L’Apocalypse. Après "Corpus Christi" et "L’Origine du christianisme", la nouvelle grande enquête de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat.

dimanche 10 mars 2019.
 

Jérôme Prieur - Tout ce travail, dont « Corpus Christi » a été la première étape, est né un peu par accident : Gérard Mordillat et moi écrivions un long métrage de fiction autour de l’affaire du suaire de Turin mais ce film n’a pu être réalisé… Par curiosité, nous avons continué à lire, à nous interroger sur les différences et les contradictions entre les quatre évangiles. Notamment, nous nous sommes beaucoup demandé pourquoi les textes du Nouveau Testament n’étaient pas écrits en hébreu ou en araméen – langue de Jésus – mais en grec… C’est alors, à force de nous entendre discuter de ces questions qui nous préoccupaient sur un plan purement personnel, que Denis Freyd, notre ami et producteur, nous a suggéré de penser à en faire un film documentaire. En fait de « film » c’est devenu, grâce à ARTE et grâce à ARCHIPEL 33, trois immenses séries, je crois assez uniques dans leur genre…

Gérard Mordillat – Entre le moment où l’on a conçu « Corpus Christi » et celui où on l’a réalisé, il s’est passé quelques années. Non seulement parce qu’il a fallu lire beaucoup de livres mais aussi parce que nos premières rencontres avec les chercheurs ont été assez catastrophiques : notre enthousiasme n’avait d’égal que notre ignorance ! On s’est rendu compte qu’il fallait prendre le temps de pénétrer dans le secret des textes, dans la complexité des questions.

Ce qui est passionnant c’est d’assister à l’invention d’une religion.[...] De voir comment sociologiquement, politiquement, théologiquement, intellectuellement, une religion naît en l’espace de trois siècles, une religion dans laquelle, qu’on le veuille ou non, on vit encore aujourd’hui...

Jérôme Prieur - Nous avons vraiment compris que le secret de la réussite, c’était la lecture. Et donc, pendant un an ou deux, on a lu, comme ça, l’un en face de l’autre, en s’interrogeant à haute voix, en essayant de prendre les textes à bras le corps.

Gérard Mordillat – Chaque jour que nous avons passé ensemble, penchés sur les textes, nous a un peu plus appris à lire. Parce que ces textes sont des textes « minés » comme nous l’avons expliqué dans notre premier essai "Jésus après Jésus" : derrière chaque mot, il y a des pièges, des histoires, des choses à découvrir, des hypothèses…

Jérôme Prieur - Ce qui est complètement passionnant c’est finalement de se retrouver un peu dans la situation de Gulliver, regardant les événements de haut, de loin, et d’ assister à l’invention d’une religion, comment elle est d’abord une forme de judaïsme puis comment elle s’en sépare au prix d’une rupture violente qui s’est accomplie peu à peu. De voir donc comment sociologiquement, politiquement, théologiquement, intellectuellement, une religion naît en l’espace de trois siècles, une religion dans laquelle, qu’on le veuille ou non, on vit encore aujourd’hui.

Gérard Mordillat – Pendant toute la préparation de la dernière série, « L’apocalypse », je m’étais plus particulièrement intéressé au texte de l’Apocalypse de Jean, aux conditions de son écriture, à sa signification, à sa place dans l’histoire du Canon. Jérôme Prieur lui, était davantage attiré par la question historique, le rapport des Chrétiens et de Rome, de Constantin à Théodose, de tout ce qui se passe dans l’Empire romain à partir du moment où l’empereur devient chrétien. Cela nous a permis d’avancer chacun de notre côté, et puis, à un moment donné, chacun s’est emparé de ce que l’autre avait étudié.

Jérôme Prieur - Nous sommes peut-être des autodidactes de l’exégèse ou de l’histoire critique de l’Antiquité, mais nous avons quand même derrière nous un sacré bagage : finalement cela fait deux fois quinze ans de travail sur ces questions !

« Éloge du doute »

Gérard Mordillat – Le choix des chercheurs est très important. On n’établit pas de quota – tant de catholiques, tant de protestants, tant de juifs, tant d’agnostiques… –, c’est seulement à partir de nos lectures qu’on va à la rencontre des gens. Mais pour que nos interlocuteurs arrivent à faire cet exercice délicat que nous leur demandons, c’est-à-dire de réfléchir à voix haute, il ne faut pas qu’ils soient désarçonnés par l’idée d’exprimer leurs doutes plutôt que des certitudes…

Jérôme Prieur - Il y a donc un « art du portrait » qui est essentiel pour nous, cinématographiquement et intellectuellement. Mais à côté des portraits de chercheurs – il y en a près d’une cinquantaine pour « L’apocalypse » (le double des deux autres séries) – il y a ce que nous appelons « les paysages ». Il ne s’agit pas de soi-disants lieux authentiques ou de couchers de soleil en Terre sainte, mais des textes eux-mêmes, des manuscrits, des livres. Car ce que nous pouvons uniquement montrer en dehors des chercheurs, ce sont les textes. Il y a les outils de travail des chercheurs, il y a aussi de véritables merveilles. Je me souviendrai toute ma vie de la première fois où nous avons vu le papyrus Bodmer à la Fondation Bodmer à Genève. C’est un petit codex, un petit livre du format d’un livre de poche, dans une petite boîte : à l’intérieur, il y a les feuillets de la plus ancienne copie manuscrite d’un exemplaire presque complet de l’évangile selon Jean (moitié du IIème siècle). La plume, l’encre qu’on sent encore sur le papyrus… c’était inouï. On ne peut qu’avoir une profonde sympathie pour tous ces vieux auteurs de l’Antiquité ! Les voilà nos « paysages ». Sans peinture, sans reconstitution… Pas par austérité, mais simplement parce qu’il n’y a pas de représentation chrétienne avant le IVe siècle. Donc, ce qui nous reste, c’est l’absence d’image !

Gérard Mordillat – Certains critiques ont écrit que ce que nous faisions, c’était de la radio sur fond noir, pas du cinéma ! Personnellement, ça me fait beaucoup rire. Parce qu’en réalité, les images que nous produisons sont des images d’une incroyable sophistication. À partir du moment où l’on ne voit dans nos films que des chercheurs et des textes, la photographie des uns et des autres est extrêmement savante. Elle l’est autant que dans un film de fiction.

Nous voulions aussi montrer que le savoir pouvait être « le gai savoir », que la télévision était hautement compatible avec l’intelligence...

Jérôme Prieur - Une fois, un critique a eu une phrase magnifique sur notre travail, il a écrit : c’est une superproduction minimaliste. Il y a en effet un immense travail de préparation, puis de tournage, mais il y a aussi une attention extrême portée au son, aux sous-titres, à l’attention que nous demandons aux spectateurs.

Gérard Mordillat – Au départ nous nous étions fixés trois contraintes dramatiques. D’abord raconter l’histoire. Parce que cette histoire que tout le monde semble connaître, en réalité, beaucoup l’ignorent, et nous-mêmes nous l’ignorions souvent. Et puis, au fur et à mesure que l’on raconte l’histoire, il faut donner aux spectateurs les éléments pour la comprendre mieux, donc pour mieux l’apprécier, pour en sentir les subtilités, les complexités, les impasses. Enfin, maintenir le suspens, c’est-à-dire faire en sorte que l’on reste toujours sur une question ouverte, parce qu’il serait sans intérêt de conclure : voilà, c’est comme ça. Je crois que notre travail est fondamentalement un éloge du doute.

Jérôme Prieur - En fait, à travers ces portraits, nous avons voulu donner une sorte d’état des lieux de la recherche dans le monde à la charnière du XXe et du XXIe siècle, sur des questions toujours très sensibles, très vivantes. Nous voulions aussi montrer que le savoir pouvait être « le gai savoir », que la télévision était hautement compatible avec l’intelligence, que nous étions nombreux à avoir un immense besoin de cette télévision-là, de ce rapport au monde des idées…

Gérard Mordillat – Le jour où l’on pourra voir les 34 heures qui iront de Corpus Christi jusqu’à la fin de L’apocalypse, ce sera une coupe extraordinaire sur la recherche néotestamentaire des quinze dernières années. Les exégètes sont vraiment les derniers grands lecteurs de notre temps, capables de mesurer l’enjeu d’un livre sur un mot, d’y revenir sans cesse, de lire de façon toujours plus approfondie, presque jusqu’au vertige. Au fond, il s’agit de savoir lire, encore lire, toujours mieux lire, de comprendre.

Extraits de leurs réponses à Isabelle Rabineau.

Une série documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur

Une coproduction ARTE France, ARCHIPEL 33

Avec le soutien de la Région Ile-de-France


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