Le sport est-il capitaliste ?

mardi 16 avril 2024.
 

par Sebastien Nadot, élu député macroniste en juin 2017, exclu de LREM en 2018 suite à son vote contre le budget présenté par le gouvernement.

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Coupes du monde de football et Jeux olympiques, hennissements de tennismen, monarchies pétrolières de la Formule 1, championnats de ballons plus ou moins ronds, paris en ligne et matchs truqués, droits TV faramineux, bulle spéculative sur la valeur des champions… Jamais le sport ne semble tant avoir eu l’odeur de l’argent.

Les Jeux Olympiques de Paris 2024 sont en pilotage automatique par les puissances de l’argent. Est-ce voué à durer ? Est-ce inéluctable ? Le sport est-il par essence capitaliste ? Que peut nous dire l’histoire ?

Beaucoup plus ancien et dépassant largement les racines européennes qu’on veut lui conférer, le sport qu’on connait aujourd’hui peut se concevoir comme une habile construction destinée à servir la logique marchande et son capitalisme outrancier. Les tentatives hégémoniques d’une région de la planète sur les autres, d’une classe sociale sur la multitude, et aussi du sexe fort sur le faible pourraient expliquer l’orientation prise par le sport depuis près de deux siècles : le sport outil parmi d’autres de la domination des uns sur les autres.

Le capitalisme

La lecture de Karl Marx permet de fixer un point de repère quant au capitalisme, lequel peut se définir comme un mode de production plaçant face-à-face les détenteurs des moyens de production, qui doivent écouler leur production sur un marché, et les producteurs directs, obligés de vendre leur force de travail. A cela s’ajoute pour Marx l’état des forces productives, avec, au centre, l’usine, où sont concentrés les machines et les prolétaires salariés. Cette configuration devenue dominante à la fin du XVIIIe siècle, d’abord en Angleterre, concorde avec un courant de l’histoire du sport qui voit dans cette période et au même endroit la naissance du sport.

Plusieurs remarques :

- la définition du capitalisme aujourd’hui a évolué et peut s’adjoindre le système du capitalisme financier, l’outil du numérique et une organisation de la société où ceux que l’on ne classait pas comme travailleurs obligés de vendre leur force de travail le sont devenus - professeurs, médecins etc...

- Le capitalisme, c’est-à-dire une économie orientée vers la recherche effrénée et indéfinie du profit, a pu exister avant la fin du XVIIIe siècle.

- Ceux qui datent la naissance du sport au XIXe siècle en Angleterre ont manifestement de grosses lacunes sur l’histoire du monde des siècles précédents...

Sport et capitalisme

En tout domaine, le capitalisme a un atout essentiel : même mis à mal, il reste flamboyant par sa maîtrise des médias. Or, le sport est un beau joujou de la presse (en 1903, le journal L’Auto crée le Tour de France), de la radio et de la télévision, bien avant de trouver dans Internet et ses réseaux sociaux un nouvel allié de circonstance.

Activité de l’image, de la tragédie et de l’exploit, des demi-dieux hébétés du ballon rond et du dopage des chambres à air, le sport fait vendre. C’est bien là son malheur.

On pourrait croire que l’argent n’est venu interférer que tardivement dans le sport. Il n’en est rien. Dès les jeux antiques de la Grèce, des professionnels vendent leur talent. Cet exemple de l’aristocrate Flamand Philippe d’Alsace, comte de Flandres, né en 1143, et mort à Saint-Jean d’Acre (dans le Royaume de Jérusalem) en 1191 est très parlant :

A travers Philippe d’Alsace, organisateur de tournois, lui même jouteur et promoteur d’une culture lettrée sportive en plein XIIe siècle, on peut comprendre que "sport" et "argent" ont des chemins qui se rencontre souvent.

Le nombrilisme occidental

Historiens, sociologues et autres penseurs du muscle ont cru voir la naissance du sport au 19e siècle en Angleterre, au cœur de la bourgeoisie bien-pensante, celle à qui l’on doit la Révolution industrielle. Le sport et son esprit compétitif ne seraient que cette recherche de la performance du corps, du rendement optimal qui permet de prendre le dessus sur l’adversaire du jour. Rappelons que pour le baron de Coubertin, le sport devait d’abord permettre de fabriquer des élites efficaces pour combattre sur le terrain colonial, industriel et guerrier.

C’est plutôt l’installation du capitalisme dans une proportion dominante à laquelle on assiste dans l’Angleterre du 19e siècle, avant qu’il ne se répande presque partout.

Pourtant, la recherche du profit et l’accumulation du capital ne sont pas constitutives du sport.

Une preuve : des alternatives au sport système érigé en grand spectacle marchand existent déjà partout. Même dans un cadre compétitif, le sport peut aussi se concevoir comme une activité librement consentie, « autotélique », diraient les spécialistes, c’est-à-dire qui n’a d’autre but que l’intense satisfaction qu’elle procure.

Que penser des courses à pied organisées dans l’Egypte ancienne ? Qu’est-ce que le combat de Gilgamesh contre Enkidu ? Que sont ces sports de balle des civilisations pré-colombiennes ? Et les Jeux Olympiques antiques ? Et le Polo en Chine ou en Iran ? Egypte, Mésopotamie, Amérique du Nord et du sud, Europe, Asie : partout des activités sportives sont pratiquées avant notre ère, là où les sociétés ne connaissent pas nécessairement de logiques capitalistes.

Le seul exemple de la lutte, une activité sportive parmi tant d’autres nous éclaire. Elle a pu être pratiqué dans des contextes de société capitaliste mais également en dehors. Il existe donc une pratique sportive qui peut s’extraire du carcan capitaliste.

Coexistence ?

Depuis une vingtaine d’années, coexistent dans les faits deux sports aux connexions de moins en moins évidentes. Mais, le sport financier et ses grandes compétitions sportives est désormais parvenu à s’imposer. L’emballement de la machine médiatique, rendu incontrôlable par l’adjuvant puissant qu’est Internet, a mis au centre des regards un certain nombre d’activités du muscle, sans qu’il soit vraiment possible de s’y soustraire.

« Nous devons veiller à ce qu’il y ait des récompenses mais que l’argent n’envahisse pas tout » disait François Hollande, nouvellement élu en 2012, lors d’une visite à l’INSEP. Apparemment personne ne lui avait dit à l’époque que l’argent avait déjà littéralement envahi l’espace sportif ! Le regard bienveillant du peuple de gauche dans son ensemble sur un sport dévoyé ou a minima prisonnier de la sphère financière est inquiétant.

Le sport n’est pas capitaliste par essence. Mais aujourd’hui le constat s’impose. Dans cette victoire qu’on peut espérer provisoire des puissants de la carte bancaire, l’éblouissant sport business aveugle même les plus vigilants.

Tout n’est pas perdu...

Dans La Pensée sauvage (1962), Claude Levi-Strauss rapporte son expérience de terrain auprès des Gahuku-Gama de Nouvelle-Guinée, lesquels ont appris le football de quelques missionnaires de passage. Bien vite, ils adaptent la logique de ce jeu sportif pour le conformer à leur manière de vivre le monde : « Ils jouent plusieurs jours de suite autant de parties qu’il est nécessaire pour que s’équilibrent exactement celles perdues et gagnées par chaque camp ». Une société peut ainsi décider de faire du football - parangon du sport business - une activité sportive totalement ignorante des enjeux financiers et qui consiste même à tendre vers des rapports interindividuels égalitaires.

Le sport moderne serait capitaliste parce que la pensée moderne dominante est capitaliste... Ce n’est peut-être pas en le boycottant mais plutôt en s’ingéniant à le faire changer qu’on peut espérer trouver et faire vivre dans le sport des valeurs plus dignes que celles uniquement faites de rentabilité et de monnaie sonnante et trébuchante.


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