Giovanni Lotario di Seni est instruit, travailleur, attaché à combattre les avanies du christianisme médiéval (simonie par exemple).
Cependant, sa promotion jusqu’au trône papal est surtout due à son pédigrée : né en 1160 dans une grande famille de la haute noblesse italienne par son père, fier d’aïeux de la noblesse romaine par sa mère. En 1190, son oncle, pape sous le nom de Clément III, le nomme cardinal sans qu’il n’ait jamais été ordonné prêtre.
Il rédige plusieurs ouvrages parfaitement dans la tradition théologique anti-humaniste du christianisme issu des Docteurs de l’Eglise, méprisant les humains et leur vie sur terre. Voici par exemple un extrait de son traité De miseria condicionis humane (De la misère de la condition humaine) « L’homme est conçu du sang par l’ardente putréfaction du désir, comme si de funestes vers se tenaient auprès de son corps. Vivant, il engendre des poux et des lombrics ; mort, il génère des vers et des mouches. Vivant, il produit des excréments et du vomi ; mort, il produit de la pourriture et de la puanteur. Vivant, il n’engraisse qu’un seul homme ; mort, il engraisse de nombreux vers. [...] À quoi servent donc les richesses ? Les festins ? Les voluptés ? Ils ne nous affranchiront pas de la mort, ils ne nous préserveront pas du ver, ils ne nous soustrairont pas à la puanteur. Celui qui tantôt siégeait, glorieux, sur le trône, tantôt gît, méprisé, dans le tombeau. Celui qui tantôt rayonnait, paré, à la cour, tantôt est avili, nu, dans la tombe. Celui qui tantôt se repaissait de mets délicieux à table, tantôt est mangé par les vers dans le sépulcre » (Livre III, chapitre 1)
Le 8 janvier 1198, le pape Célestin III décède. Les cardinaux de la Curie, dont Giovanni Lotario di Seni (37 ans), se réunissent aussitôt et élisent celui-ci à l’unanimité comme nouveau pape sous le nom d’Innocent III.
La papauté romaine s’est émancipée du pouvoir impérial germanique à partir de l’élection papale d’Etienne IX (2 août 1057). En 1075, Grégoire VII pose son pouvoir comme universel et illimité « Seul le pape peut user des insignes impériaux. Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds. Il lui est permis de déposer les empereurs. Celui qui n’est pas avec l’Eglise romaine n’est pas considéré comme catholique. Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. » Le pape s’entoure de théoriciens pour approfondir cette cohérence théologique et juridique, se référant particulièrement à Saint Ambroise et Saint Grégoire le Grand.
En 1080, la papauté soutient Guillaume le conquérant dans sa conquête de l’Angleterre ; Grégoire VII lui indique cependant la supériorité du siège pontifical sur les trônes royaux « Parmi les dignités de ce monde, il y en a deux qui, par la volonté de Dieu, sont supérieures aux autres : ce sont la dignité apostolique et la dignité royale, destinées à conduire les hommes. (Cependant), c’est par le soin de l’apôtre qu’est gouvernée la dignité royale. Ainsi, au jugement dernier, la dignité apostolique et pontificale représentera les rois chrétiens... et rendra compte à Dieu de leurs fautes. » Se considérant responsable devant Dieu du salut éternel de tous les humains, rois compris, le pape se donne le droit de conseiller, de contrôler et même de punir ceux qui ne suivraient pas "la voie de Dieu".
Pour la papauté, les rois ne sont que les auxiliaires du saint-Siège, au même titre que les évêques. Le dogme de l’institution catholique se fonde sur la Bible pour affirmer que Dieu se fait représenter sur terre par les rois ; donc, la fonction de ceux-ci présente une fonction sacerdotale première, qui les place sous la responsabilité papale. Jérémie I, 9-10« Alors, Yahvé, étendant la main, me toucha la bouche et me dit Regarde, aujourd’hui je t’établis sur les nations et sur les royaumes, pour arracher et renverser, pour exterminer et démolir, pour bâtir et planter. »
Pour faire comprendre le rapport de supériorité entre papauté et royautés, Rome rappelle que Dieu a créé deux sources de lumière, le soleil et la lune mais que le soleil (pape) a une primauté sur la lune (roi).
En fait, plusieurs papes vont surtout user de cette théorie pour essayer d’accroître leur domaine seigneurial. Dès Alexandre II, Rome considère que les conquêtes au détriment des Infidèles entrent dans son domaine seigneurial, par exemple dans la péninsule ibérique. Lorsque Urbain II lance les croisades pour reprendre les lieux saints lors du concile de Clermont en 1095, son objectif consiste à devenir le souverain de ces nouvelles terres de la chrétienté.
Les prétentions théocratiques pontificales ne sont donc pas nées avec l’investiture d’Innocent III mais celui-ci représente leur apogée.
Pour légitimer son droit à commander même les rois et empereurs, il fait valoir la "donation de Constantin", un faux tardif par lequel l’empereur romain Constantin Ier (régnant à Constantinople) aurait donné au pape Sylvestre l’imperium (autorité supérieure) sur l’Occident. « Pour que soit honorée en gloire et en puissance la dignité pontificale, nous abandonnons à notre Saint Père Sylvestre, ainsi qu’ à ses successeurs, non seulement notre palais (du Latran), mais la ville de Rome et toutes les provinces, toutes les localités, toutes les cités, tant d’Italie toute entière que de toutes les régions occidentales... et nous les attribuons en pleine propriété à la Sainte Eglise romaine... là où le principat des prêtres et la capitale de la religion chrétienne ont été institués par l’empereur céleste, il n’est pas juste que l’empereur terrestre exerce sa puissance ».
En fait, Innocent III va beaucoup plus loin que cette prétendue "donation de Constantin" dans l’interprétation qu’il en donne . Il pose le pape en chef du monde comme "vicaire du Christ", même s’il procède assez finement dans la pratique selon la méthode Deux pas en arrière, trois pas en avant. "« Sylvestre nomme, en vertu de son autorité pontificale, les patriarches, les primats, les métropolitains et les évêques ; en vertu de son pouvoir de roi, les sénateurs, les préfets, les juges et les notaires... L’autorité spirituelle est plus ancienne, plus digne et plus étendue que l’autorité royale ».
Les peuples européens faisant partie du monde chrétien, l’Eglise a une primauté temporelle sur la société entière. « Chez le peuple de Dieu, le sacerdoce passe avant l’empire ». Les rois eux-mêmes doivent être subordonnés au pontife romain « De même que la Lune reçoit sa lumière du Soleil, de même la dignité royale n’est qu’un reflet de la dignité pontificale »
Ainsi, Innocent III intervient dans le processus d’élection de l’empereur du Saint Empire germanique ; son candidat n’est pas élu mais le pape excommunie le vainqueur, menace d’interdit (de tout sacrement...) toute ville italienne acceptant son autorité, soutient une nouvelle personnalité qui, après dix ans de guerre l’emporte. Face aux princes italiens guelfes, il pose la bulle pontificale Venerabilem, autre document typiquement théocratique « Les princes ont la charge d’élire les empereurs, mais il est dans les attributions du pape de choisir celui qui servira le mieux l’Eglise. » Innocent III use sans vergogne de ses pouvoirs religieux comme outil de sa politique ; ainsi, lorsqu’il excommunie tous les princes guelfes italiens.
Suite également à un désaccord pour un siège, Innocent III intervient en Angleterre, jette l’interdit sur tout le royaume, excommunie le roi qui, finalement, reconnaît tenir du Saint Siège les royaumes d’Angleterre et d’Irlande comme fiefs. D’autres Etats son ainsi considérés par le pape comme ses fiefs avec des avantages matériels correspondants : royaume de Jérusalem, Empire latin de Constantinople, royaumes de Serbie, Danemark, Bulgarie, Sicile, états chrétiens de la péninsule ibérique, duché de Pologne...
Il mène son principal combat contre les "hérésies" dont il donne une définition aussi sectaire que les Docteurs de l’Eglise, y englobant, par exemple, les Vaudois. En 1199, il introduit l’Inquisition devant les tribunaux ecclésiastiques ; d’un point de vue canonique, les inquisiteurs sont des commissaires pontificaux. Le Concile du Latran établit un règlement concernant les tortures qui n’a rien d’évangélique.
Il en appelle à une planète Terre « République chrétienne et universelle » et se croit appelé ainsi à plier le monde entier au dogme catholique et à son autorité personnelle.
Innocent III joue un rôle direct dans le génocide des cathares du Midi occitan.
Innocent III combat aussi les mécréants. Son antisémitisme le conduit à interdire tout négoce d’un chrétien avec un juif. De même, il rend obligatoire le port de la rouelle par les juifs, préfiguration évidente de l’étoile jaune nazie.
Sous son pontificat, se déploie la lamentable 4ème croisade, prétendument dirigée vers Jérusalem qui occupe Zara (ville chrétienne sur la côte adriatique), rompt avec la tradition oecuménique du christianisme d’Orient, en particulier par son antisémitisme, opère le sac de la ville de Constantinople au nom du pouvoir temporel et spirituel du pape. Sous prétexte que « les Grecs sont pires que les Juifs », la capitale de l’empire chrétien d’Orient subit un pillage et massacre parmi les plus ignobles de l’histoire.
Autre expédition au résultat lamentable, la fameuse croisade des enfants suscitée par la propagande incessante en faveur des croisades.
L’engagement d’Innocent III trouve un autre terrain de combat face aux musulmans almohades d’Espagne avec la victoire de Las Navas de Tolosa, le 16 juillet 1212.
Jacques Serieys
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