Walter Benjamin : un vrai Juste du 20ème siècle

mercredi 18 octobre 2017.
 

A) À propos de Walter Benjamin, sentinelle messianique (Daniel Bensaid)

PPR : Ton livre a pour sous-titre « sentinelle messianique ». Peux-tu nous expliquer ce qu’est le messianisme de Benjamin et en quoi il peut être compatible avec le marxisme ?

Daniel Bensaïd : Je comprends que cette question du messianisme puisse susciter perplexité et suspicion. Disons pour simplifier que le sens commun conçoit aujourd’hui péjorativement le messianisme, tantôt comme l’attente passive de la délivrance promise, tantôt comme la volonté d’investir un sujet messianique (le prolétariat en l’occurrence) d’une mission utopique. Il s’agit là à mes yeux d’une version grossière et vulgaire.

Le messianisme laïque de Benjamin n’est pas la certitude passive du lendemain, mais le guet éveillé et inquiet du possible. C’est un messianisme actif. Cette disponibilité permanente à l’irruption du possible s’oppose à la tradition positiviste qui, en France notamment, a contaminé et dominé le marxisme depuis la IIe Internationale. Elle résiste à la dictature stupide des faits accomplis en accordant autant de poids et de valeur aux faits inaccomplis. Elle ne donne pas moins d’importance au sens du virtuel qu’au sens du réel.

C’est un principe de vigilance contre la confiance apaisante et somnifère dans les lois du progrès et de l’histoire qui ont coûté si cher au mouvement ouvrier. Benjamin est le témoin de cette catastrophe. Du point de vue de la vision de l’histoire commune au stalinisme et à la social-démocratie, la montée et l’avènement du nazisme ne pouvaient être perçus que comme un écart momentané, une parenthèse, ou un contretemps. Mais l’histoire reprendrait sa marche en avant… Or, pour Benjamin, il n’y a pas de détours ni de parenthèses en histoire. Chaque événement, chaque présent, pèse de tout son poids et constitue une bifurcation : impossible d’effacer l’épisode ou de rebrousser chemin. On est durablement embarqué dans une direction imprévue. C’est pourquoi il faut prendre la mesure du péril.

Ce qu’il pensait du nazisme vaut aujourd’hui de la même manière pour le stalinisme : preuve est faite qu’il ne s’agissait pas d’une déviation ou d’un détour par rapport à la voie normée de l’histoire. Son effondrement ne nous ramène pas à la case départ, à la promesse originelle de la révolution russe et des soviets. Le poids de son passé mort ne cessera pas de sitôt de peser sur les vivants.

L’approche de Benjamin le conduit en outre à remanier les catégories du temps, en opposant au temps « linéaire et vide » de l’idéologie du progrès, un temps rythmé, plein de ventres et de nœuds, qui est le temps de la politique et de la stratégie : le temps messianique scandé de possibles actualisés ou abandonnés. Dans cette perspective, la catégorie temporelle centrale est celle du présent, et non celle du passé (qui domine les visions déterministes de l’histoire) ou celle du future (qui domine les visions utopistes). Le présent, c’est le moment par excellence du réveil. Il tire à lui le passé et le remet sans cesse en jeu. Il donne une nouvelle chance aux vaincus d’hier et d’avant-hier : le dernier mot n’est en effet jamais dit, de leur victoire ou de leur défaite.

Cette place centrale du présent, de l’instant présent, de ce moment infime qui ne cesse de s’annuler et de tomber dans le passé, va de pair avec le primat de la politique sur l’histoire. La politique, c’est l’histoire au présent, qui se remet en cause et se critique sans cesse, qui ne se clôt jamais dans le sens unifié d’une histoire universelle. Elle donne toute sa place à la notion d’événement, en tant que moment de décision entre plusieurs possibles.

Enfin, cette démarche implique que l’histoire (en tant que « discipline ») n’est plus concevable si elle n’est en même temps, d’un même mouvement, interrogation sur le statut de l’histoire, sur le rapport de l’éthique à la politique. Une telle idée est sans aucun doute encore plus forte aujourd’hui qu’à l’époque, sinistre, du pacte germano-soviétique, où Benjamin écrivait ses thèses sur le concept d’histoire. Je suis frappé des affinités de pensée et même de style que l’on trouve entre les textes de Benjamin et ceux de Guefter, « historien soviétique » contemporain (qui n’a sans doute jamais eu l’occasion de lire la moindre ligne de Benjamin).

Ta question s’achève sur le problème de la compatibilité de ce messianisme avec le marxisme. Je pense que oui. Mais il faut avoir l’honnêteté de reconnaître qu’il s’agit d’une interprétation de Benjamin. Il y en a d’autres. Il s’agit de savoir si la mienne est légitime à partir des textes et de la logique de Benjamin. Je prétends que oui, à rencontre de nombreux « benjaminiens » qui, à la suite de Scholem, veulent retenir de Benjamin le mystique juif ou l’esthète, et considèrent son marxisme comme une coquetterie ou un simple malentendu. Benjamin est trop explicite là-dessus, notamment dans ses derniers textes, pour qu’on puisse s’en tirer à si bon compte.

Je crois donc que l’on peut aller vers Marx, relire Marx à la lumière de Benjamin. Que son messianisme laïque permet d’éclairer ou d’activer certains côtés de Marx, qui restent immergés dans la contradiction. Il y a chez Marx la tentation d’une conception téléologique de l’histoire, où l’harmonie entre morale et politique est garantie par l’hypothèse du progrès ou du sens de l’histoire, mais aussi l’idée d’une histoire totalement immanente, ouverte à une pluralité de possibles. Il y a chez lui la tentation d’un modèle de science et de loi causale calquée sur la mécanique, mais aussi les éléments d’une causalité ouverte, d’un déterminisme fracturé par l’aléatoire du politique et de l’événement.

Je dirai pour conclure et paradoxalement que la raison messianique de Benjamin peut nous aider à décrasser Marx des traces de religiosité dont il n’est pas exempt.

PPR : Se réalise, à la lecture de ton ouvrage, une interprétation du marxisme révolutionnaire (Marx, Trotski, Luxemburg…) et de la pensée libertaire (Blanqui surtout). Est-ce à dire que le point de rupture où éclata la 1re Internationale pourrait être le point de couture du mouvement révolutionnaire à construire aujourd’hui ?

Daniel Bensaïd : Blanqui n’est pas exactement, c’est le moins qu’on puisse dire, un représentant de la pensée libertaire. Il occupe une place importante dans mon livre parce qu’il est une référence privilégiée pour Benjamin qui me l’a fait redécouvrir. Il y a chez Blanqui des pages magnifiques contre le positivisme et des pages pathétiques sur le recommencement des défaites après la Commune, qui sont aux antipodes des « illusions du progrès ». C’est absolument salutaire.

Quant à la veine libertaire, elle est bien présente – je l’espère – dans le livre, mais à partir d’un autre fil. Celui que j’appellerai, pour aller vite, du « messianisme libertaire » (l’idée est de M. Löwy dans Rédemption et Utopie). Il y a bien, me semble-t-il, un courant libertaire, de socialisme défiant envers l’État, dans la tradition révolutionnaire juive. Et pour cause : c’est l’aspiration égalitaire d’un peuple sans État (avant le sionisme). D’où Landauer, B. Lazare, Benjamin, etc. Cette tradition de pensée me semble fort utile après l’expérience du stalinisme, de l’alliance de la raison d’État et du productivisme bureaucratique.

Quant à savoir si l’on peut repartir du point de rupture où a éclaté la Ire Internationale entre « libertaires » et « marxistes », je ne crois pas. Une chose est de se réapproprier l’histoire du mouvement ouvrier, dans sa pluralité et sa diversité, l’histoire même des marxismes, par-delà les versions officielles de l’histoire ou les orthodoxies à sens unique. Le patrimoine est beaucoup plus varié et plus riche. Les grands bouleversements auxquels nous assistons nous invitent à explorer toute cette richesse.

Mais on ne revient pas sur l’histoire. On ne repart pas de 1933, ni de 1917, ni de 1874… On part d’aujourd’hui. Une époque s’achève, une autre commence. Ce passage s’accompagne d’un dégel d’anciennes frontières entre courants du mouvement ouvrier. La mémoire et la parole peuvent circuler à nouveau. C’est bien. Mais les références d’un renouveau se feront au présent, à partir des épreuves majeures de ce temps, et sans oublier les leçons de ce siècle terrible. Encore une fois : on ne ferme pas la parenthèse : le stalinisme, comme le nazisme, font partie du patrimoine négatif de l’humanité. On ne pensera jamais plus après comme avant.

PPR : Est-ce que les pages 232 et 233 ne signent pas de ta part une tendance à abandonner la théorie des États ouvriers dégénérés ou bureaucratiquement déformés pour celle du capitalisme d’État ?

Daniel Bensaïd : Je ne pense pas que ce soit la question abordée dans ces deux pages. Elles rappellent d’une part que l’on trouve chez Marx, dès les Manuscrits de 44, dans la critique de ce qu’il appelle « le communisme grossier », des anticipations troublantes quant à la critique du système bureaucratique. Elles rappellent, d’autre part, que des notions descriptives et approximatives telles que post-capitalisme n’ont pas de sens, ou induisent en erreur. Rigoureusement parlant, l’URSS et les pays de l’Est n’ont jamais été « post-capitalistes » : ni dans un sens chronologique (elles sont nécessairement contemporaines du capitalisme aussi longtemps que subsiste la domination du marché mondial), dans un sens qualitatif (la productivité du travail, la consommation et le temps libre n’y ont jamais « rattrapé » les niveaux existant dans les pays les plus riches).

Ce qui m’irrite dans ce type de terminologie, c’est qu’elle renvoie encore à une représentation linéaire du temps au lieu de penser le rapport entre les sociétés dans un espace-temps ou, si tu préfères, dans une totalité articulée, où le capital reste dominant.

Quant à la question de l’État ouvrier dégénéré, je pense – mais ce n’était pas l’objet du passage cité – qu’il faut la rediscuter à la lumière des événements récents. Certainement pas pour l’abandonner au profit de la catégorie de capitalisme d’État. Il n’est pas question d’entrer sur le fond du débat dans les limites de cette interview. Disons donc, au risque de simplifier, que la situation à l’Est pose le problème de la restauration du capitalisme (on dit pudiquement du marché) dans le plein sens du terme. On voit bien que le problème a une autre portée et une autre signification que les privatisations au Mexique ou en Algérie. Il faut établir les institutions marchandes, rétablir le marché du travail, générer une bourgeoisie : bref, il ne s’agit pas seulement de glisser d’un capitalisme d’État existant à un capitalisme privé.

Il me semble que la notion de société ou d’État bureaucratique, si on la prend dans un sens radical renvoyant à l’existence d’un « mode de production bureaucratique », ne tient pas davantage après l’échec rapide de Gorbatchev.

Si le concept d’État ouvrier dégénéré me semble encore avoir été le plus utile pour saisir une réalité nouvelle et mouvante, et surtout pour orienter une pratique politique, j’avoue cependant qu’il est seulement le moins mauvais. Mais n’est-ce pas le sort de presque toutes les théories qui s’approchent de la réalité sans pouvoir la capturer, tant il est vrai que le réel déborde toujours la théorie. Il existe aujourd’hui nombre de questions sérieuses qui mettent à l’épreuve cette approche ou, pour parler comme T. Kuhn à propos des sciences, ce paradigme théorique : déroulement d’une restauration quasi pacifique, érosion quasi totale des acquis sociaux, étranglement des forces productives et asphyxie sociale conduisant à la crise actuelle.

On peut certes faire l’effort de périodisation et pointer un changement dans les années soixante-dix, mais rien qui fasse événement et permette de repérer le parachèvement de la contre-révolution politique des années trente par une contre-révolution sociale. Il faut donc constater les symptômes d’une crise théorique et accepter de réfléchir, sans se hâter d’abandonner la proie pour l’ombre et de renoncer à la théorie au profit d’un empirisme incohérent. Il est utile à ce sujet de s’inspirer de la démarche des scientifiques qui considèrent que seule une théorie plus cohérente et supérieure peut remplacer une théorie : le conservatisme théorique a ses mérites en ce sens qu’il résiste et pousse une théorie au bout de sa résistance au lieu d’y renoncer à la première épreuve.

À condition de ne pas avoir de la connaissance et des concepts une idée désuète et naïve, selon laquelle nos catégories étiquetteraient des réalités bien délimitées et établies. Ce ne sont pas des outils de rangement. Il n’y a pas derrière la notion d’État ouvrier dégénéré l’Idée platonicienne de l’État ouvrier, ou une réalité correspondant fidèlement à ces mots.

Mais c’est une autre histoire qui relève autant de la théorie de la connaissance et de la philosophie des sciences, que de l’analyse spécifique de l’URSS ou de la Chine.

PPR : Avec l’hégémonie du capitalisme sur la planète, est-ce que bon nombre de révolutionnaires ne vont pas être tentés de délaisser les critères de classe pour glisser vers une théorie de l’opprimé, abandonnant ainsi le champ du matérialisme historique. Benjamin a eu du mal à adhérer à un parti, toi tu as écrit Stratégie et Parti et nous pensons que les contradictions qui mènent les systèmes économiques et sociaux militent en faveur de l’actualité de la révolution. Nous pensons aussi que la question du parti révolutionnaire est centrale. Benjamin ne semble pas pouvoir nous éclairer sur ce sujet. Quelle est ta position ?

Daniel Bensaïd : Il y a chez Marx un problème non résolu. Le prolétariat est la classe dont l’émancipation possible est porteuse de l’émancipation universelle. Mais, en même temps, il ne cesse de répéter que le machinisme capitaliste voue les prolétaires à la mutilation physique et intellectuelle, et les enferme dans le cercle vicieux du fétichisme de la marchandise et de l’idéologie dominante. Comment briser ce cercle. On peut penser avec Marx que la concentration croissante et l’extension du prolétariat en préparent les conditions qui se nouent dans les situations de crise révolutionnaire.

Il faut bien admettre que, si la lutte de classe continue, la logique de classe est obscurcie. Les révolutions faites au nom du prolétariat ont dégénéré. Le prolétariat des pays les plus riches n’a pas remporté de victoires décisives. Les mutations du travail conduisent depuis des années quelqu’un comme André Gorz à s’interroger sur la possibilité de l’émancipation dans et par le travail. Il y a donc largement matière à débat et à doute. De là, la tentation chez certains de remplacer le conflit de classe par un rapport vague et multiforme d’oppression, ou encore de remplacer le paradigme de la production par celui de la communication, et de dissoudre le conflit de classe dans une coalition acentrique de mouvement sociaux.

Je crois simplement qu’il faut relire Le Capital et reprendre à partir de là, méthodiquement, la réflexion sur nos sociétés. Le travail peut évoluer ainsi que la composition du prolétariat. Le rapport d’exploitation demeure cependant central et il est illusoire d’imaginer une libération du temps libre tant que subsistent la subordination et l’aliénation dans le travail. On peut penser la multiplicité des conflits et des mouvements sociaux, mais le problème central reste leur articulation au conflit de classe, sans laquelle il n’y a ni unité stratégique pensable ni universalisation concrète des valeurs.

Quant à la discussion sur la révolution et le parti, il faut aussi la reprendre. Mais Benjamin ne nous sera pas en la matière d’un grand secours. On peut comprendre que son « messianisme libertaire » se soit rebellé face à des partis en plein procès de stalinisation et qu’il n’ait jamais pu, malgré ses intentions déclarées, adhérer au Parti communiste allemand. C’est l’aspect historique et conjoncturel de son attitude. Il y a sûrement des raisons plus profondes, qui tiennent à sa position intellectuelle.

Pour notre part, nous sommes confrontés à un problème différent. Actualité de la révolution ? Sans doute, à condition toutefois de prendre cette actualité au sens benjaminien de possible et non de nécessité. C’est-à-dire réellement comme une tâche et non comme une prédiction. La barbarie, hélas, n’a pas moins de chances que le socialisme. Dès lors, la question du parti est cruciale. Elle a un statut différent chez Marx (qui s’accommode d’un parti intermittent, n’hésitant pas à tourner le dos aux mesquineries des petits cercles confinés dans les périodes de recul) et chez Lénine (pour qui la continuité stratégique est décisive précisément dans les périodes de recul).

Disons qu’il faudrait pouvoir concilier la délimitation stratégique léniniste et l’ouverture de Marx à la dialectique entre le parti au sens immédiat et organisationnel et le parti au sens large et historique (le mouvement organique de la classe). En effet, le besoin d’un parti révolutionnaire est plus pressant que jamais. Mais comment le construire et le délimiter quand la révolution n’apparaît pas au coin de la rue et quand la référence à la révolution d’Octobre, qui partageait les eaux entre réformes et révolution depuis près d’un siècle, s’estompe. À certains égards nous nous trouvons ramenés à la situation d’avant 1914, quand cette délimitation incertaine traversait les grands partis de la IIe Internationale, sans test défini. En même temps, les grandes expériences de ce siècle perdent ne part de leur fonctionnalité dans la délimitation entre courants, sans être pour autant purement et simplement effacées : on ne peut tourner la page sur la révolution russe et la contre-révolution stalinienne.

Encore une fois, le passé nous attend toujours au tournant.

La véritable question est donc de savoir comment et sous quelle forme ce passé restera vivant, non dans la mémoire des porteurs de continuité, mais dans la réminiscence des générations politiques futures et dans leurs expériences propres.

Petit Périgord rouge, 1990

B) Clemens-Carl Härle : «  L’acte révolutionnaire cherche à donner suite à ce qui a échoué dans le passé  » (Sur le Baudelaire de Benjamin)

Entretien réalisé par 
Jérôme Skalski

Professeur à l’université de Sienne, coéditeur du "Baudelaire" de Walter Benjamin publié aux éditions 
La Fabrique, Clemens-Carl Härle nous éclaire sur ce qui se présente comme le centre secret 
de l’œuvre du philosophe et critique marxiste allemand mort en exil en septembre 1940, à Portbou.

Pourquoi avoir choisi, avec Barbara Chitussi et Giorgio Agamben, de présenter le Baudelaire de Walter Benjamin sous la forme d’une œuvre en procès de remaniement constant  ?

Clemens-Carl Härle Benjamin a travaillé sur son Baudelaire jusqu’en août 1939. Un des enjeux majeurs de notre travail a été de montrer son projet d’écriture tel qu’il s’est poursuivi à partir de l’automne 1937 jusqu’au mois d’octobre 1938. On a présenté dans ce recueil l’ensemble des textes qui ont survécu à ce projet d’écriture. Le livre aurait dû avoir trois sections. C’est à l’intérieur de ce cadre qu’on peut situer le texte accompli. Benjamin a décidé pendant l’été 1938, quand il était l’invité de Bertolt Brecht au Danemark, d’écrire d’abord la deuxième section portant sur le Paris du Second Empire chez Baudelaire. C’est ce texte qui a été envoyé en octobre 1938 à la rédaction de la revue de l’Institut de recherche sociale. L’Institut avait commandé le livre mais, à la suite d’une proposition de Theodor Adorno, il a tout d’abord été refusé. C’était une espèce de censure assez brutale. Elle est bien documentée avec une longue lettre d’Adorno et la réponse de Benjamin. L’effet le plus immédiat de ce rejet, c’est que Benjamin n’a pas continué à écrire le troisième chapitre comme il l’avait prévu. Benjamin a eu une manière de travailler assez curieuse. Elle s’explique surtout si on fait le lien avec le grand projet qu’il poursuivait depuis 1928 et surtout à partir de son exil à Paris, à partir de la fin de 1933. Ce projet, c’est celui du Livre des passages c’est-à-dire le projet d’écrire ce qu’on pourrait appeler une histoire originaire, une préhistoire du présent. Cette préhistoire – aujourd’hui on dirait une archéologie pour reprendre le terme de Foucault – était centrée sur Paris entre la révolution de Juillet de 1830 et la Commune de Paris de 1871. Dans cette perspective, il a créé un fichier énorme de notes en tous genres. Sur les passages évidemment, sur Haussmann, sur Fourier, sur Grandville, sur les traces, sur les foules, sur Baudelaire… Le terme de passages, dans ce contexte, est absolument essentiel. Qu’est-ce qu’un passage  ? C’est quelque chose entre l’extérieur – la rue, boulevard… – et l’intérieur. C’est un espace hybride, ambigu. Un des enjeux de ce travail, c’était une interrogation, une recherche sur le genre de subjectivité qui se produit dans cette zone, entre l’intérieur – la conscience, si vous voulez, les quatre murs – et l’extérieur, les foules. La grande découverte des métropoles au XIXe siècle, c’était celle des multitudes. Les multitudes de gens, les passants mais aussi la multitude des marchandises. Cela a provoqué un fractionnement de la perception, c’est-à-dire le fait, pour le sujet, d’être jeté pour ainsi dire dans une espèce de terrain vague où on ne connaît pas vraiment les autres corps, les autres gens avec lesquels on a des rencontres fortuites, aléatoires. En même temps, c’était une polarisation entre la curiosité, la fascination, l’ivresse, pour citer les mots de Baudelaire, l’angoisse et la solitude  : l’exil le plus absolu parmi les foules.

Comment s’est initié l’intérêt de Benjamin pour Baudelaire  ?

Clemens-Carl Härle Le contact de Benjamin avec Baudelaire a commencé au début des années 1920, quand il a décidé de traduire les «  Tableaux parisiens  » des Fleurs du mal. Le projet d’une étude approfondie sur le XIXe siècle n’existait pas encore pour lui. Il naîtra au moment où Benjamin fera la découverte de Proust, quand il commencera à traduire quelques volumes d’À la recherche du temps perdu. Il était souvent à Paris. Une des impressions principales pour lui à cette époque, c’était les promenades dans la grande ville. La France à ce moment-là a commencé à fonctionner pour Benjamin comme une espèce de ligne de fuite, avec la découverte des surréalistes. Le projet a pris une forme plus élaborée pendant l’exil à partir de février 1933, exil qui l’a tout d’abord conduit, pour des raisons purement économiques, aux Baléares. Revenu à Paris en octobre 1933, il a commencé sérieusement à travailler à la Bibliothèque nationale pour traverser toute la sédimentation des traces et des documents de tout ordre qu’il pouvait trouver. C’est entre 1934 et 1935 qu’il a écrit un premier exposé pour donner une esquisse de ce qui allait être ce grand projet des Passages, ce projet de philosophie de l’histoire dans un sens très précis du terme  : une étude verticale, en profondeur, d’un fragment, d’une constellation historique et non pas une étude longitudinale, temporelle, selon la succession chronologique des événements. Évidemment, le projet des Passages naît d’un double fait. D’un côté la Première Guerre mondiale, qui est une césure énorme. De l’autre la victoire des nazis et la défaite de la gauche, des communistes, en 1933. Le terme de préhistoire s’explique aussi à partir de ces constats. Pour Benjamin, il fallait lancer une enquête qui serait capable de rendre compte, d’une façon tout à fait nouvelle, révolutionnaire, de la double déflagration du XXe siècle mais pour comprendre cela, c’était son hypothèse de travail, il fallait étudier le centre du XIXe siècle. Par rapport à Baudelaire se pose pour Benjamin une question essentielle. Comment la poésie peut-elle rendre compte du changement total des conditions de l’expérience qui sont celles de la grande ville  ? En Allemagne, la question ne se posait pas. Parce qu’il n’y avait pas de grandes villes. Berlin a connu son explosion démographique après la guerre. Les deux grandes villes, à l’époque et en Europe, c’étaient Londres et Paris.

Comment caractériser la méthode de Benjamin  ?

Clemens-Carl Härle Il faut repartir de la dispersion totale des fragments, des traces, des bribes de notes ainsi qu’on les trouve dans l’archive des Passages. Les Passages, le résultat du travail de Benjamin à la Bibliothèque nationale entre 1933 et 1935, se présentent comme une archive classée sous une trentaine de rubriques. C’est une dispersion chaotique avec, de temps en temps, des commentaires, des observations, des tentatives d’élaboration conceptuelles. Benjamin s’est demandé comment produire un texte continu à partir de l’ensemble de ces notes. S’est posée pour lui la question du collage ou du montage. Il s’est intéressé à la question du montage dans un premier temps avec le compte rendu du roman d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, qui a été, dans la littérature allemande, la première grande œuvre, où des textes non littéraires sont incorporés dans la continuité narrative du roman avec un décalage de cinq ans environ avec Manhattan Transfert de Dos Passos. Deuxième point important, Benjamin s’est beaucoup intéressé à la question du montage dans le cas du cinéma. On en trouve des traces dans son ouvrage sur la reproductibilité de l’œuvre d’art où il dit, par exemple, que, par rapport au cinéma, la sculpture est la forme artistique la plus archaïque si on la comprend comme une œuvre construite à partir d’un bloc matériel unique, unitaire, continu, solide. Probablement, il ne connaissait pas le travail de la sculpture cubiste chez Picasso et Braque. D’un côté, il y avait un vrai intérêt conceptuel de Benjamin pour ces questions-là dans le cadre du cinéma et des arts plastiques. D’un autre côté, beaucoup de malentendus sont nés dans les années 1950, lancés notamment par Adorno, faisant de l’œuvre des Passages une espèce de collage de citations. Si on prend le texte du Baudelaire comme modèle en miniature de ce qu’il voulait faire avec les Passages, on se rend compte que la question est plus compliquée que cela. Pourquoi est-elle plus compliquée  ? D’abord parce que Benjamin devait se mesurer à l’écart qui existe entre un texte littéraire, poétique, les poésies de Baudelaire d’un côté, et des tas de textes sur la situation politique, morale et quotidienne, autrement dit des documents historiques au sens étroit du terme. De l’autre côté, il devait se mesurer avec la distance entre les citations  : soit les citations de Baudelaire, soit des citations d’autres auteurs, soit des citations de documents et son propre commentaire. Par rapport à cette double hétérogénéité, il devait trouver un modèle d’écriture capable de mettre dans une suite, dans une succession, dans un espace de coexistence, ces documents et ces fragments tout à fait hétérogènes. Tel était l’enjeu de l’écriture du texte sur Baudelaire. Un travail de critique littéraire et le projet de traversée de presque la totalité d’une époque. Il s’agit pour lui de retraverser les couches de sédimentations qui cachent le passé et qui rendent l’accès à l’expérience de l’enfance et de l’adolescence difficile, sinon inaccessible. C’est un travail de fouille. Le motif de fouille par les traces, les ruines, c’est présent chez Freud. Foucault n’a pas beaucoup insisté là-dessus. Pour Benjamin, l’archéologie, c’est la tentative de rendre présent ce qui s’est soustrait à l’actualité immédiate.

Quel est le rapport du Baudelaire de Benjamin et de ses Thèses sur le concept d’histoire  ?

Clemens-Carl Härle Il y a d’abord une question temporelle. En septembre 1939, Benjamin a été obligé de se rendre au camp de Nevers, comme tous les immigrants allemands en France. Il est revenu du camp de Nevers en novembre. Il a su à ce moment que le deuxième texte sur Baudelaire avait été accepté avec enthousiasme par Max Horkheimer mais il a interrompu son travail sur le Baudelaire et a commencé à exposer ses Thèses. Deuxièmement, les Thèses peuvent être lues comme le traité extrêmement aphoristique de l’épistémologie du travail de Benjamin sur Baudelaire. C’est un des aspects fondamental des Thèses que de pousser une dimension du marxisme  : la lutte des classes dans les organisations du mouvement ouvrier, contre le conformisme stalinien et autre. Il s’agit pour Benjamin de penser l’histoire comme interruption. L’idée de Benjamin, c’est que l’acte révolutionnaire, c’est une interruption du continuum historique. Comment cela se produit-il  ? Benjamin part de l’idée qu’il peut y avoir une correspondance entre le présent et un moment, une période, une constellation du passé. Cela veut dire que, pour lui, le passé est accessible d’une manière indirecte dans le présent, mais qu’il faut, pour ainsi dire, actualiser ou réactualiser en lui son contenu secret. Et c’est cette réactualisation du passé, des traces, de ce qui est enfoui, de ce qui échappe au regard quotidien, qui met le sujet qui accomplit cet acte de connaissance dans la situation d’interrompre la continuité historique. Il y a deux moments  : d’un côté, saisir le passé dans la manière où il est inaccessible, autrement dit mesurer l’inaccessibilité du passé en faveur d’une accessibilité présente. Cela se fait dans un moment de danger. Ici, le rapport de l’expérience individuelle et de l’expérience collective est assez étroit. Ensuite, il faut saisir l’image fuyante du passé pour se mettre en état de trouver la force de l’acte critique, pour couper l’histoire du monde en deux. Ceci présuppose, pour Benjamin, de mettre à l’écart l’idée d’un progrès continu de l’histoire. Sa critique du progrès est aussi une critique d’un certain marxisme du développement des forces productives qui automatiquement impliquerait un changement des formes sociales. Il y a un autre élément important. C’est la haine de classe. La haine de classe est, pour Benjamin, une condition absolument essentielle pour rendre possible un acte politique révolutionnaire. Un tel acte a deux aspects. Il y a un côté affectif et un côté noétique si vous voulez, un acte de pensée. Le problème c’est, en fin de compte, de faire le lien entre les deux dans une situation de danger. Là, c’est une référence peut-être indirecte mais c’est un héritage du judaïsme et du messianisme. Les voix mortes du passé nous convoquent pour les racheter par l’acte révolutionnaire. L’acte révolutionnaire, ce n’est pas un acte qui cherche à réaliser une utopie, une image du futur mais c’est un acte qui cherche à donner suite à ce qui a échoué dans le passé. L’injonction pour l’acte politique vient du passé et pas du désir de sauver le futur.

Traces et passages. Philosophe et critique rattaché à l’Institut de recherche sociale, dirigé dans les années 1920 et 1930 par Max Horkheimer et Theodor Adorno, Walter Benjamin 
est une des figures majeures du marxisme allemand de l’exil qui s’organisera 
après-guerre dans le cadre de l’École 
de Francfort. Carl-Clemens Härle, professeur à l’université de Sienne, 
est spécialiste de la littérature allemande du XXe siècle, de l’École de Francfort 
et de la philosophie française contemporaine. Un entretien réalisé 
dans le cadre de l’édition 2014 
de Citéphilo. www.citephilo.org/


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message