Le sport livré au libéralisme

samedi 2 septembre 2017.
 

Mondialisé, industrialisé, libéralisé, le sport professionnel connaît des évolutions alarmantes. Pour l’ancienne ministre Marie-George Buffet et l’économiste Jean-Pascal Gayant, il est nécessaire de rappeler sa spécificité de bien commun et de mettre en place de nouvelles régulations.

Marie-George Buffet, ancienne secrétaire nationale du PCF, a été ministre des Sports de 1997 à 2002. Elle est députée de Seine-Saint-Denis.

Jean-Pascal Gayant est professeur de sciences économiques à l’Université du Mans. Il est notamment l’auteur de Économie du sport (éd. Dunod, 2016).

Regards. Vous avez été ministre des Sports au moment où se sont accélérés le processus de libéralisation de l’économie du sport et sa croissance financière exponentielle. Comment aviez-vous perçu ces enjeux-là ?

Marie-George Buffet. Certains acteurs du secteur avaient pensé que je ne m’intéresserais qu’au sport amateur, mais dès le mois de septembre, je réunissais l’ensemble du football professionnel justement pour travailler sur ces questions. Les fédérations et le ministère se partagent les missions de service public, et l’État a du pouvoir dans ce domaine, contrairement à d’autres pays où le mouvement sportif est complètement indépendant. Nous nous étions alors attachés à encadrer le statut des clubs professionnels en créant le statut de société anonyme à objet sportif (SAOS) – vite défait après l’alternance. Nous avons constitué des ligues professionnelles là où il y avait de l’argent mais pas de structures, comme en rugby. Nous avons maintenu l’affiliation des clubs professionnels à l’association sportive – lien que chaque ministre libéral qui prend ses fonctions essaie de rompre, et qui empêche les clubs de partir dans une ligue privée. Ensuite, nous avons aussi travaillé à l’échelle européenne, avec la commissaire Viviane Redding afin d’obtenir la reconnaissance d’une spécificité des activités sportives, y compris pour le sport professionnel, à condition qu’il reste dans le cadre fédéral. Nous avons aussi mis en place la Direction nationale du contrôle de gestion pour le football, et l’on pourrait mentionner le fair-play financier [1] mis en œuvre par Michel Platini au sein de l’UEFA. Mais on voit aujourd’hui que tous ces instruments n’ont pas pu enrayer le processus ni empêcher, par exemple, le rachat de clubs par des fonds de pension plus ou moins douteux, ou la quasi-faillite de certains clubs.

En tant qu’économiste, confirmez-vous le diagnostic d’une libéralisation de l’économie du sport ?

Jean-Pascal Gayant. Il y a une première question à se poser : le spectacle sportif est-il un pur spectacle marchand, une activité d’entreprises de spectacle privées, ou bien a-t-il une dimension de bien public ? Je pense qu’il a cette dimension, certes pas de la manière la plus intuitive pour les économistes : j’estime que la puissance publique a vocation à réguler, à intervenir. L’élément crucial, dans ce qui se passe aujourd’hui en Europe, est la tentation d’évoluer vers le modèle nord-américain des ligues fermées, dans lequel on a complètement soustrait la notion de bien public au profit d’un pur spectacle. La tendance à long terme exprime une difficulté à préserver un modèle européen beaucoup plus proche du sport amateur, notamment au travers du système de promotion-relégation des clubs. On constate un objectif d’émancipation de la tutelle publique, qui correspond bien à une forme de libéralisation. La télévision a créé une caisse de résonance gigantesque, qui a entraîné une augmentation considérable des droits TV et offert des opportunités de revenus suscitant beaucoup de convoitises, poussant des entreprises à investir en espérant des profits significatifs.

« On est aujourd’hui proche d’un basculement avec la perspective de la création d’une "super ligue" de football européenne fermée, qui risque d’accroître les déséquilibres compétitifs. » Jean-Pascal Gayant

Est-ce que cela se traduit, en particulier, par la multiplication des mécanismes de concentration des richesses au sein de petites élites de clubs déjà très riches, comme on la constate pour le football ?

Jean-Pascal Gayant. Le paradoxe est que le championnat de football dans lequel la répartition des droits de télévision est la plus égalitaire est la Premier League. Le championnat anglais génère en effet les plus grands flux financiers, mais présente un très bon niveau d’équilibre compétitif [2]. La clé de répartition des droits TV est un des éléments les plus déterminants, sur lequel la puissance publique doit intervenir sous peine de laisser compromettre l’égalité des chances. On est aujourd’hui proche d’un basculement avec la perspective de la création d’une "super ligue" européenne fermée. On évolue vers une recomposition, qui risque d’accroître les déséquilibres compétitifs, et dont on peut penser qu’elle va devenir irrésistible.

Marie-George Buffet. Cette tentation a été illustrée par la bataille de Jean-Michel Aulas, le président de l’Olympique lyonnais, en faveur d’un stade construit avec des moyens privés. Le stade assurait le lien entre la puissance publique, au travers des collectivités territoriales, et le club sportif. Si les stades ne sont financés que par les clubs et des opérateurs, on aura franchi un pas supplémentaire vers la rupture de ce lien. Des critiques s’expriment, à juste titre, quant à la remise à niveau du parc de stades français à l’occasion de l’Euro 2016 : elle a été financée en partie par l’argent public via le fonds du Centre national pour le développement du sport (CNDS), à hauteur de 152 millions d’euros. Mais en contribuant à cet effort, la puissance publique a préservé ce lien que la "privatisation" des stades va distendre un peu plus. Quant aux droits télé, je pense qu’ils alimentent une bulle financière qui va finir par éclater. Les clubs professionnels, qui dépendent excessivement des droits de télévision en France, risquent alors de connaître des années noires. Mon ministère avait imposé ce qu’on appelle la "taxe Buffet", prélevée sur les droits télé en faveur du sport amateur, mais nous n’étions pas allés assez loin, ni de manière suffisamment structurante. Il existe une liste des événements sportifs qu’il est obligatoire de diffuser sur une chaîne gratuite, mais ce n’est rien en comparaison du marché. On peut craindre que les JO de 2024 et 2028 ne soient même plus visibles gratuitement.

« Il n’y a pas de développement du sport professionnel sans développement du sport amateur. Ce dernier étant assuré par les contribuables, on ne peut pas laisser l’un penser qu’il ne doit rien à l’autre et à la puissance publique. » Marie-George Buffet

Jean-Pascal Gayant. Vous mettez le doigt sur un des points essentiels, assez paradoxal. En effet, plus il y aura de stades privés, plus il sera difficile de s’opposer à l’évolution vers des ligues privées. Je fais partie de ceux qui estiment que le contribuable ne devrait pas financer des équipements privés, en particulier via des partenariats public-privé, et assumer tous les risques – notamment en cas de relégation sportive, qui constitue une catastrophe industrielle : le contribuable n’a pas à jouer le rôle de l’assureur… Mais il y a cette ambivalence : on est également attaché à l’accès du citoyen, du supporter au spectacle et à son lien avec le club, ce qui légitime la participation publique. Il faut donc préconiser un modèle équilibré qui mêle financements publics et privés et permette de justifier que la puissance publique agisse en faveur du système de promotion-relégation, d’une clé de répartition des droits TV équitable, de taxes pour financer le sport amateur, etc.

Marie-George Buffet. Il n’y a pas de développement du sport professionnel sans développement du sport amateur. Or ce dernier est assuré par les contribuables, à travers le budget de l’État et surtout des collectivités territoriales. On ne peut pas, ensuite, laisser le sport professionnel penser qu’il ne doit rien au sport amateur et à la puissance publique. L’exemption fiscale consentie à l’UEFA pour l’Euro 2016 est choquante, par exemple. Dans le modèle nord-américain, que l’on peut défendre, le sport pro vit sa vie dans des ligues fermées, et le sport amateur est essentiellement assuré par le mécénat. Mais dans le modèle européen, les investissements publics impliquent une réciprocité. Bien sûr, il faut un encadrement, une finalisation de l’argent public mis au service du sport professionnel, par exemple dans la formation des joueurs. Au-delà, on pourrait réfléchir à un plafonnement des salaires, une régulation du marché des transferts. Mais ces questions se posent au niveau de l’Union européenne.

N’y a-t-il pas, justement, un défaut d’intervention des pouvoirs publics, un renoncement à réguler, au niveau national comme au niveau européen ?

Marie-George Buffet. Le sport n’est pas en dehors de la société ni des choix politiques qui s’y imposent. Jean-François Lamour [ministre des Sports de 2002 à 2007] avait gardé un peu le cap, en raison de sa "culture olympique". Bernard Laporte ou Rama Yade sont allés dans le sens de la libéralisation du sport professionnel, conformément à leurs orientations politiques.

« La prise en compte de la spécificité du sport par les institutions européennes reste très virtuelle. On reste dans une sorte de no man’s land. » Jean-Pascal Gayant

Le combat en faveur de la reconnaissance de la spécificité des activités sportives, que vous aviez mené avec vos homologues italien et allemand, était-il perdu d’avance ?

Marie-George Buffet. Il n’y a pas de combat perdu d’avance. Celui-ci reviendra peut-être d’actualité, si l’on reparle des valeurs. Aujourd’hui, les ministres du Sport ne conçoivent de subventionner le sport que pour "faire du social". On justifie la mince part du budget de l’État consacrée au sport par, en résumant, l’objectif que les garçons dans "les quartiers" restent sages, un peu de féminisation et beaucoup de promotion du "sport santé". Il n’y a plus de discours sur le sport lui-même, sa place et son rôle, ni sur le sport de haut niveau. À l’initiative de Najat Vallaud-Belkacem, le gouvernement a quand même, récemment, établi un statut pour les sportifs amateurs de haut niveau leur garantissant un minimum de droits sociaux. Mais c’est au niveau européen qu’il faut mener un combat analogue à celui de l’exception culturelle. Avec la difficulté que les systèmes de management du sport dans les pays de l’UE sont extrêmement divers… Mais c’est là qu’il faut élaborer une vision pour le sport.

Jean-Pascal Gayant. La prise en compte de la spécificité du sport par les institutions européennes reste en effet très virtuelle : elle est reconnue dans le Traité de Lisbonne, mais très peu a été fait concrètement. On reste dans une sorte de no man’s land. C’est pourtant seulement au niveau européen que cela peut se dénouer, car l’internationalisation du sport de haut niveau est achevée. L’Europe a une grande responsabilité. Le fameux arrêt Bosman [3] est allé dans le sens des droits des travailleurs, mais à rebours des droits des consommateurs. Le paradoxe est qu’il a permis à des salariés d’obtenir la part essentielle de la rente. Auparavant, les salaires des sportifs professionnels étaient très faibles au regard des recettes générées ; depuis 1995, on a assisté à une inversion du déséquilibre au bénéfice des salariés qui – avec certes une grande disparité et beaucoup d’inégalités – captent l’essentiel de la rente et profitent d’un très grand pouvoir de négociation. Mais, à mon sens, le football professionnel, puisque c’est souvent de lui qu’il est question, ne génère pas assez de recettes pour assurer les salaires qu’il verse, conduisant à un système structurellement déficitaire. L’Union européenne, au nom de la libre circulation des travailleurs, a créé les conditions d’une inflation salariale considérable qui a elle-même suscité la prolifération des agents et des intermédiaires, avec une dérive délictueuse et des phénomènes de corruption.

Marie-George Buffet. Il n’y a pas que le football. La Formule 1, par exemple, fonctionne comme un système autonome qui peut sanctionner des États si ceux-ci ne satisfont pas ses désidératas : la France a ainsi perdu son Grand prix parce qu’elle n’a pas cédé sur la loi Évin. La F1 a été confisquée. Mais le pouvoir du mouvement sportif international est aussi la conséquence de l’instrumentalisation du sport par les États, qui les conduit à accepter les conditions des organismes sportifs internationaux, notamment pour accueillir des compétitions.

« Certains présidents de clubs de football nous ont dit qu’en investissant de telles sommes, ils ne pouvaient pas se permettre de perdre et d’être relégués ! » Marie-George Buffet

Ces évolutions, que l’on peut résumer comme un processus d’imposition de la logique économique à la logique sportive, de réduction de l’aléa sportif, ne sont-elles pas dangereuses, y compris d’un point de vue économique ?

Jean-Pascal Gayant. Cette concentration des richesses mène à une perte d’attractivité à cause de la disparition de l’incertitude sportive – comme on le voit de manière très frappante avec la domination du Paris Saint-Germain en Ligue 1. Ceci aux dépens de la spécificité du spectacle sportif, qui a besoin de préserver de la rivalité. Or on n’a pas en Europe les mécanismes de régulation, de restauration de l’équilibre compétitif qui existent dans le modèle nord-américain : draft, salary cap [4], partage des ressources, etc.

Marie-George Buffet. Quand nous avons auditionné des présidents de clubs de football, dans le cadre de la mission sur le fair-play financier, certains nous ont dit qu’en investissant de telles sommes, ils ne pouvaient pas se permettre de perdre et d’être relégués ! Or le sport ne peut pas être une industrie comme les autres, en particulier parce qu’il doit préserver le risque de perdre.

Tout cela souligne la nécessité impérieuse d’une intervention politique…

Marie-George Buffet. En France, cette intervention existe encore, par exemple sur les paris sportifs pour lesquels les règlementations sont strictes. Mais nous devons être capables de faire avancer la législation française tout en élevant les exigences européennes. C’est ce à quoi nous étions parvenus pour le dopage, avec une action nationale puis européenne avant d’obtenir la création de l’Agence mondiale antidopage (AMA).

Jean-Pascal Gayant. Il reste difficile, pour la puissance publique, de lutter contre ce désir d’émancipation des "marchands". Il faudrait que le législateur s’empare de sujets comme la répartition des droits télé, le plafonnement de la masse salariale – avec la difficulté de devoir trouver un compromis entre le niveau national et le niveau européen, et de convaincre des pays peu interventionnistes qu’il s’agit bien de l’intérêt général.

« Je suis relativement optimiste. On assiste au début d’une réflexion sur l’éthique du sport et ses obligations vis-à-vis des citoyens. » Jean-Pascal Gayant

Un problème de fond ne réside-t-il pas dans l’absence d’un débat public sur ces questions ? Comme si le sport industrialisé avait réussi la transformation des passionnés en consommateurs…

Marie-George Buffet. Aujourd’hui, on est consommateur avant d’être citoyen dans beaucoup de domaines… Mais quand la parole politique est forte, l’opinion publique réagit, dans un sens ou un autre. Lors du Tour de France 1998, avec toutes les opérations menées au sein du peloton, je pensais que l’opinion allait se retourner contre la lutte antidopage. Mais le débat a eu lieu et la ligne a pu être tenue. Pour impliquer l’opinion, il faut un ministère et un État volontaristes, mais aussi un mouvement sportif qui nourrisse lui-même le débat. Trop souvent, les fédérations s’en abstiennent, ne mènent pas de débat d’orientation. Alors les controverses ne portent que sur les salaires trop élevés, le comportement des footballeurs, les scandales de la FIFA et autres.

Jean-Pascal Gayant. Je suis relativement optimiste, pour ma part. On assiste au début d’une réflexion sur l’éthique du sport et ses obligations vis-à-vis des citoyens. On le voit au travers des mouvements de supporters de football qui luttent contre la répression et l’absence de dialogue dont ils sont victimes : les clubs ne pourront pas rester indifférents ou hostiles à ces mobilisations, en lesquelles je vois une forme de citoyenneté émergente – qui devra prendre d’autres formes et être mieux relayée. On a besoin d’une représentation des publics.

L’actualité récente a illustré la dérive des organisations sportives internationales comme la FIFA ou le CIO, avec une corruption qui apparaît endémique…

Marie-George Buffet. Quand il y a corruption des fédérations sportives, c’est qu’il y a déjà corruption des États. Je crois qu’il faut envisager ce qui a fonctionné pour la lutte antidopage avec l’AMA : une structure internationale, sous l’égide de l’Unesco par exemple, chargée de contrôler les attributions des dirigeants et les flux financiers.

Jean-Pascal Gayant. Il faut effectivement une institution internationale de régulation du sport, avec un pouvoir de sanction, pour répondre à la globalisation du sport. On est convaincu de cette nécessité pour, par exemple, la lutte contre les paradis fiscaux. Des structures comme la FIFA ou le CIO ne sont soumises à aucun contrôle, aucune tutelle, et elles peuvent dériver gravement – jusqu’à leur propre anéantissement – sans que l’on puisse s’y opposer… C’est, là aussi, un travail à entamer au niveau européen.

Notes

[1] Le fair-play financier oblige les clubs à ne pas dépenser plus qu’ils ne gagnent, interdisant à l’actionnaire de combler artificiellement les déficits.

[2] L’équilibre compétitif est une formule qui calcule le degré d’incertitude d’une compétition, l’incertitude étant définie comme un élément déterminant de l’attractivité pour les spectateurs.

[3] L’arrêt Bosman est une décision de la Cour de justice des communautés européennes, prise en décembre 1995, qui a mis fin aux quotas de nationalités au sein des équipes.

[4] La draft est un système qui accorde aux équipes les moins bien classées la priorité dans le choix des meilleurs jeunes issus des championnats universitaires. Le salary cap est un mécanisme de plafonnement des salaires ; individuel ou collectif.


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