Le plan d’économie de 50 millions d’euros qui vient d’être révélé pour La Poste ne doit pas faire illusion : le service public fait en réalité l’objet d’une privatisation qui ne dit pas son nom, et qui fait le jeu de gigantesques oligopoles privés.
Les mesures d’austérité dont La Poste va faire l’objet sont graves pour au moins deux raisons. D’abord, elle vont conduire à une remise en cause brutale du service public postal dans de très nombreuses communes, notamment rurales. Et surtout, ces dispositions vont accentuer la lente agonie du service public de La Poste qui s’apparente à une privatisation tacite au profit de gigantesques oligopoles privés, à commencer par Amazon.
C’est le patron de La Poste, Philippe Wahl, qui a annoncé vendredi ces nouvelles économies. « Il y a cette coupe budgétaire de 50 millions d’euros sur 160 millions qui a été décidée, et nous allons discuter avec l’État », a-t-il déclaré vendredi 27 septembre selon l’AFP, en marge du congrès de l’Association des maires ruraux de France. « Si cette coupe est faite en 2024, elle annonce sans doute une coupe en 2025, cela veut dire qu’on ne pourra plus faire fonctionner des agences postales communales », a-t-il ajouté.
L’annonce remet en cause le contrat de présence postale territoriale signé par La Poste, l’Association des maires de France (AMF) et l’État pour la période 2023-2025. Un contrat initialement assorti de crédits de 177 millions d’euros par an, venant compenser les pertes financières liées à la présence de 17 000 « points de contact » postaux sur la totalité du territoire. Avec un tel plan d’économie, c’est donc une bonne partie de ces « points de contact » qui vont disparaître.
Ces dernières dispositions d’austérité sont le prolongement ultime de mesures de déréglementation et de privatisation menées tambour battant tout au long de ces dernières décennies, et qu’il importe de reconstituer.
À l’origine, les Postes, télégraphes et téléphones (PTT) sont une administration de l’État, placée sous l’autorité d’un ministre particulier, disposant d’agents qui sont des fonctionnaires de plein droit. Or, par des coups de boutoirs successifs, l’administration va se désarrimer de l’État, changer de statut, copier les modes de gouvernance du privé, se désengager progressivement de ses missions publiques.
Cette opération de sécession permet de prendre la mesure du recul du service public dans le pays, de la situation d’abandon dans lequel le pouvoir a laissé d’innombrables villages, quartiers et banlieues, où dans le même temps des écoles ont été fermées, tout comme des lignes ferroviaires.
Dans un rapport publié en 2016, la Cour des comptes souligne le caractère explosif de cette mutation. « Par deux réseaux majeurs, celui des points de contact chargés de l’accueil du public (17 088 au total dont 9 149 bureaux de poste gérés en propre) et celui de la distribution à domicile, avec 72 199 facteurs distribuant le courrier dans 39 millions de boîtes aux lettres six jours par semaine, La Poste incarne une présence du service public sur le territoire et tisse un lien social », écrivent les magistrats financiers.
La privatisation avortée de 2008
Le premier coup de boutoir a lieu en 1983. Les deux directions de La Poste et des Télécommunications sont dotées de conseils d’administration distincts. Puis le deuxième intervient le 2 juillet 1990, par une loi qui organise définitivement le divorce entre La Poste et , et les transforme en deux établissements publics distincts, dont la gestion se rapproche de celles des entreprises privées.
Pour France Télécom, c’est cette réforme concoctée par le pouvoir socialiste qui va permettre sept ans plus tard, en 1997, au gouvernement de Lionel Jospin d’engager la privatisation. Pour La Poste, le chemin est le même, mais moins rapide. Il se trouve alors un patron plus pressé que les autres, et un premier ministre qui méprise davantage le service public que ses prédécesseurs, pour annoncer que la déréglementation aboutira à une privatisation.
Le patron, c’est Jean-Paul Bailly. Président du conseil d’administration de La Poste, il déclare le 28 août 2008 aux autres administrateurs son souhait de changer le statut de l’entreprise, de sorte qu’elle devienne une société anonyme et qu’elle puisse faire l’objet d’une privatisation partielle. Le même jour, le premier ministre François Fillon demande aux ministres chargés de ce dossier, parmi lesquels la ministre des finances Christine Lagarde, « d’engager dans les prochains jours des consultations avec les divers acteurs concernés ».
La crise financière va contrarier le projet de privatisation partielle. Mais le moment résume la philosophie des projets de déréglementation des décennies précédentes – et des suivantes : livrer aux appétits privés un service public instauré en 1603 (la Poste royale). Une directive européenne relance l’affaire, réclamant à tous les pays d’accélérer la déréglementation postale : en France, les services postaux (le courrier ordinaire de moins de 50 grammes) devront s’ouvrir entièrement à la concurrence le 1er janvier 2011.
Les apparences sont sauves, mais le tabou n’en est pas moins brisé. La Poste cesse d’être contrôlée à 100 % par l’État.
Le gouvernement rouvre donc le chantier du changement de statut, préalable indispensable à une privatisation ultérieure. Le 1er mars 2010, La Poste, qui était depuis 1990 un établissement public industriel et commercial (Épic), et auparavant une administration, est transformée en société anonyme.
Jean-Paul Bailly annonce que La Poste va dès lors accueillir un nouvel actionnaire à hauteur de 20 %, le groupe TNT Express, à l’époque chargé du service postal néerlandais et qui sera croqué en 2016 par le géant américain FedEx. La Poste, symbole de l’économie sociale à la française, est alors à deux doigts d’avoir à son capital un actionnaire emblématique du capitalisme anglo-saxon le plus sulfureux.
Ce n’est toutefois pas ce projet qui voit le jour. Avec le concours la Caisse des dépôts et consignations (CDC), l’augmentation de capital est finalement réalisée quelques mois plus tard. Les apparences sont sauves : ce sont toujours des capitaux publics qui contrôlent le capital, mais le tabou n’en est pas moins brisé. La Poste cesse d’être contrôlée à 100 % par l’État.
C’est le coup d’envoi d’une privatisation partielle, la CDC apporte, en octobre 2010, 1,5 milliard d’euros à La Poste et prend en retour le contrôle de 26,3 % de son capital.
Au milieu des années 2000, la réorganisation des services financiers de La Poste va jouer un rôle majeur d’accélérateur. Là encore, une opération de sécession est organisée en plusieurs étapes. D’abord, le gouvernement socialiste dote en 2000 La Poste d’une filiale, baptisée Efiposte, où sont transférés les fonds des comptes chèques postaux.
Aucune obligation de service public
En 2006, un nouveau pas est franchi avec la création de la Banque postale. À l’époque, nul ne mesure la rupture totale avec l’histoire du service public. Pour le vérifier, il faut accéder à un rapport de la Cour des comptes – qui n’a jamais été rendu public – intitulé « La création de la Banque postale et ses deux premières années de fonctionnement ».
Le gouvernement assure que les missions sociales de La Poste seront maintenues. Mais il n’en est rien, comme le détaillent les magistrats financiers : « La Cour relève que, hormis l’accessibilité bancaire liée aux obligations propres au livret A, le législateur n’a inscrit dans la loi du 20 mai 2005 [qui donne naissance à la Banque postale – ndlr] aucune obligation de service public pour la filiale de La Poste, qui ne bénéficie en conséquence d’aucune compensation directe. » Traduction : au moment où La Poste se prépare à une future privatisation, sa principale filiale, la Banque postale, est dispensée par la loi de toute obligation de service public.
C’est même plus grave : alors que les activités historiques de La Poste, le courrier notamment, chutent du fait de la révolution numérique, celles de la Banque postale vont prendre une place croissante. Mimant les comportements du privé, avec des rémunérations pour ses cadres proches de celles des banques privées, disposant de salarié·es qui ne jouissent pas du statut des postiers, la Banque postale s’impose comme le cœur stratégique du groupe. De facto, La Poste devient progressivement la filiale… de sa filiale, la Banque postale.
Les chiffres se suffisent à eux-mêmes pour décrire la disparition du métier historique de La Poste, celui de la distribution de courrier. En 2009, les facteurs et factrices français·es distribuaient encore 15,9 milliards de lettres dans l’année. Quatorze ans plus tard, en 2023, c’était presque trois fois moins, seulement 6 milliards. Et la chute ne devrait pas cesser.
En 1990, « 70 % du chiffre d’affaires de La Poste » était porté par le courrier, et ce taux tombera « à 15 % à la fin de l’année » 2024, rappelait aussi en avril le PDG du groupe public, Philippe Wahl.
En dix ans, cette transformation radicale des habitudes des Français·es a creusé un trou de 10 milliards d’euros dans les recettes. Un manque à gagner que ne compensent pas les 500 millions d’euros versés chaque année par l’État au titre des missions de service public de La Poste – le contrat définissant ses services court jusqu’à fin 2025. Sans surprise, les effectifs suivent cette tendance baissière : en 2004, le groupe employait 280 000 personnes. En 2023, elles n’étaient plus que 232 700, une chute de presque 17 %.
Dans cette course pour devenir une banque (presque) comme les autres, la Banque postale se lance rapidement dans des activités nouvelles, comme l’assurance dommages, le prêt à la consommation ou le prêt immobilier. Pour prendre pied dans ces activités, la Banque postale noue des partenariats avec d’autres grandes banques.
En 2008, elle crée avec la Société générale une filiale à 50-50, dénommée Transactis et spécialisée dans la monétique et les systèmes de paiement. En 2009, les deux établissements fondent une autre filiale commune, La Banque postale Financement, destinée à distribuer des crédits à la consommation aux usagers du service public. La même année, La Banque postale réitère l’opération avec l’assureur Groupama, et se lance dans l’assurance dommages.
En 2011, La Poste devient même opératrice virtuelle de téléphonie mobile, par le biais d’une filiale La Poste Mobile créée en partenariat avec SFR, pour essayer de récupérer des parts de marché à son ex-société cousine, France Télécom devenue Orange. Les anciennes administrations des PTT sont désormais ennemies et se disputent les client·es.
En 2012, La Banque postale va jusqu’à proposer une assurance complémentaire santé, en partenariat avec la Mutuelle générale et Malakoff Médéric, un organisme financier hybride qui a muté à vive allure vers les marchés financiers et qui, allié aux grands groupes privés de l’assurance, cherche à tirer profit de la privatisation rampante de la Sécurité sociale.
Le rentable au privé
La Poste se transforme elle-même en gruyère, de sorte que certaines de ses activités échappent aux obligations de service public. Le service universel du courrier prévoit qu’un pli soit distribué à J+1. Mais pour les colis, l’obligation de distribution n’est qu’à J+2. Qu’à cela ne tienne : pour cette distribution express, très lucrative, une filiale de La Poste Geopost a créé sa propre filiale, Chronopost, une société par actions simplifiée (SAS).
Tout ce qui n’est pas rentable au sein du groupe public, autrement dit toutes les activités qui ne relèvent pas du privé, va lentement reculer ou disparaître. Durant les années 2000 puis 2010, le service public desserre progressivement son maillage territorial et ferme d’innombrables bureaux de poste.
Sur ces chiffres, l’établissement n’aime pas communiquer. Mais selon des documents internes consultés par Mediapart, pour ne parler que de la dernière décennie, le constat est accablant. Les bureaux de poste étaient 9 692 en 2013 contre 8 414 en 2017. Soit 1 278 bureaux supprimés entre 2013 et 2017.
La Poste viole donc ouvertement ses obligations de service public aux termes desquelles elle doit maintenir un réseau de 17 000 points de contact répartis sur le territoire français, de façon à ce que moins de 10 % de la population d’un département s’en trouve éloignée de moins de 5 kilomètres et de moins de 20 minutes de trajet automobile, selon les conditions de circulation du territoire concerné.
L’entreprise publique essaie de jouer avec les statistiques, arguant qu’elle ouvre des points de contacts nouveaux, en donnant mandat à un commerçant ou à un artisan « pour effectuer en son nom et pour son compte des prestations postales et des services financiers simples de dépannage ». Elle fait valoir que ces partenariats sont passés sur la même période de 7 360 à 8 686. Mais il s’agit d’un service public de « dépannage » qui survit et qui est voué à disparaître.
Au cœur de l’été 2019, La Poste engage son désarrimage définitif de l’État. Au terme d’une disposition de la loi dite « Pacte » votée peu avant, le gouvernement dévoile à la fin du mois de juillet un Meccano très complexe. Pour résumer, l’État et la CDC ont transféré à La Poste les parts qu’ils détiennent (respectivement 1,1 % et 40,9 %) dans l’assureur CNP Assurances, parts que La Poste a ensuite apportées à la Banque postale, laquelle détient déjà 20,1 % de l’assureur.
Résultat : la Banque postale contrôle désormais 62,1 % du géant de l’assurance. En contrepartie, la CDC, qui contrôlait déjà 26 % de La Poste, est montée à son capital pour en devenir l’actionnaire majoritaire, à hauteur de 66 %.
Le montage présenté fallacieusement par le gouvernement de l’époque, comme la création d’un immense pôle public financier, dévoile ses effets pernicieux. La Banque postale s’impose comme le cœur du réacteur du groupe La Poste. C’est la filiale la plus ouverte au privé qui devient l’axe stratégique de développement de l’entreprise. C’est l’ultime réforme avant la privatisation. L’État ne détient plus la moindre part du capital de La Poste, qui n’attend plus que le coup de grâce pour basculer dans le privé.
Une stratégie pour avantager Amazon ?
Ces dernières années, les gouvernements de tous bords ont expliqué que le déclin historique des activités de l’entreprise publique conduisait inévitablement à ces évolutions, si regrettables soient-elles. L’argument ne résiste pourtant pas à l’analyse. On pourrait admettre qu’un service public disparaisse, du fait par exemple d’une révolution technologique majeure, et qu’il cède la place à un nouveau, plus adapté.
Mais ce n’est pas ce qui est ici advenu. La Poste, alliée à France Télécom, aurait pu devenir un formidable outil pour construire en France un service public de l’Internet face aux oligopoles saxons, contribuant à réduire la fracture numérique. De cela il n’a jamais été question.
Le rapport de la Cour des comptes relève ainsi que La Poste « connaît un retard important dans le développement de sa stratégie numérique ». Et les magistrats financiers en donnent cette illustration : « C’est seulement en 2012 que le groupe décide d’accroître la part du numérique dans le chiffre d’affaires, la visibilité de ses offres sur Internet, la coordination des initiatives numériques prises par les différents métiers ou encore la cohérence du suivi commercial des clients selon leur mode de relation physique ou électronique avec La Poste. »
Il a fallu attendre près de vingt ans après les premiers balbutiements d’Internet pour que La Poste découvre que l’on vivait une révolution numérique. Mais ne s’agit-il que d’un retard dans la stratégie numérique de La Poste ?
Dans les sommets de l’État, il y a eu depuis longtemps une volonté délibérée d’asphyxier La Poste et d’avantager les gigantesques oligopoles américains du numérique, à commencer par le plus sulfureux d’entre eux, Amazon.
Sans la remise en cause du monopole de distribution dont bénéficiait initialement La Poste et l’ouverture à la concurrence, Amazon n’aurait jamais pu s’implanter sur le marché français. Depuis, le géant américain n’a cessé de gagner des parts de marché, renforçant mécaniquement la crise de La Poste. La distribution des livres en France est de ce point de vue très révélateur des relations entre l’entreprise publique et l’oligopole américain.
Alors qu’Amazon mène depuis des lustres une offensive pour essayer de déstabiliser le grand acquis démocratique qu’est le prix unique du livre, le géant américain n’en a pas mois obtenu de La Poste un appui majeur dans la distribution des livres.
Devenant assez vite le premier client de l’entreprise encore publique, Amazon obtient d’elle des conditions tarifaires très avantageuses. Si le contrat qui lie les deux entreprises n’a jamais été rendu public – ce qui est assez choquant –, on sait qu’il repose sur un système de licence forfaitaire annuelle, et non sur une tarification indexée sur les expéditions. En clair, La Poste traite son premier client, qui est aussi son principal adversaire, de manière beaucoup plus avantageuse que les libraires indépendants.
C’est la morale de l’histoire : les dernières mesures d’économie révélées par Philippe Wahl ne sont que le prolongement d’une lente privatisation rampante de La Poste, dont les géants américains du numérique vont profiter. D’un ex-monopole public, la France bascule vers des oligopoles privés.
Laurent Mauduit
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