Le fiasco du référendum irlandais nous ramène aux débats suscités par les votes français et néerlandais il y a trois ans. Comment approfondir l’intégration européenne ? Doit-on associer les peuples au processus de décisions communautaires ? L’Europe serait-elle progressivement saisie par l’« euroscepticisme » ?
Une démarche qui dépolitise et qui exclut les peuples
Le rejet des traités par voie référendaire est perçu par certains comme la preuve du « populisme » et de l’« ignorance » des peuples. En réalité, ces derniers ne font que réagir au formidable mouvement de dépossession politique que provoque l’intégration européenne. La politique européenne est artificiellement dépolitisée. On la présente comme une série de décisions technocratiques prises par d’honnêtes gestionnaires. Il n’existerait aucune alternative à Maastricht, Amsterdam ou Lisbonne, pas de « Plan B » aux traités rejetés. Mais si l’Union européenne est un champ politique, pourquoi ne pourrait-on pas parler d’Europe social-démocrate, néolibérale ou conservatrice ?
Les référendums de Maastricht et de 2005 ont politisé les débats européens. Depuis, une majorité de Français établit un lien entre la politique monétaire européenne et l’augmentation du coût de la vie, entre la promotion exacerbée de la « concurrence libre et sans entrave » et le démantèlement des services publics, entre les décisions rendues par la Cour européenne de Justice et les atteintes au droit de grève ou encore entre la « libéralisation » du travail prônée par la Commission et le relèvement de la durée maximale de travail.
Comme Alice aux Pays des Merveilles, plus nous nous enfonçons dans le monde souterrain communautaire, plus nous nous trouvons confrontés au paradoxe et à l’absurde : des procédures et des textes incompréhensibles, l’opacité des institutions bruxelloises, l’arrogance et les certitudes des gouvernements et des eurocrates (« Il faut continuer à adopter le traité de Lisbonne en attendant de faire revoter ces ingrats d’Irlandais »). Considérant le tournant néolibéral pris par la construction européenne à la fin des années 80, ce qui est étonnant, ce n’est pas le désamour pour cette Europe-là, mais le fait que ce rejet populaire ne soit pas plus marqué qu’il ne l’est à présent.
Un projet essentiellement intergouvernemental
En France, le mythe d’une intégration européenne censée se dérouler selon des paramètres fédéralistes reste tenace : un centre supranational (les institutions communautaires) serait pourvu d’une large autonomie vis-à-vis de la périphérie (les Etats-membres). En réalité, le projet d’une Europe fédéraliste est mort en 1973, quand l’Europe des Six s’est élargie pour la première fois (à l’intergouvernementale Grande-Bretagne en particulier). En pratique, aucune des grandes décisions communautaires n’a été décidée selon des mécanismes fédéralistes. Les divers élargissements, le Marché unique, l’euro, la Constitution ou encore l’Union pour la Méditerranée, ont tous été approuvés et pilotés par les gouvernements.
Les grands projets communautaires naissent lors des Conseils européens (comprenant les chefs d’Etat ou de gouvernement) et sont mis en place sous l’impulsion des Conseils des ministres (comprenant les représentants des gouvernements) et de la Commission. Cette dernière a, certes, l’apparence d’une entité fédéraliste, car les commissaires ne représentent pas leur pays d’origine ; cependant, elle est entièrement soumise aux mécanismes intergouvernementaux. L’initiative législative revient à la Commission et au Conseil des ministres et non au Parlement. Etrange Parlement dont l’action législative dépend entièrement d’autres institutions.
Mythe fédéraliste et réalités :
Dans une Union européenne qui s’élargit, souhaiter la constitution d’une entité fédéraliste est une aberration. Pourtant, ce mythe continue d’exercer une attraction profonde auprès de certaines élites européennes (françaises en particulier). Sur les dossiers politiques les plus sensibles, la règle de l’unanimité prévaut (ce qui rend caduc le traité de Lisbonne à la suite du vote irlandais). Par conséquent, quand le PS en France parle d’« harmonisation sociale par le haut » sur des questions aussi sensibles que les salaires (un Smic européen) ou la protection sociale, il se trompe et il trompe le peuple : ces réajustements par le haut sont encore moins plausibles que la socialisation des moyens de production en France. Or, les Etats-membres qui défendent le projet d’une Europe politique et sociale (par opposition à une simple zone de libre échange) sont aujourd’hui minoritaires.
Signalons en outre que les évolutions en cours ne favorisent pas l’émergence d’une Europe recentrée à gauche, car les forces sociales-démocrates issues des nouveaux Pays membres sont elles-mêmes défavorables à une harmonisation sociale par le haut. Depuis une quinzaine d’années, la direction du PS prétend que le Parti socialiste européen (PSE) se bat pour l’instauration d’une « Europe sociale ». Paradoxalement, les socialistes français reconnaissent que leurs positions « sociales » sont très minoritaires au sein même du PSE ! François Mitterrand affirmait dans les années 70 que « l’Europe sera socialiste ou ne sera pas ». Aujourd’hui, il faudrait dire : « L’Europe sera néolibérale ou ne sera pas… avec la majorité de la gauche sociale-démocrate ». L’Europe sociale, à 27, selon des modalités fédéralistes, c’est un peu comme attendre Godot : on en parle toujours, on l’espère fortement et, à la fin, elle ne vient pas. Il ne faut donc pas s’étonner que les électeurs perdent confiance dans l’Europe qu’on leur propose quand ils finissent par prendre conscience que le Godot social n’était qu’un leurre.
Que faire alors ? Il convient de penser l’intégration à partir de son incontournable réalité intergouvernementale. Concrètement, l’Europe sociale ne pourra voir le jour qu’à la suite de rapports de force nationaux, c’est-à-dire si les forces de gauche remportent des élections sur un projet clairement de gauche. Avec d’autres pays gouvernés à gauche, il serait alors possible de créer au niveau intergouvernemental un noyau dur de pays, tombés d’accord sur le principe d’une harmonisation sociale par le haut.
Des politiques communes dans le domaine de la santé, de l’emploi et des retraites pourraient être ainsi envisagées car de tels choix auront été clairement consentis par les gouvernements mandatés par leurs peuples.
par Philippe Marlière, Maître de conférences en science politique à l’université de Londres
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