Jamais la radio n’a été aussi précieuse que ces derniers jours. Elle donne la possibilité de suivre d’un lointain village de Norvège les battements du pouls de la révolution française. Il serait d’ailleurs plus exact de dire le reflet de ces battements dans la conscience et dans la voix de messieurs les ministres, les secrétaires syndicaux et autres chefs mortellement effrayés.
Les mots de "révolution française" peuvent paraître exagérés. Mais non ! Ce n’est pas une exagération. C’est précisément ainsi que naît la révolution. En général, même, elle ne peut pas naître autrement. La révolution française a commencé.
Léon Jouhaux, à la suite de Léon Blum, assure à la bourgeoisie qu’il s’agit d’un mouvement purement économique, dans les cadres stricts de la loi. Sans doute les ouvriers sont-ils pendant la grève les maîtres des usines et établissent-ils leur contrôle sur la propriété et son administration. Mais on peut fermer les yeux sur ce regrettable "détail". Dans l’ensemble, ce sont "des grèves économiques, et non politiques", affirment messieurs les chefs.
C’est pourtant sous l’effet de ces grèves "non politiques" que toute la situation du pays est en train de changer radicalement. Le gouvernement décide d’agir avec une promptitude à laquelle il ne songeait pas la veille, puisque, selon Léon Blum, la force véritable sait être patiente ! Les capitalistes font preuve d’un esprit d’accommodement parfaitement inattendu. Toute la contre-révolution en attente se cache dans le dos de Blum et de Jouhaux [1]. Et ce miracle serait produit par... de simples grèves "corporatives" ? Que serait-ce si les grèves avaient eu un caractère politique ?
Mais non, les chefs énoncent une contre-vérité. La corporation embrasse les ouvriers d’une même profession, les distinguant et les séparant des autres. Le trade-unionisme et le syndicalisme réactionnaire font tous leurs efforts pour maintenir le mouvement ouvrier dans des cadres corporatifs.
C’est là la base de la dictature de fait que la bureaucratie syndicale exerce sur la classe ouvrière-la pire de toutes !-avec la dépendance servile de la clique Jouhaux-Racamond à l’égard de l’Etat capitaliste.
L’essence du mouvement actuel réside précisément dans le fait qu’il brise les cadres corporatifs, professionnels ou locaux, en élevant au-dessus d’eux les revendications, les espoirs, la volonté de tout le prolétariat. Le mouvement prend le caractère d’une épidémie. La contagion s’étend d’usine en usine, de corporation en corporation, de quartier en quartier.
Toutes les couches de la classe ouvrière se répondent, pour ainsi dire, l’une à l’autre. Les métallurgistes ont commencé : ils sont l’avant-garde.
Mais la force du mouvement réside dans le fait qu’à peu de distance de l’avant-garde suivent les lourdes réserves de la classe, y compris les professions les plus diverses, puis son arrière-garde, que d’ordinaire messieurs les chefs parlementaires et syndicaux oublient complètement.
Ce n’est pas pour rien si le Peuple reconnaissait ouvertement que l’existence de plusieurs catégories particulièrement mal payées de la population parisienne avait été pour lui une révélation "inattendue"... Or, c’est précisément dans les profondeurs de ces couches les plus exploitées que se cachent d’intarissables sources d’enthousiasme, de dévouement, de courage. Le fait même qu’elles soient en train de s’éveiller est le signe infaillible d’un grand combat. Il faut à tout prix trouver accès à ces couches !
S’arrachant aux cadres corporatifs et locaux, le mouvement gréviste est devenu redoutable non seulement pour la société bourgeoise, mais aussi pour ses propres représentants parlementaires ou syndicaux, qui sont actuellement avant tout préoccupés de ne pas voir la réalité. Selon la légende, à la question de Louis XVI : "Mais c’est une révolte ?", un de ses courtisans répondit : "Non, sire, c’est une révolution."
Actuellement, à la question de la bourgeoisie, "C’est une révolte ?", ses courtisans répondent : "Non, ce ne sont que des grèves corporatives." En rassurant les capitalistes, Blum et Jouhaux se rassurent eux-mêmes. Mais les paroles ne peuvent rien. Certes, au moment où ces lignes paraîtront, la première vague peut s’être apaisée.
La vie rentrera apparemment dans son ancien lit. Mais cela ne change rien au fond. Ce qui s’est passé, ce ne sont pas des grèves corporatives, ce ne sont même pas des grèves. C’est la grève. C’est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs, c’est le début classique de la révolution.
Toute l’expérience passée de la classe ouvrière, son histoire d’exploitation, de malheurs, de luttes, de défaites, revit sous le choc des événements et s’élève dans la conscience de chaque prolétaire, même du plus arriéré, le poussant dans les rangs communs. Toute la classe est entrée en mouvement. Il est impossible d’arrêter par des paroles cette masse gigantesque. La lutte doit aboutir, soit à la plus grande des victoires, soit au plus terrible des écrasements.
Le Temps a appelé la grève les "grandes manoeuvres de la révolution". C’est infiniment plus sérieux que ce que disent Blum et Jouhaux. Mais la définition du Temps est aussi inexacte, car elle est, en un sens, exagérée. Des manoeuvres supposent l’existence d’un commandement, d’un état-major, d’un plan. Il n’y a rien eu de tel dans la grève. Les centres des organisations ouvrières, le parti communiste compris, ont été pris à l’improviste. Tous craignent avant tout que la grève ne dérange leurs plans.
La radio transmet de Cachin cette phrase remarquable : "Nous sommes, les uns et les autres, devant le fait de la grève." En d’autres termes, la grève est notre malheur commun. Par ces paroles le sénateur cherche à convaincre les capitalistes, en les inquiétant, qu’il leur faut faire des concessions s’ils ne veulent pas aggraver la situation. Les secrétaires parlementaires et syndicaux, qui s’adaptent à la grève avec l’intention de l’étouffer le plus tôt possible, sont en réalité en dehors de la grève, s’agitent en l’air, et ne savent pas eux-mêmes s’ils retomberont sur leurs pieds ou sur la tête.
La masse qui vient de s’éveiller n’a pas encore d’état-major révolutionnaire.
Le véritable état-major est chez l’ennemi de classe, et il ne coïncide nullement avec le gouvernement Blum quoiqu’il s’en serve fort habilement. La réaction capitaliste joue actuellement un gros jeu, extrêmement risqué, mais elle le joue savamment. Elle joue en ce moment à qui perd gagne : "Cédons aujourd’hui à toutes ces désagréables revendications qui ont été approuvées en commun par Blum, Jouhaux et Daladier. De la reconnaissance du principe à la réalisation du fait, il y a encore beaucoup de chemin. Il y a la Chambre des députés, il y a le Sénat, il y a l’administration : ce sont d’excellentes machines d’obstruction.
Les masses manifesteront de l’impatience et tenteront de serrer plus fort.
Daladier se séparera de Blum. Thorez tentera de se détacher à gauche.
Blum et Jouhaux se sépareront des masses.
Alors, nous nous rattraperons, et avec usure, des concessions actuelles". Ainsi raisonne le véritable état-major de la contre-révolution, les fameuses "deux cents familles" et leurs stratèges mercenaires. Elles agissent selon un plan, et ce serait une légèreté que de dire que leur plan n’a aucune base solide. Non, avec l’aide de Blum, de Jouhaux et de Cachin, la contre-révolution peut arriver au but.
Le fait que le mouvement des masses atteint, sous cette forme improvisée, des dimensions si grandioses et des conséquences politiques aussi gigantesques souligne on ne peut mieux le caractère profond, organique, véritablement révolutionnaire de la vague de grèves. C’est en cela que réside le gage de la durée du mouvement, de sa ténacité, de l’inéluctabilité d’une série de vagues nouvelles, toujours plus amples.
Sans cela, la victoire ne serait pas possible. Mais rien de cela ne suffit pour vaincre. Contre l’état-major et le plan des "deux cents familles", il faut un état-major et un plan de la révolution prolétarienne. Ni l’un ni l’autre n’existent encore, mais ils peuvent être créés, car toutes les prémisses et tous les éléments d’une nouvelle cristallisation des masses sont là, sous nos yeux.
Le déclenchement de la grève est provoqué, dit-on, par les "espoirs" que suscite le gouvernement de Front populaire. Ce n’est là qu’un quart de la vérité, et même moins. S’il ne s’était agi que de pieux espoirs, les ouvriers n’auraient pas couru le risque de la lutte. Ce qui s’exprime avant tout dans la grève, c’est la méfiance ou tout au moins le manque de confiance des ouvriers, sinon dans la bonne volonté du gouvernement, du moins dans sa capacité à briser les obstacles et à venir à bout des tâches qui l’attendent.
Les prolétaires veulent "aider" le gouvernement, mais à leur façon, à la façon prolétarienne. Assurément, ils n’ont pas encore pris conscience de leur force.
Mais ce serait les caricaturer grossièrement que de présenter les choses comme si la masse n’était inspirée que par des "espoirs" en Blum. Il ne lui est certes pas facile de rassembler ses idées sous la tutelle des vieux chefs qui s’efforcent de la faire rentrer, le plus vite possible, dans la vieille ornière de l’esclavage et de la routine. Malgré tout, le prolétariat ne reprend pas l’histoire au commencement. La grève a toujours et partout fait apparaître à la surface les ouvriers les plus conscients et les plus hardis.
C’est à eux qu’appartient l’initiative. Ils agissent encore prudemment, tâtant le terrain. Les détachements les plus avancés s’efforcent de ne pas se couper en avançant trop vite, de ne pas s’isoler. L’écho amical qui leur vient de l’arrière leur donne courage. L’écho que se font les unes aux autres les différentes fractions de la classe constitue comme un essai d’automobilisation.
Le prolétariat lui-même a le plus grand besoin de cette manifestation de sa propre force. Les succès pratiques qu’il a obtenus, quelque incertains qu’ils soient en eux-mêmes, doivent élever de façon extraordinaire la confiance des masses en elles-mêmes, surtout dans leurs couches les plus arriérées et les plus opprimées.
La principale conquête de la première vague réside dans le fait que des chefs sont apparus dans les ateliers et les usines. Les éléments d’états-majors locaux et de quartier sont apparus. La masse les connaît. Ils se connaissent. Les véritables révolutionnaires chercheront la liaison avec eux. Ainsi la première automobilisation de la masse a marqué et en partie désigné les premiers éléments d’une direction révolutionnaire. La grève a secoué, ranimé, renouvelé dans son ensemble le gigantesque organisme de la classe. La vieille écaille organisationnelle est encore loin d’avoir disparu, et elle se maintient, au contraire, avec pas mal d’obstination. Mais, dessous, apparaît déjà une nouvelle peau.
Sur le rythme des événements qui vont sans doute s’accélérer, nous ne dirons rien maintenant. Seules sont possibles encore des suppositions et des conjectures. La seconde vague, son déclenchement, sa tension permettront sans aucun doute d’établir un pronostic plus concret qu’il n’est actuellement possible de le faire. Mais une chose est claire d’avance ; la seconde vague sera loin d’avoir le même caractère pacifique, presque débonnaire, printanier, que la première. Elle sera plus mûre, plus tenace et plus âpre, car elle sera provoquée par la déception des masses devant les résultats pratiques de la politique du Front populaire et de leur première offensive. Des fissures se produiront dans le gouvernement, comme au sein de la majorité à la Chambre. La contre-révolution prendra du coup de l’assurance et deviendra plus insolente. Il ne faut pas s’attendre à de nouveaux succès fragiles. Placée en face du danger de perdre ce qu’elle croyait avoir conquis, devant la résistance croissante de l’ennemi, devant la confusion et la débandade de la direction officielle, la masse sentira de façon brûlante la nécessité d’avoir un programme, une organisation, un plan, un état-major. C’est à cette situation qu’il faut se préparer et qu’il faut préparer les ouvriers avancés. Dans l’atmosphère de la révolution, la rééducation de la masse, la sélection et la trempe des cadres s’effectueront rapidement.
Un état-major révolutionnaire ne peut naître de combinaisons de sommets. L’organisation de combat ne coïnciderait pas avec le parti, même s’il existait en France un parti révolutionnaire de masse, car le mouvement est incomparablement plus large qu’un parti. L’organisation de combat ne peut pas non plus coïncider avec les syndicats, qui n’embrassent qu’une partie insignifiante de la classe et sont soumis à une bureaucratie archi-réactionnaire. La nouvelle organisation doit répondre à la nature du mouvement lui-même, refléter la masse en lutte, exprimer sa volonté la plus arrêtée. Il s’agit d’un gouvernement direct de la classe révolutionnaire. Il n’est pas besoin ici d’inventer des formes nouvelles : il y a des précédents historiques. Les ateliers et les usines élisent leurs députés, qui se réunissent pour élaborer en commun les plans de la lutte et pour la diriger. Il n’y a même pas à inventer de nom pour une telle organisation : ce sont les soviets de députés ouvriers.
Le gros des ouvriers révolutionnaires marche aujourd’hui derrière le Parti communiste. Plus d’une fois dans le passé, ils ont crié : "Les soviets partout !", et la majorité a sans doute pris ce mot d’ordre au sérieux. Il fut un temps où nous pensions qu’il n’était pas opportun, mais, aujourd’hui, la situation ,a changé du tout au tout. Le puissant conflit des classes va vers son redoutable dénouement. Celui qui hésite et qui perd du temps est un traître. Il faut choisir entre la plus grande des victoires historiques et la plus terrible des défaites. Il faut préparer la victoire. "Les soviets partout ?" D’accord. Mais il est temps de passer des paroles aux actes [2].
[1] Les dirigeants communistes ont eu la même attitude que Léon Blum et Léon Jouhaux. Monmousseaux dans les Cahiers du bolchevisme affirme : "Il ne s’agit pas pour les travailleurs de contester en fait le droit de propriété des entrepreneurs".
[2] C’est en fait à cette époque que le mot d’ordre : "Les soviets partout !" disparut à peu près totalement des réunions et manifestations communistes. Dans son rapport à la conférence mondiale de juillet 1936, Maurice Thorez, parlant des nouveaux adhérents, s’était écrié : "Ils pensent que notre mot d’ordre de propagande : "Les soviets partout !" peut et doit être réalisé tout de suite. Ce n’est pas notre avis." Quoique disparu des mots d’ordre officiels, le cri "Des Soviets partout !" retentit cependant en certaines occasions : ainsi, s’il faut en croire la Lutte ouvrière, il jaillit fréquemment de la foule le 26 mars 1937, lors de la grandiose manifestation pour l’enterrement des victimes de la fusillade de Clichy.
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