Lumières et anti Lumières au 18ème siècle

lundi 17 février 2020.
 

En ce début de 21ème siècle, le XVIIIème siècle et ses philosophes des Lumières sont souvent posés comme l’apogée de la pensée rationnelle et démocratique. J’entends rabâcher "le socle des Lumières", un "retour aux lumières"... Prenons les écrits cohérents et intelligents de Zeev Sternhell sur lesquels voici quelques remarques.

Point de vue critique sur l’introduction de l’ouvrage de Zeev Sternhell "Les anti-Lumières Une tradition du XVIIIème à la guerre froide" (2006, Editions Fayard)

Zeev Sternhell date l’émergence forte d’une pensée critique et démocratique des trente dernières années du XVIIIème siècle (philosophes des Lumières et révolutions, en particulier Révolution française).

Le lecteur trouvera ci-dessous :

- un rappel de son point de vue dans la partie A
- quelques remarques critiques dans le reste du développement

A) Pour Zeev Sternhell, le 18ème siècle marque le point de départ de l’affrontement idéologique entre Lumières et anti-Lumières

Cet historien israélien de valeur voit dans l’affrontement des Lumières et des anti-Lumières au 18ème siècle le début significatif de l’opposition idéologique et politique entre un courant démocratique progressiste et un courant réactionnaire perpétuée jusqu’à aujourd’hui. « Le XVIIIème siècle ne marque pas seulement la naissance de la modernité rationaliste mais aussi de son antithèse. Durant deux siècles, cette révolte est dirigée avant tout contre les Lumières françaises, ou plutôt les Lumières franco-kantiennes, mais elle s’attaque aussi aux Lumières anglaises de John Locke à David Hume et à Jeremy Bentham. Depuis la seconde moitié du XVIIIème siècle jusqu’à la période de la guerre froide, la confrontation de ces deux traditions politiques, ou de ces deux cultures politiques, constitue une des grandes constantes du monde qui est toujours le nôtre. »

Il ajoute page 21-22 « Tout comme les Lumières, les anti-Lumières sont elles aussi un mouvement politique ; et leur assaut est même lancé dès avant la Révolution française et sans rapport avec elle. Dans le dernier quart de ce grand siècle, se produit en effet un renversement des valeurs aux implications profondes et tenaces, dont toute la signification ne sera perçue qu’un siècle plus tard. Burke et Herder -et avant eux Vico- sont partis en campagne contre les Lumières françaises, contre le rationalisme, contre Descartes et contre Rousseau bien avant la prise de la Bastille. »

B) Quelles sont les forces en jeu dans l’affrontement entre Lumières et anti-Lumières au XVIIIème siècle

Zeev Sternhell ne me paraît pas suffisamment lier dans son ouvrage l’évolution de la société et celle de la pensée. En conséquence, il privilégie le rôle individuel d’intellectuels au détriment des forces sociales en jeu.

Ainsi, l’action culturelle des Lumières et son succès politique ne me paraît pas séparable de causes structurelles (économiques, sociales...) menant la royauté autoritaire et les classes privilégiées françaises dans l’impasse.

Sur les causes structurelles de la Révolution française

De même, il ne me paraît pas exact de mettre en avant Vico, Burke et Herder comme porteurs du combat face aux Lumières, particulièrement en France, lieu essentiel de cet antagonisme selon Sternhell . L’Eglise catholique dispose alors d’un monopole idéologique et ne se prive pas d’en abuser pour faire taire ceux qui n’épousent pas son enseignement. Dans mon Rouergue natal, l’Eglise, la grande majorité de la noblesse et les représentants du roi mènent une répression forte contre les fortes têtes qui représentent ici les Lumières. Les sermons du dimanche pèsent des milliers de fois plus dans le combat anti-Lumières que l’inconnu italien Vico, le théologien nationaliste allemand Herder et le bourgeois anglais Burke qui ne gagnera en notoriété qu’à partir de sa critique de la révolution française.

Cependant, je comprends la cohérence de Sternhell qui veut montrer la continuité d’une pensée anti-Lumières du 18ème au fascisme, porteuse d’une autre vision de la modernité et non d’une volonté de retour au Moyen Age. De ce point de vue, Vico, Burke et Herder sont effectivement plus significatifs que les balivernes ultramontaines.

Le point de départ d’une continuité idéologique réactionnaire date d’avant le 18ème siècle

Faire du 18ème siècle ce moment-clé où apparaissent d’une part des Lumières progressistes, démocratiques, rationalistes, d’autre part des anti-Lumières en opposition, ne me paraît pas juste.

L’opposition entre un courant progressiste et un courant hyper-réactionnaire est apparue beaucoup plus tôt à mon avis (au plus tard à la Renaissance, au 16ème siècle avec certains humanistes, puis le protestantisme, Descartes, Spinoza...).

La tradition réactionnaire, cléricale, pré-fasciste, fasciste et pétainiste française a généralement choisi la Sainte Ligue catholique des Guerres de religion comme aïeule fondatrice. Dans les années 1920 à 1960, de nombreux prêtres conservateurs célébraient encore la messe du Sacré-coeur (3e vendredi après Pentecôte) selon le rite de la Sainte Ligue. Chez les auteurs préfascistes comme dans les grands journaux cléricaux du 18ème au 20ème siècle, nous trouvons très souvent des analyses faisant remonter à la Renaissance la "dégénérescence" de la société européenne.

La tradition réactionnaire présente effectivement une certaine continuité et cohérence du 18ème siècle au fascisme comme Zeev Sternhell l’a bien montré dans son ouvrage sur Les anti-Lumières.

Par contre, je ne crois pas que les Lumières aient généré un héritage aussi uni et cohérent. Dès la Révolution française, l’Empire et la Restauration, beaucoup d’animateurs et d’adeptes des Lumières passent à la réaction comme une partie significative de la bourgeoisie éclairée des années 1780 qui constitue leur vivier. Fondamentalement, au 19ème siècle, le courant issu des Lumières se divise au moins entre libéralisme et socialisme.

Le moment où se construit une idéologie pré-fasciste m’apparaît dater de la première moitié du 19ème siècle (en opposition à la Révolution française) et non du 18ème

B) Pour Zeev Sternhell, "la victoire d’un rationalisme à la fois culturel et politique" au 18ème siècle "éveille une violente riposte et une autre culture politique se met en place"

Je crois que la pensée des Lumières a globalement conquis une hégémonie culturelle dans la bourgeoisie urbaine industrieuse et commerciale à la veille de 1789. De même, une partie importante de l’intelligentsia a peu à peu glissé vers l’opposition au système politique en place durant le 18ème.

Cependant, parler de victoire d’un rationalisme à la fois culturel et politique hégémonique dans la société me paraît exagéré :

- exagéré en Europe pour plusieurs royaumes dans lesquels la pensée humaniste et rationaliste n’a pas progressé depuis la Renaissance

- exagéré pour des pays autocratiques comme la Prusse, l’Autriche et la Russie dans lesquels la pensée élitiste des Lumières ne peut avoir touché significativement le milieu populaire.

- exagéré même pour la France

Cette question est importante.

C) Pour Zeev Sternhell, le 18ème siècle constitue le siècle décisif qui a vu placer l’homme au coeur de la pensée

Il écrit « Diderot et D’Alembert placent l’homme au centre de l’univers et l’individu affirme le droit au bonheur par le progrès matériel ».

Il est vrai que jusqu’au 18ème siècle, la vision du monde portée par une majorité d’écrits se référait sans cesse à Dieu et moins aux hommes.

Ceci dit :

- d’autres pensées ont placé l’humain au coeur de leur réflexion bien avant le 18ème

- au 18ème, la philosophie des Lumières est évidemment héritière du 16ème siècle, de la rupture protestante, de l’humanisme, de la Renaissance et de son épanouissement culturel...

- au 18ème, la philosophie des Lumières est également héritière du 17ème, des révolutions hollandaise et anglaise, de Spinoza et de Locke. L’homme est au coeur de l’oeuvre de tous les grands écrivains français du 17ème, de La Fontaine à Racine, de Corneille à Molière.

D) Pour Zeev Sternhell, le 18ème siècle constitue le siècle fondamental en matière de pensée politique

Il écrit « Après le Vème siècle athénien, le XVIIIème siècle a été le second grand moment de la pensée politique. C’est alors que se mirent en place les idées modernes sur l’histoire, la politique et la culture. Les Lumières furent d’abord un mouvement politique. "J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique", dit Rousseau... Au XVIIIème siècle, le pouvoir politique est devenu le fondement de tout pouvoir et l’auteur du discours sur l’inégalité a bien compris son temps en pensant que la liberté politique était la base de toutes les autres libertés. »

Les libéraux qui ne veulent pas assumer les ignominies du libéralisme économique et politique des 19ème et 20ème siècles, se réfèrent sagement aux philosophes des Lumières avant la séparation entre socialisme et libéralisme politique. C’est logique mais faux. Il est évident qu’en matière de pensée politique le 19ème et le 20ème siècle sont plus importants pour nous aujourd’hui que le 18ème.

Les "progressistes" et "républicains" qui haïssent l’idée de révolution se réfèrent sagement aux philosophes des Lumières qui étaient porteurs de propositions de réformes libérales pour améliorer et renforcer le pouvoir des élites mais ne professaient en aucune manière la subversion sociale de la féodalité.

Les socialistes qui ne veulent pas se positionner par rapport à Marx, au socialisme ouvrier du 19ème siècle ou à la révolution russe, se réfèrent sagement aux philosophes des Lumières suffisamment éloignés dans le temps pour ne pas prêter à contestation. C’est logique mais ridicule pour des socialistes.


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