Le résultat d’une élection législative ou présidentielle intéresse les milieux populaires qui espèrent améliorer leurs conditions de vie. Mais elle présente aussi une grande importance pour ceux qui ont à perdre dans l’arrivée de la gauche au pouvoir sur un programme de gauche. Aussi, ils font le maximum, chaque fois, pour gonfler artificiellement les candidats libellés "modérés", "réformateurs", "rénovateurs", "modernes", "en phase avec l’évolution de la société" au détriment de la gauche.
Pour ne pas risquer une plainte en diffamation, prenons l’exemple lointain des législatives de 1973.
20 novembre 1972 : Deux quotidiens ( Le Figaro, L’Aurore) et un hebdomadaire ( L’express) offrent à leurs lecteurs un scoop : Comment voteront les Français pour les législatives du printemps suivant. Les trois se fondent sur les enquêtes d’instituts de sondage ( la SOFRES pour Le Figaro, Publimétrie pour L’Aurore, IFOP pour L’Express).
Etudions le cas de L’Express. Son fondateur et directeur s’appelle Jean Jacques Servan Schreiber, par ailleurs dirigeant du " Mouvement réformateur" avec Jean Lecanuet. Le 20 novembre, l’hebdomadaire barre sa couverture d’un grand titre : Comment voteront les Français (sans point d’interrogation).
Tout lecteur crédule va gober le résultat. Tout militant politique, un peu expérimenté, se dit : "Voilà une opération médiatique pour gonfler les Réformateurs aux dépens de la gauche". Trente cinq ans plus tard, nous pouvons tirer un bilan. C’était une opération médiatique artificielle.
La commande du sondage à l’IFOP, et surtout son utilisation par L’Express avait seulement pour but d’influencer l’électorat de gauche en faveur des "Réformateurs", de couper l’élan d’une Union de la gauche combative portée par la vague de Mai 68.
Dans Le Monde, Pierre Viansson-Ponté l’écrit aussitôt sous le titre "Les sondeurs sondés". En effet, les commanditaires du sondage se sondent eux-mêmes avec le résultat incroyable qu’ils donnent : 35% pour le Mouvement réformateur, 48% pour la majorité gouvernementale de droite, 31% pour la gauche.
Seul un lecteur attentif constate :
que le total atteint 114%, pourcentage bizarre
que l’IFOP a fait imprimer en tous petits caractères une note "L’IFOP rappelle que les chiffres ci-dessus ne constituent en aucune manière des intentions de vote". Viansson-Ponté décrypte ainsi cette phrase " Le sens est clair. Il faut entendre : ce sondage ne répond absolument pas à la question Comment voteront les Français".
En effet, le titre et l’article de l’Express utilisent les résultats de l’enquête de l’IFOP sans se préoccuper des questions exactes posées. L’IFOP a demandé "Vous sentez-vous proches ou assez proches du Mouvement des Réformateurs" à un moment où une grande partie des médias médiatisaient à outrance celui-ci avant le début de la campagne politique réelle. De plus, la possibilité de donner deux réponses entre droite, gauche et Réformateurs avantageait évidemment ces derniers.
Pierre Viansson-Ponté avait conclu son article avec beaucoup d’ironie : "Arrêtons-nous là, on s’y perdrait. Le sondeur sondé peut bien prendre toutes les précautions pour ne livrer que du bout des lèvres sa demi-vérité : l’IFOP, la SOFRES et cet institut, qui humour ou météorologie, répond au nom curieux de Publimétrie, jouent dans cette affaire, et de bon coeur, l’arroseur arrosé".
En fin de compte, quel a été le total des voix de gauche lors des législatives réelles du printemps 73 : 45,4%. Quant aux Réformateurs, le ministère de l’intérieur comme tous les journaux, les ont intégrés dans le total des voix de droite ; ils avaient joué leur rôle.
La campagne médiatique de 72-73 au profit des Réformateurs a-t-elle échoué ? Que Non ! Réussite totale ! Sans elle, je pense que la gauche aurait gagné cette élection si importante ! Juste avant le printemps portugais ! Juste avant la transition post franquiste en Espagne ! Juste avant le tournant en Amérique latine du putsch contre Allende... La face du monde pouvait en être changée.
L’utilisation médiatique des sondages a-t-elle continué à influencer la vie politique française depuis 10 ans ? Evidemment. En voici quelques exemples :
la valorisation de Ségolène Royal pour les primaires socialistes d’octobre 2006
la valorisation de François Hollande pour les primaires socialistes de 2011
la valorisation de Manuel Valls comme ministre de l’intérieur
l’utilisation de Marine Le Pen comme "candidate d’opposition au système", poussant les gens "antisystème" vers un vote FN et les autres vers un vote "utile"...
Jacques Serieys le 12 octobre 2006 (dernières phrases ajoutées en 2014)
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