Le patronat français au coeur de la 3ème république (28 novembre 1910 1er août 1914)

samedi 30 novembre 2024.
 

1) Le contexte politique

Du 25 octobre 1906 au 20 juillet 1909, Joseph Caillaux est ministre des Finances dans le gouvernement Georges Clemenceau. Il initie un projet d’impôt progressif sur le revenu global suivant l’exemple de l’impôt unique allemand ( l’Einkommensteuer). Les différentes branches du patronat et toute la France des profiteurs mènent une bataille violente contre ce fou pourtant économiquement libéral ; le projet est bloqué par les sénateurs.

En 1909, le cabinet Clémenceau tombe et se voit remplacé par le gouvernement d’Aristide Briand dans lequel Georges Cochery dirige les finances. Celui-ci abandonne l’idée d’un impôt progressif sur le revenu mais, pour boucler son budget en cette période de réarmement massif, propose des surtaxes concernant en particulier les droits de succession et les compagnies d’assurance.

Aussitôt, les relais des milieux d’affaires à la Chambre des députés se défoulent à la tribune contre l’étatisme, mobilisent la presse, font reculer le gouvernement.

Quelle force occulte dirige cette agitation pour la défense des riches ? L’Union syndicale des compagnies d’assurances dirigée par le baron Guillaume Cerise.

Réunissant déjà 201 syndicats d’assureurs bien décidés à ne rien lâcher de leurs intérêts patronaux, il s’entend avec la branche patronale du vin et celle de l’alimentation pour louer un local.

2) L’Union des Intérêts Economiques

Dans la perspective de peser sur les élections législatives des 24 avril et 8 mai 1910, ils fondent l’Union des Intérêts Economiques pour la liberté du commerce et de l’industrie, la défense de l’initiative privée et contre l’extension des monopoles d’Etat unissant des barons de l’économie à des branches du petit patronat.

Afin de gonfler la caisse électorale au service des députés de droite et radicaux proches de ses idées, l’UIE collecte des cotisations par syndicat et par fédération professionnelle. Les dons affluent également, bien sûr. Félix Lesueur, gendre de la puissante famille des Arrighi, joue les libres-penseurs mais, dans la presse, combat sans relâche le socialisme et les luttes ouvrières, promeut le libéralisme économique, la propriété privée des grands moyens de production...

Afin d’agir au mieux comme groupe de pression vis à vis des parlementaires et des gouvernements, l’UIE s’organise. Au 11 février 1910, son bureau comprend le baron Cerise, Félix Lesueur (patron de la compagnie d’assurance Le Conservateur), Goulet (dirigeant de la branche patronale parisienne du commerce en gros des vins), Mazand (secrétaire général de la branche patronale de l’épicerie française), Forsans (président du syndicat national des vins) et Millon (alimentation).

Afin de diffuser ses idées et gagner la bataille de l’opinion publique, l’UIE lance son propre journal : Le Réveil économique. Il s’affirme dès le début comme un "organe de combat" contre "l’étatisation" de la société par les impôts et "les monopoles" (nationalisations).

Pour les élections législatives de 1910, l’UIE dépense sans compter (dix millions de francs d’après le ministère de l’intérieur). Une immense victoire récompense l’UIE puisque 366 députés élus se déclarent en faveur de ses orientations principales.

De nombreuses grandes entreprises achètent des placards publicitaires dans Le Réveil économique, ainsi bénéficiaire : sociétés de chemin de fer, compagnie d’assurances, de l’agro-alimentaire (Végétaline), chocolatiers (Menier, Mirault), fabricants de spiritueux (Dubonnet, Cointreau, Suze, Marie-Brizard, Saint-James, Byrrh, Cusenier, Bénédictine)...

3) La grande réunion patronale du 28 novembre 1910

Ce jour-là, tout le patronat mobilisé contre un rôle économique de l’Etat se retrouve salle Wagram à Paris. Parmi les co-puissances invitantes, notons :

- l’Union des Industries Métallurgiques et Minières

- l’Union des Intérêts Economiques pour la liberté du commerce et de l’industrie, la défense de l’initiative privée et contre l’extension des monopoles d’Etat

- le Comités des forges

- l’Union Syndicale des compagnies d’assurance

- le Comité des Houillères

- la fédération patronale des banques

- la Ligue contre l’impôt sur le revenu et l’inquisition fiscale

- l’Association de Défense des Classes Moyennes

- la fédération patronale du textile

- l’Union de la Propriété bâtie

- la Société des Agriculteurs de France

- la fédération patronale de l’alimentation

L’assemblée est présidée et introduite par Paul Forsans, président de l’UIE. Les axes de combat du patronat sont bien définis :

- interdiction des grèves (en particulier dans les services publics),

- liberté du marché pour les entreprises, le commerce et l’agriculture,

- lutte contre "toute "fiscalité excessive"...

- défense de "la démocratie" : Au nom du commerce, de l’industrie, de l’agriculture, les orateurs ont dit combien il importe à la démocratie toute entière que le sabotage de la civilisation ne soit plus possible..." (compte rendu dans Le Temps du 30 novembre 2010)

- attaques contre l’Etat et le parlementarisme " Des lois néfastes ne trahissent que trop souvent l’incompétence des parlementaires. S’ils étaient plus en contact avec les représentants naturels des intérêts essentiels du pays... la paix sociale se verrait affermie, la grandeur française accrue..." (compte rendu dans Le Temps du 30 novembre 2010)

4) Raymond Poincaré et le patronat au coeur de la 3ème république de 1910 à 1914

La vedette de la journée du 28 novembre 1910 se nomme Raymond Poincaré, "républicain" typique de la 3ème république, marié civilement, avocat d’affaires dans un cabinet huppé et défenseur farouche du capitalisme.

Salle Wagram, il flatte ses auditeurs " principaux auteurs de la richesse nationale, agriculteurs, industriels, commerçants". "Vos organisations auront l’inappréciable avantage de rétablir un équilibre qui est trop fréquemment rompu au détriment de la sagesse et à l’avantage de l’émeute ou de la violence... Elles auront aussi le mérite d’offrir des contingents nouveaux de troupes fraîches, bien équipées, solidement entraînées à la défense de l’ordre social."

Or, en janvier 1912, Poincaré devient président du conseil (sorte de premier ministre à la britannique).

L’UIE crée alors son propre groupe parlementaire ( à la Chambre des députés et au Sénat) pour mieux assurer sa présence sur le terrain politique : le Groupe républicain des intérêts économiques.

Des préfets participent assez fréquemment aux conférences organisées dans les départements par l’UIE.

Des légions d’honneur récompensent de nombreux animateurs de l’UIE.

De hauts fonctionnaires apportent leur expertise et leur aide pour des dossiers sensibles.

Comme le pointe Paul Forsans dans le journal de l’organisation " L’Union des Intérêts Economiques est le trait d’union entre le monde du commerce et le Parlement... Il y a maintenant communion d’idées entre vous, commerçants laborieux, et les membres du Parlement chargés de faire aboutir vos revendications... Cette communauté est entretenue par des contacts permanents."

L’objectif de l’UIE est-il de défendre les petits commerçants ? bien sûr que non ; ils servent de supplétifs pour les combats au service du grand capital. En 1912 par exemple, il s’agit de défendre les beaux dividendes versés par les Houillères à leurs actionnaires. Le débouché du combat est facile puisque Maurice Ajam (ami de l’UIE, lié au patronat et spécialiste des questions minières) participe au gouvernement et y relaie cette opposition à la taxe minière. Ce Maurice Ajam, aussi, peut être considéré comme un "républicain" capitaliste, typique de la 3ème république, longtemps membre du Parti radical-socialiste. Les titres de ses ouvrages illustrent cette ambivalence : Opinions d’un positiviste (1904) ; sur le roman positiviste (1905) ; Contre l’Etatisme (1910) ; La question des mines (1911) ; La question des poudres (1911) ; La morale laïque (1912) ; La nouvelle législation minière (1912).

En fait, en 1914, l’osmose entre dirigeants politiques et dirigeants patronaux de l’UIE (propriétaires des mines de charbon et de compagnies d’assurances, maîtres des forges..) est totale :

- Raymond Poincaré est élu président de la république

- Gaston Doumergue, autre relais de l’UIE, devient président du conseil

5) Le programme du patronat en 1914

Un député ayant proposé fin 1913 un monopole d’Etat sur la branche du pétrole, l’UIE et la Confédération des groupes commerciaux et industriels s’entendent sur un "programme économique commun" ainsi résumé par le baron Cerise en février 1914 :

- " respect de la propriété, de l’initiative privée et de la liberté du travail"

- supériorité du contrat signé sur la loi

- opposition à tout monopole d’Etat

- limitation de l’initiative parlementaire en matière de dépenses

- développement de la décentralisation administrative

- consultation obligatoire des chambres de commerce pour tout projet de loi les intéressant avant son examen au Parlement

6) La puissance politique de l’UIE en 1914

Pour les élections législatives de 1914, l’UIE sort l’affiche devenue célèbre avec son titre L’Etat monopole et les tentacules de sa pieuvre accaparant les PTT, les poudres et salpêtres...

Surtout, elle adresse un questionnaire aux candidats, soutient financièrement et politiquement (par les journaux amis, personnes influentes...) ceux qui répondent en faveur de son "Programme Economique Commun".

270 amis de l’UIE obtiennent ainsi leur présence dans la Chambre des députés parmi lesquels :

- Le baron Denys Marie Pierre Augustin Cochin, porte-parole du parti catholique, défenseur de l’enseignement confessionnel et des congrégations religieuses

- Alexandre Millerand, franc-maçon et ex-socialiste

- le duc Pierre, Guy, Marie De Blacas D’Aulps, défenseur virulent des « droits de la religion, de la patrie et de la famille » contre "la tyrannie des francs-maçons, la délation et l’espionnage, la destruction de l’armée, la désorganisation de la marine, la dilapidation des finances, la servilité de la justice, l’abaissement de la France à l’extérieur »

- Maurice Barrès

- le marquis Léonel Marie Ghislain Alfred de Moustier, homme d’affaires, époux de la princesse Jeanne Marie Louise de Ligne. leur fille épousera le Comte Aymard du Buisson de Courson

- Maurice Ajam, cité précemment

- le duc Josselin de Rohan-Chabot

- Adrien Albert Marie, comte de Mun, royaliste légitimiste et théoricien du corporatisme chrétien. Il est auréolé par son combat contre la loi de séparation des Églises et de l’État...

Avec de tels élus, la France pouvait jouer sa participation dans le processus menant à la Première guerre mondiale.

Jacques Serieys

Bibliographie :

* Dossiers secrets de la France contemporaine Tome 1 ; Claude Paillat ; Editions Robert Laffont, 1979.


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