A) Questions que se pose un ouvrier qui lit
B) Nos défaites ne prouvent rien
C) Eloge de la dialectique
D) L’heure n’est pas à la poésie
E) Poème aux jeunes
F) On dit que tu ne veux plus travailler avec nous
G) LA CROISADE DES ENFANTS 1939
Chanson : Le Front des travailleurs (vidéo et paroles)
A) Questions que se pose un ouvrier qui lit
Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des Rois.
Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, plusieurs fois détruite,
Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la Muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent ce soir-là les maçons ? Rome la grande
Est pleine d’arcs de triomphe. Qui les érigea ? De qui
Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée.
N’avait-elle que des palais
Pour les habitants ? Même en la légendaire Atlantide
Hurlant dans cette nuit où la mer l’engloutit,
Ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves.
.
Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Tout seul ?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?
.
Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne
Pleura. Personne d’autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la Guerre de sept ans.
Qui, à part lui, était gagnant ?
.
A chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins ?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait ?
B) Nos défaites ne prouvent rien
Nos défaites ne prouvent rien
.
Quand ceux qui luttent contre l’injustice
Montrent leurs visages meurtris
Grande est l’impatience de ceux
Qui vivent en sécurité.
.
De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils
Vous avez lutté contre l’injustice !
C’est elle qui a eu le dessus,
Alors taisez-vous
.
Qui lutte doit savoir perdre !
Qui cherche querelle s’expose au danger !
Qui professe la violence
N’a pas le droit d’accuser la violence !
.
Ah ! Mes amis
Vous qui êtes à l’abri
Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous
Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?
.
Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus
L’injustice passera-t-elle pour justice ?
Nos défaites, voyez-vous,
Ne prouvent rien, sinon
Que nous sommes trop peu nombreux
À lutter contre l’infamie,
Et nous attendons de ceux qui regardent
Qu’ils éprouvent au moins quelque honte.
C) Eloge de la dialectique
L’injustice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr.
Les oppresseurs dressent leurs plans pour dix mille ans.
La force affirme : les choses resteront ce qu’elles sont.
Pas une voix, hormis la voix de ceux qui règnent,
Et sur tous les marchés l’exploitation proclame : c’est maintenant que je commence.
Mais chez les opprimés beaucoup disent maintenant :
Ce que nous voulons ne viendra jamais.
.
Celui qui vit encore ne doit pas dire : jamais !
Ce qui est assuré n’est pas sûr.
Les choses ne restent pas ce qu’elles sont.
Quand ceux qui règnent auront parlé,
Ceux sur qui ils régnaient parleront.
Qui donc ose dire : jamais ?
De qui dépend que l’oppression demeure ? De nous.
De qui dépend qu’elle soit brisée ? De nous.
Celui qui s’écroule abattu, qu’il se dresse !
Celui qui est perdu, qu’il lutte !
Celui qui a compris pourquoi il en est là, comment le retenir ?
Les vaincus d’aujourd’hui sont demain les vainqueurs
Et jamais devient : aujourd’hui.
(traduction Maurice Regnaut)
D) L’heure n’est pas à la poésie
Je sais bien : On n’aime que
Les gens heureux. Leur voix
Nous plaît. Leur visage est beau.
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L’arbre étiolé de la cour
Dénonce l’aridité du sol, mais
Les passants le traitent d’estropié
A juste titre.
.
Je ne vois
Ni les bateaux verts ni les joyeuses voiles du Sund. De tout cela
Je ne vois que le filet déchiré des pêcheurs.
Pourquoi ne parlé-je que
De la quadragénaire qui chemine le dos voûté ?
.
Les seins des jeunes filles
Sont chauds comme aux temps passés.
.
Une rime dans ma chanson
Me semblerait presque être une insolence.
.
En moi s’affrontent
L’enthousiasme à la vue du pommier en fleurs
Et l’effroi lorsque j’entends les discours du barbouilleur.*
Mais seul le second
Me pousse à ma table de travail.
.
(*Brecht aimait utiliser ce sobriquet pour désigner Hitler qui voulait devenir peintre en suivant l’Ecole des Beaux-Arts de Vienne.)
E) Poème aux jeunes
Je vécus dans les villes au temps des désordres et de la famine
Je vécus parmi les hommes au temps de la révolte
Et je m’insurgeais avec eux
Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
Je mangeais en pleine bataille
Je me couchais parmi des assassins
Négligemment je faisais l’amour et je dédaignais la nature
Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
De mon temps les rues conduisaient aux marécages
La parole me livra aux bourreaux
J’étais bien faible mais je gênais les puissants
Ou du moins je le crus
Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
Les forces étaient comptées
Le but se trouvait bien loin il était visible pourtant
Mais je ne pouvais pas en approcher
Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre
Vous qui surgirez du torrent où nous nous sommes noyés
Songez quand vous parlez de nos faiblesses
A la sombre époque dont vous êtes sortis
Nous traversions les luttes de classes
Changeant de pays plus souvent que de souliers
Désespérés que la révolte ne mît pas fin à l’injustice
Nous le savons bien
La haine de la misère creuse les rides
La colère de l’injustice rend la voix rauque
Ô nous qui voulions préparer le terrain de l’amitié
Nous ne sûmes pas devenir des amis
Mais vous quand l’heure viendra où l’homme aide l’homme
Pensez à nous avec indulgence
F) On dit que tu ne veux plus travailler avec nous
Tu ne veux plus travailler avec nous, nous dit-on.
Tu es fourbu, tu ne peux plus te traîner.
Tu es trop las.
Tu es au bout de ton rouleau.
On ne saurait exiger de toi encore quelque action.
.
Sache-le donc :
Nous l’exigeons.
.
Si tu es las, si tu t’endors
Personne ne viendra t’éveiller et te dire :
Debout le repas est prêt.
Pourquoi le repas serait-il prêt ?
Si tu ne peux plus te traîner
Tu resteras couché. Personne
N’ira te chercher et te dire :
Une révolution a eu lieu. Les usines
T’attendent.
Pourquoi y aurait-il eu une révolution ?
Quand tu mourras, on te mettra en terre
Que ta mort soit ta faute ou non.
.
Tu dis :
J’ai trop lutté et je ne peux plus me battre.
Ecoute :
Si tu ne peux plus lutter, tu périras
Que ce soit ta faute ou non.
.
Tu dis : j’ai trop longtemps vécu d’espoir, je ne suis
plus capable d’espérer.
Et qu’espérais-tu donc ?
Que la lutte serait facile ?
.
Ce n’est pas le cas.
Notre situation est pire que ce que tu croyais.
.
Voici notre situation :
A moins d’accomplir des actions surhumaines
Nous sommes perdus.
A moins de pouvoir faire ce que nul ne peut exiger
Nous périrons.
Nos ennemis attendent le moment
Où nous laisserons tomber les bras.
.
Plus le combat est acharné
Et plus las sont les combattants.
Les combattants trop las perdront cette bataille
(Traduction Gilbert Badia et Claude Duchet)
G) LA CROISADE DES ENFANTS 1939
En l’an trente-neuf, en Pologne,
Il y eut un combat d’enfer
Qui de nombreux hameaux et villes
Ne laissa plus rien qu’un désert.
.
La soeur alors perdit le frêre,
La femme le mari ; l’enfant,
Entre les flammes et les ruines,
Ne retrouva plus les parents.
.
Plus rien n’est venu de Pologne,
Rien au courrier, rien au journal.
Mais il court une étrange histoire
Dans tout le monde oriental.
.
C’était à l’Est, un soir de neige,
Dans une ville on raconta
De quelle manière, en Pologne,
Une croisade commença.
.
A petits pas, par maigres troupes,
Des enfants affamés allaient,
Rencontrant dans les bourgs en ruines
D’autres enfants qu’ils emmenaient.
.
lls voulaient fuir, fuir ces batailles,
Ce cauchemar, fuir à jamais,
Ils voulaient un beau jour atteindre
Un pays où règne la paix.
.
Un jeune chef marchait en tête,
Ce qui leur donnait de l’entrain.
Mais grande était son inquiétude :
Quel chemin ? Il n’en savait rien.
.
Une enfant de onze ans traînait
Un de quatre ans, mais elle avait
Tout d’une véritable mère,
Seul manquait un pays en paix.
.
Un petit Juif était du nombre,
Il portait un col de velours,
Toujours nourri de pain très blanc,
Il tenait bon au long des jours.
.
Du nombre aussi étaient deux frères,
Tous deux stratèges de génie,
Ils forçaient des cabanes vides,
Seule les en chassait la pluie.
.
Et dans la campagne, à l’écart,
Marchait un malingre au teint gris.
Il venait, tare épouvantable,
D’une ambassade des nazis.
.
Un jeune musicien trouva,
Au fond d’un magasin détruit,
Un tambour, mais qu’il ne put battre,
Car le bruit les aurait trahis.
.
Et les accompagnait un chien,
Pour le tuer on l’avait pris,
A présent fallait le nourrir,
Nul n’ayant pu prendre sur lui.
.
Il y eut un maître d’école,
Un élève qui s’appliquait,
Qui sur la carcasse d’un tank
Ecrivit presque le mot paix.
.
Il y eut aussi un concert.
Un torrent faisait tel fracas
Qu’au bord on put battre tambour,
Sans que personne entende, hélas.
.
Il y eut aussi un amour.
Elle douze ans, lui trois de mieux.
Au milieu d’une ferme en ruines,
Elle lui peigna les cheveux.
.
Mais cet amour ne put survivre,
Il vint des froids beaucoup trop grands :
Comment pourrait fleurir la plante
Sur qui la neige tombe tant ?
.
Il y eut aussi une guerre,
Car une autre bande existait,
Guerre qui prit fin simplement,
Puisque rien ne la motivait.
.
On se battait autour des ruines
De la maison d’un garde-voie,
L’un des partis vit que ses vivres
Avaient fondu sans qu’il le voie.
.
A peine eut-il appris la chose,
L’autre parti leur fit porter
Un plein sac de pommes de terre,
Car ventre creux ne peut lutter.
.
Il y eut même un tribunal,
Par deux cierges illuminé,
L’audience n’alla pas sans mal,
Le juge enfin fut condamné.
.
D’un garçon au col de velours,
Se déroula l’enterrement
Et dans la terre le portèrent
Deux Polonais, deux Allemands.
.
Nazi, protestant, catholique,
Tous étaient là et pour finir
Parla un jeune communiste,
Des vivants, de leur avenir.
.
Foi, espoir, rien ne leur manquait,
Que la viande et le pain. Celui
Qui veut les accuser de vol
Leur a-t-il offert un abri ?
.
Et n’accusez pas l’homme pauvre
Qui ne les a point invités :
Pour cinquante il faut abondance
De farine et non de bonté.
.
Quand ils sont deux, ou trois encore,
On les accueille volontiers,
Mais devant un nombre pareil,
On referme sa porte à clé.
.
De la farine, ils en trouvèrent
Dans les décombres d’une ferme.
Une enfant mit un tablier,
Durant sept heures pétrit ferme,
.
La pâte fut bien travaillée,
Le bois pour le feu bien fendu,
Pas une miche ne leva,
Cuire le pain, nul n’avait su.
.
Ils se dirigeaient vers le Sud.
Le Sud, c’est quand il est midi
L’endroit où le soleil se trouve,
On marche alors tout droit sur lui.
.
Il y eut un soldat blessé
Qu’ils trouvèrent sous un sapin.
Pendant sept jours ils le soignèrent
Pour qu’il leur montre le chemin.
.
Puis il leur dit : Vers Bilgoray
Mais tant de fièvre le fit taire,
Au huitième jour il mourut
Et lui aussi ils l’enterrèrent.
.
Et les poteaux indicateurs,
Ceux qui restaient étaient couverts
De neige et n’indiquaient plus rien :
Tous étaient tournés à l’envers.
.
Ce n’était pas plaisanterie,
C’était pour raisons militaires.
Mais eux qui cherchaient Bilgoray,
En vain, en vain ils le cherchèrent.
.
Ils étaient là, autour du chef.
Loin dans la neige il regarda,
Puis tendit sa petite main
Et dit : Ça doit être là-bas.
.
Une fois, dans la nuit, ils virent
Un feu et partirent ailleurs.
Une fois passèrent trois tanks
Et des soldats à l’intérieur.
.
Une fois ce fut une ville
Qui leur fit faire un long détour.
Tant qu’ils eurent la ville en vue,
Ils ne marchèrent pas de jour.
.
Au sud de l’ancienne Pologne,
Dans le vent de neige et le froid,
On a vu les cinquante-cinq
Pour la dernière fois.
.
Quand je ferme les yeux,
Je les vois qui cheminent
Des ruines d’un hameau
Vers un hameau en ruines.
.
Je vois au-dessus d’eux, là-haut dans les nuages,
Des cortèges nouveaux, des cortèges sans fin !
Avançant avec peine au milieu des vents froids,
Ceux qui sont sans patrie et qui vont sans chemin,
.
Qui cherchent le pays en paix,
Sans tonnerre, sans incendie,
Tout autre que ceux d’où ils viennent,
Leur cortège grandit, grandit,
.
Et bientôt dans le crépuscule
Il ne reste plus identique :
Je vois d’autres petits visages,
Espagnols, français, asiatiques !
.
En Pologne, ce janvier-là,
Fut trouvé un chien vagabond
Qui promenait à son cou maigre
Une pancarte de carton.
.
Sur elle était écrit : A l’aide !
Nous ne savons plus le chemin
Et nous sommes cinquante-cinq.
Vous n’avez qu’à suivre le chien.
.
Si vous ne pouvez pas venir,
Chassez-le.
Ne tirez pas sur lui,
Lui seul connait le lieu.
.
C’était écrit par un enfant.
Des paysans l’ont lu.
Une année et demie est passée à présent.
Le chien est mort de faim.
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