acquis la conviction qu’un ministre trop spécialisé sur ces questions pourtant transversales n’a pas la capacité de faire valoir ses choix.

Autre apport à la gauche : un mouvement altermondialiste est apparu ces dix dernières années. Quel jugement portez-vous sur lui ?

L’idée qu’un autre monde est possible anime des millions de personnes à travers le monde. La notion même d’altermondialisme est juste. C’est aussi ma démarche. L’homme n’est pas fait pour servir le profit et l’économie, mais l’inverse. C’est tout le combat entre libéralisme et régulation. S’agissant des organisations altermondialistes, elles ont pris des positions avec lesquelles je suis souvent d’accord.

Au premier tour de la présidentielle, plusieurs organisations politiques de gauche présenteront sans doute leur candidat. Mais au deuxième tour, il faut qu’au sein de la gauche, et les altermondialistes en font partie, le rassemblement puisse s’opérer. Il est donc indispensable que la matrice du projet socialiste fasse écho aux valeurs altermondialistes et réciproquement. S’agissant de la formation du gouvernement, à chacun de prendre ses responsabilités et de dire s’il souhaite rendre possible la transformation sociale et politique indispensable.

Vous suggérez que chaque parti va présenter son candidat, pourtant l’existence d’un appel au rassemblement de la gauche antilibéral montre que ce n’est pas certain.

Il existe, me semble-t-il, deux mouvements contraires. D’un côté, un constat de bon sens : on est plus fort rassemblés que divisés. De l’autre, les organisations ont chacune leur tradition et leur état major. Souvent, elles goûtent « l’inimitable saveur que l’on ne goûte qu’à soi-même », selon la phrase de Paul Valéry. Je ne sais pas ce qui l’emportera : le rassemblement ou la dispersion ? Ce que je souhaite, parce que c’est la condition du succès, c’est que le PS adopte un projet qui permette le rassemblement au second tour et que, pour les organisations dont nous parlons, le choix du second tour soit vraiment entre la droite et la gauche. Donc, rassemblement.

L’appel en question semble aller dans ce sens...

Encore faut-il que les actes ne le contredisent pas ! La remarque supplémentaire que je ferai concerne les Verts. Je suis de ceux qui pensent utile qu’il y ait un candidat Vert au premier tour de la présidentielle : l’idée écologique est une idée très forte et sans candidat écologiste authentiquement de gauche, nous risquons une sorte de détournement de l’écologie du côté droit. Je dis « détournement » car il y a une contradiction entre les idées du mouvement écologiste et les idées libérales. Le fait qu’une candidature situe clairement l’écologie à gauche est donc quelque chose d’important. Mais je m’interdis d’exercer une pression.

Verriez-vous d’un bon œil une candidature unitaire dans ce qu’on appelle la gauche de la gauche, à la condition qu’elle joue le jeu au second tour ?

Je suis preneur de tout ce qui peut renforcer les chances du rassemblement. Il faut battre la droite pour proposer aux Français ce qu’ils attendent : un vrai changement.

La fusion GDF-Suez, et notamment la privatisation de GDF, a fait réagir le PS, qui veut renationaliser EDF. Est-ce que ce serait le cas également pour GDF ? Y aura-t-il une reprise en main des entreprises dans le giron public ?

Le projet socialiste se prononce pour une renationalisation d’EDF et la création d’un pôle public EDF-GDF. Il y a une difficulté immédiate liée à Suez. Je pense que la bonne solution consisterait à bâtir un rapprochement entre Suez et GDF, mais à l’envers de ce que fait le gouvernement. Plus précisément, lancer une offre publique de GDF sur Suez permettrait à la fois de garder un statut public à GDF, de préserver Suez en l’empêchant d’être absorbé par d’autres, de bâtir un groupe puissant capable de discuter avec les grands fournisseurs de gaz et de garantir le consommateur final puisque l’ensemble serait de statut public. Le tout, au bénéfice des salariés. Cette piste très intéressante se heurte à deux difficultés : le préjugé idéologique du gouvernement, qui refuse la constitution d’un ensemble public ; et le coût (au maximum 40 milliards d’euros). Mais GDF est une très belle entreprise qui possède des moyens et la Caisse des dépôts ainsi que d’autres groupes publics pourraient très bien venir en soutien. Voilà un vrai projet industriel positif et entraînant.

Je suis aussi favorable à un rapprochement d’EDF et de GDF. Certes, il y a la réglementation européenne. Les autorités européennes ont tendance à analyser la concurrence non pas globalement au niveau de l’Union mais pays par pays. Des juristes mettent en garde : un tel processus, disent-ils, obligerait EDF à revendre une partie de ses centrales, nous faisant perdre d’un côté ce qu’on serait censé gagner de l’autre. Ceci doit être creusé. De toutes façons, la politique de la concurrence européenne doit être réexaminée parce qu’elle est souvent contre-productive : elle nous a fait perdre Pechiney absorbé par Alcan, et nous a empêchés de réaliser un certain nombre de mariages européens ou franco-français pertinents, alors que dans le même temps, les autorité européennes ont laissé les prix de l’énergie augmenter de près de 50 %. Tout est donc à reprendre. Si on veut une vraie stratégie industrielle et une vraie puissance économique européennes, il faut une politique fondée sur des critères différents et non pas une approche libérale.

Quand vous étiez ministre l’économie, ce n’était pas votre position ?

Pour EDF, j’ai toujours considéré, à cause de son statut nucléaire et des exigences de sécurité nationale, qu’elle devait être publique. Sur GDF, les choses étaient moins nettes qu’aujourd’hui. Je regarde l’évolution russe qui est nouvelle, les grandes alliances qui se mettent en place, le fait que nous allons sans doute devoir faire face à un pétrole à 150 ou 200 dollars... Sans la puissance publique dans ce domaine, il n’y a pas de réponse volontaire, durable, indépendante et garante de l’intérêt général. Je vous l’ai dit : il faut savoir tirer les leçons de l’expérience pour qu’en 2007 et après, la gauche soit à la hauteur des attentes populaires et des nouveaux défis du monde.

Propos recueillis par Thierry Brun, Denis Sieffert et Michel Soudais


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message