Sionisme, Israël et judaïsme, entre mythes et réalités

mercredi 13 mars 2024.
 

Les actes terroristes du Hamas et la réaction israélienne, dont l’objectif des dirigeants israéliens est de provoquer par l’emploi de la terreur un nouvel exode des Palestiniens avec un risque important de génocide, oblige à revenir sur ce qui est, in fine, à la racine de cette situation : l’objectif proclamé du sionisme politique de créer un État dans lequel tous les juifs puissent se retrouver.

Être juif, c’est être toujours au côté des opprimés.

Marek Edelman, commandant en second de l’insurrection du ghetto de Varsovie

Les actes terroristes du Hamas et la réaction israélienne, dont l’objectif de plus en plus explicite pour une grande partie des dirigeants israéliens est de provoquer par l’emploi de la terreur un nouvel exode des Palestiniens, avec un risque important de génocide, oblige à revenir sur ce qui est, in fine, à la racine de cette situation : l’objectif proclamé du sionisme politique de créer un État dans lequel tous les juifs puissent se retrouver.

Il s’agit donc de partir de cet objectif, de voir comment il a été mis en œuvre, de le confronter à la réalité du judaïsme mondial et à celle de la société israélienne. La thèse défendue ici s’articule sur quatre points : le point de départ du sionisme est le même que celui de l’antisémitisme ; la perspective sioniste ne peut être que de nature colonialiste ; fait colonial à sa création et dans son développement, l’État d’Israël est devenu un fait national et comme tel a le droit à l’existence ; le fait national israélien est cependant contradictoire avec la perspective d’un État dont l’objectif est de rassembler les juifs du monde, ce qui entraîne qu’Israël n’a d’avenir que dans une perspective post-sioniste.

Cette thèse n’est pas particulièrement originale. Elle a été défendue à de nombreuses reprises par nombre d’intellectuel.les et de militant.es. Cependant même à gauche, elle est aujourd’hui peu reprise. Si la critique de la politique des gouvernements israéliens successifs, et en particulier celui de Netanyahou, est monnaie courante, la remise en cause des fondements même du sionisme et celle d’Israël comme État juif, tout en reconnaissant l’existence d’un fait national israélien, est largement passée sous silence. Elle rompt en effet avec l’alternative qui nous est couramment proposée : soit on accepte l’État d’Israël comme État juif, soit on est antisémite. C’est avec cette alternative que ce texte veut rompre.

Plan du texte

Sionisme et antisémitisme

À la recherche d’un pays mythique et d’un peuple perdu

Le judaïsme, une réalité éclatée

Le recours à la biologie

Du fait colonial au fait national

Un processus de colonisation original

Le nettoyage ethnique au fondement de la création de l’État d’Israël

Fait national israélien ou État juif ?

Les ruptures et la situation actuelle

Le statut quo remis en cause et les occasions manquées

Un État d’apartheid

Une société israélienne profondément divisée… sauf sur les Palestiniens

Et maintenant ?

Sionisme et antisémitisme

Si le « retour à Sion » reste la perspective eschatologique constante du judaïsme religieux, le sionisme politique apparait à la fin du XIXe siècle. Moïse Hess (1812-1875), socialiste allemand proche de Marx et d’Engels, publie en 1862 ce que l’on peut considérer comme le premier manifeste sioniste, « Rome et Jérusalem ». Mais son livre n’eut que peu d’écho, alors même que l’idée d’émancipation des juifs gardait toute sa vigueur. L’émancipation des juifs, dans la lignée de la Révolution française, signifie que les juifs acquièrent les mêmes droits civils et politiques que les non-juifs, processus qui s’intègre dans un mouvement plus large qui voit les classes populaires entrer progressivement sur la scène politique. Processus long et chaotique qui a été l’horizon des communautés juives européennes.

C’est le développement de l’antisémitisme à la fin du XIXe siècle, marqué notamment par une vague de pogroms en Russie en 1881, qui donne au sionisme son élan. Un récit bien connu fait de la dégradation publique du capitaine Dreyfus le moment où Theodor Herzl (1860-1904), juif assimilé, prend conscience de l’irréductibilité de l’antisémitisme, ce qui l’amène à publier un an plus tard en 1896 le livre fondateur du sionisme « L’État des juifs, Essai d’une solution moderne au problème juif ». Il avait été précédé quelques années plus tôt en 1882 par Léo Pinsker (1821-1891), médecin juif d’Odessa, avec sa publication « Autoémancipation » et le mouvement dont il prendra la tête « Les Amants de Sion ».

L’idée fondatrice du sionisme politique repose sur l’idée que les juifs n’ont pas de place dans les pays où ils vivent. Ainsi Pinsker dans son ouvrage parle de la « judéophobie » comme d’une « psychose héréditaire » qui entraîne que « le juif est considéré […] par les autochtones comme un étranger […], par les pauvres gens comme un exploiteur millionnaire, par les patriotes comme un apatride, et par toutes les classes comme un concurrent qu’on déteste. Cet antagonisme est une loi naturelle[1] ». L’antisémitisme étant censé être une donnée permanente et structurelle des sociétés, l’émancipation des juifs dans les pays où ils vivent serait donc une chimère et l’égalité des droits entre juifs et non-juifs ne ferait qu’entraîner un regain de judéophobie. La haine raciale ne pouvant être combattue, il s’agirait donc pour les juifs de quitter les pays dans lesquels ils sont installés pour créer leur propre État.

Le sionisme partage donc un point fondamental avec l’antisémitisme : les juifs sont un corps étranger aux nations dans lesquelles ils sont installés. Le mouvement sioniste, qui concentre ses efforts sur l’immigration des juifs en Palestine, ne considère pas les antisémites comme des ennemis à combattre. Ainsi Pinsker peut écrire que « les gouvernements persécuteurs nous aideront […] ils éprouveront sans doute autant de plaisir à nous voir partir que nous à les quitter » et Herzl d’ajouter « À ce jour mon plus ardent partisan est l’antisémite de Presbourg ». Herzl n’hésite pas à rencontrer le ministre de la police du Tsar, Plehve, responsable d’un des pogroms les plus sanglants, celui de Kichinev en 1903, et organisateur des bandes antisémites « les Cents noirs ». Il publie aussi plusieurs articles en France dans le quotidien antisémite La Libre Parole dirigé par Drumont et peut même déclarer, devant le peu d’enthousiasme que son projet suscite, « Le peuple juif n’a pas assez souffert, il faut qu’il soit plus encore humilié, abaissé, massacré pour être mûr pour l’Idée[2] ».

Le sionisme naît d’une réaction à l’antisémitisme, se nourrit et se consolide avec ce dernier. L’antisémitisme voit dans les juifs les responsables des malheurs du monde, depuis le capitaliste prédateur jusqu’au judéo-bolchévisme, tous les moyens seraient bons pour les juifs afin de dominer le monde comme l’indique « Le protocole des sages de Sion », document écrit par la police tsariste. À l’inverse, le sionisme voit dans l’antisémitisme une donnée éternelle qui transcende l’histoire humaine et qu’il serait vain de vouloir combattre. Seule solution face à ce problème, la création d’un État juif.

Il faut remarquer par ailleurs que dès sa naissance, le mouvement sioniste se situe dans la continuité du colonialisme européen. Ainsi Herzl écrit en parlant du futur État juif : « Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un avant-poste contre l’Asie, nous serions l’avant-garde de la civilisation contre la barbarie ». Les contacts se multiplient avec les dirigeants des grandes puissances pour essayer de les convaincre de soutenir le projet sioniste.

À la recherche d’un pays mythique et d’un peuple perdu

Un État juif, mais où ? Après quelques hésitations, alors que le gouvernement britannique propose en 1902 la région d’El-Arish, puis en 1903 l’Ouganda, c’est la Palestine qui est choisie comme objectif pour créer le futur État juif.

Voici comment Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, historien, partisan d’un État palestinien, une « colombe » donc, justifie ce choix : « Il est certain que l’acharnement des Juifs à survivre est d’essence religieuse, et il est non moins certain que la centralité de la Terre d’Israël a toujours été la pièce maitresse du culte et de la conscience juifs. […] L’exil – perçu comme la punition la plus dure que Dieu inflige à son peuple pécheur – la Rédemption et le Retour, la sainteté de la Terre – ce sont là des thèmes inlassablement repris dans la liturgie et la littérature juives depuis vingt siècles avec une nostalgie réelle, charnelle[3] ». D’emblée donc, la création d’un État juif est placée sous le signe d’un messianisme religieux. Le nationalisme juif, s’il emprunte les traits des autres nationalismes, ne peut se passer de cet ancrage religieux qui seul justifie le retour des juifs en Palestine et pas ailleurs. Ainsi Élie Barnavi décrit le judaïsme « comme un système total où nation et religion se confondent jusqu’à rendre impossible toute définition « rationnelle » du terme « juif » [4] ». Une plaisanterie résume bien la question : « L’État d’Israël a été fondé par des athées qui croyaient que Dieu leur avait donné la Terre promise ».

De la Palestine réelle, les premiers sionistes ne s’en préoccupent guère. Herzl note dans son journal à propos des Palestiniens : « Nous devons essayer de faire disparaître la population sans le sou de l’autre côté de la frontière, en lui procurant des emplois dans les pays de transit[5] ». Un des principaux dirigeants sionistes de l’époque, Max Nordau (1849-1923), juif européen assimilé de culture allemande, effaré d’en découvrir la réalité concrète, a d’ailleurs ce cri devant Herzl : « Mais alors, nous commettons une injustice ! ». Ce qui s’impose c’est le slogan « une terre sans peuple pour un peuple sans terre[6] ». Les Juifs, un peuple donc, ce présupposé est le second fondement du sionisme. Cette affirmation se heurte d’emblée à la réalité d’un judaïsme éclaté et divers.

Le judaïsme, une réalité éclatée

Les communautés juives sont essentiellement réparties à l’époque dans trois grandes aires : l’Europe occidentale, les régions sous domination ottomane ou anciennement ottomane (Turquie, Moyen-Orient, Maghreb), la zone de résidence de l’empire tsariste (Ukraine, Biélorussie, Lituanie, Crimée, une partie de la Pologne).

En Europe occidentale, les communautés juives sont engagées dans un processus d’émancipation dans lequel les juifs tendent à devenir des citoyens « de confession mosaïque », des israélites. Certes, l’antisémitisme n’a pas disparu. Il peut même être vivace, mais le processus d’intégration se poursuit. En France par exemple, les antisémites sont battus lors de l’Affaire Dreyfus. La première guerre mondiale verra d’ailleurs les juifs d’Allemagne et de France se rallier sans problème à leur nationalisme respectif et se retrouver face à face dans les tranchées. Barrès, antisémite convaincu, reconnaît ainsi après la guerre que les juifs se sont comportés en « bons français ». Le sionisme occupera dans cette zone une place marginale. Il est d’ailleurs significatif que, même après le génocide et en France après l’épisode vichyste, les juifs de ce pays y soient restés et n’ont pas immigré en Israël. Il est aussi significatif que les juifs d’Algérie, qui avaient la nationalité française, n’ont pas choisi Israël en 1962 à l’indépendance. Ils ont immigré en France[7].

Rien de commun avec la situation des juifs après la conquête arabe, puis la domination ottomane. Sauf pour la lecture des textes religieux, l’arabe devient la langue des juifs qui s’intègrent comme communauté religieuse protégée contre tribut (statut de dhimmî) au monde dans lequel ils vivent. Entre le Xe et le XIVe siècle, de l’Espagne à l’Irak, se produit une osmose intellectuelle dont témoigne l’œuvre d’un Maïmonide (1138-1204). Certes, il y eu des persécutions comme par exemple dans le royaume de Grenade en 1066 ou au XIIe siècle avec les dynasties intégristes des Almoravides et Almohades, mais celles-ci touchent moins les juifs en tant que tels que les communautés dhimmî, qu’elles soient juives ou chrétiennes. Sous l’empire ottoman, les juifs comme les autres communautés religieuses minoritaires relèvent du système des millets qui leur assuraient une large autonomie cultuelle et judiciaire. Cependant, il existe une très grande diversité entre ces communautés juives « sépharades ». Peu de choses en commun en effet entre la communauté juive yéménite très pauvre et celle de Turquie ayant l’oreille du sultan, sans parler des juifs d’Algérie devenus français en 1870.

Rien de commun non plus avec les juifs de la zone de résidence dans l’empire tsariste, le « yiddishland ». On y retrouve là les caractéristiques traditionnelles d’un peuple : langue commune, le yiddish, culture commune, territoire plus ou moins commun. D’où d’ailleurs la revendication du Bund (Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie) qui s’est battu pour une autonomie nationale et culturelle. Les persécutions que subissent ces populations les poussent à l’émigration. Mais cette dernière se fait essentiellement vers les pays occidentaux. Environ deux millions et demi de juifs du yiddishland, juifs ashkénazes, émigrent entre 1880 et 1914 et se dirigent pour la majorité vers la Terre promise… les États-Unis, une partie s’arrête en Allemagne et en France, une infime minorité choisit la Palestine ottomane. C’est cependant dans le yiddishland que le mouvement sioniste trouve une première implantation, même s’il reste minoritaire, et la future classe dirigeante israélienne en sera issue. Par contre, le Bund était fortement implanté et on retrouve de nombreux juifs dans la social-démocratie, que ce soit chez les Bolcheviks ou les Mencheviks, puis dans le mouvement communiste. Citons pour mémoire, Kamenev, Zinoviev, Trotski, Radek, Martov, Joffé et Rosa Luxemburg, polonaise et figure majeure de la social-démocratie allemande. Le yiddishland a vu naître une culture juive laïque en rupture avec la culture rabbinique du ghetto, phénomène totalement inconnu des autres communautés juives dans le monde. Ni les juifs d’Europe occidentale, ni ceux de l’empire ottoman, ni ceux sous domination française n’étaient dans une situation similaire. Ils ne pouvaient évidemment se reconnaître dans la culture du yiddishland et dans les revendications qui en furent issues. Le génocide met fin à la vie juive dans cette région réduisant à néant un yiddishland déjà bien mis à mal par l’émigration et la poursuite des persécutions à la suite de la première guerre mondiale.

Face à cette diversité du judaïsme mondial, comment réagit le mouvement sioniste ? Deux lignes de force se dégagent au-delà des aléas conjoncturels. Tout d’abord une essentialisation des juifs dont l’objectif est de construire, d’inventer – pour reprendre le titre d’un livre de l’historien israélien Shlomo Sand[8] – un peuple juif : celui-ci aurait traversé les siècles comme un ensemble unique depuis la sortie d’Égypte[9] jusqu’à l’époque moderne, les juifs actuels étant les descendants directs des Hébreux de l’Ancien Testament, ce dernier étant considéré comme un document historique. Car si les juifs n’étaient pas les descendants directs des Hébreux de l’Ancien Testament, comment justifier alors les prétentions du mouvement sioniste sur la Terre promise, la Palestine censée être la Terre d’Israël, « Eretz Israël[10] » ?

S’ensuit une falsification de l’histoire qui fait de la destruction du second Temple de Jérusalem par Titus en l’an 70 le point de départ de la diaspora, les juifs ayant été expulsés du pays. Or, outre qu’une nouvelle grande révolte des juifs quelques décennies après – révolte de Bar-Kokhba en 135 – montre que la présence juive en Palestine restait bien réelle, l’existence de communautés juives dans l’ensemble du monde antique européen est due au dynamisme prosélyte de cette religion qui a profité de l’hellénisation suite aux conquêtes d’Alexandre pour essaimer dans le monde méditerranéen. Il est à noter que les plus sérieux des historiens sionistes admettent que l’idée d’un exode en 70 n’a pas de sens et datent la diaspora de la conquête arabe de la Palestine. Mais, pas plus qu’en 70, il n’y a la moindre preuve d’un exode des juifs à cette époque. Comme la plupart des populations conquises, la population juive de Palestine, dans sa grande majorité, s’est convertie à l’islam, conversion d’autant plus facilitée que l’islam professe, contrairement au christianisme, l’unicité de Dieu, point majeur de la religion juive. Un exode des juifs à cette époque aurait été d’autant plus problématique que les régions où ils auraient pu se rendre étaient soit sous domination islamique, soit des royaumes chrétiens qui n’étaient pas particulièrement accueillants aux juifs.

Le recours à la biologie

Mais cette essentialisation sur la base d’une falsification historique, niant la pluralité du judaïsme, n’était pas suffisante. Il fallait encore montrer par quels mécanismes les juifs modernes pouvaient être les descendants des Hébreux de l’antiquité. C’est là qu’apparaît, seconde ligne de forces, un des aspects les plus sinistres du sionisme, le recours à la biologie. À la naissance du sionisme, la question qui se pose est de savoir ce qui fait l’unité du « peuple juif » alors même que la diversité du judaïsme est éclatante. Le recours à la biologie va peu à peu s’imposer même si les premiers dirigeants sionistes hésitèrent sur cette question, Herzl lui-même refusant plutôt de s’engager sur ce terrain.

C’est à Max Nordau qu’il revient d’introduire dans le sionisme une dimension biologique parlant des « liens du sang existant entre les membres de la famille israélite[11] ». Et c’est le philosophe Martin Buber (1878-1965), qui occupa pendant plusieurs années le poste de rédacteur en chef du principal journal du mouvement sioniste, qui le théorisa le plus clairement pour la première fois parlant du « sang (comme) une force qui constitue nos racines et nous vivifie […] le sang, le plus profond et le plus puissant substrat de l’âme ». Buber fut cependant un sioniste humaniste, par la suite partisan d’un État binational juif et arabe en Palestine et un opposant au colonialisme « d’expansion ». Ce n’est pas le cas de Vladimir Jabotinsky (1880-1940), dirigeant de la droite sioniste dite « révisionniste », partisan d’une politique de puissance sans compromis, inspirateur de l’Irgoun – l’ancêtre du Likoud –, soutien enthousiaste de Mussolini et par ailleurs fervent partisan du libéralisme économique. Jabotinsky n’a pas d’état d’âme. Ainsi il affirme que « ce n’est pas dans l’éducation de l’homme qu’il faut chercher l’origine du sentiment national […] Le sentiment de l’identité nationale réside dans le « sang » de l’homme, dans son type physique et racial, et là seulement. […] Il est physiquement impossible qu’un juif, né de plusieurs générations de parents de sang juif pur de tout mélange, s’adapte à l’état d’esprit d’un Allemand ou d’un Français, tout comme il est impossible pour un nègre de cesser d’être nègre[12] ». Ainsi donc, le caractère biologique particulier du juif l’empêche d’appartenir aux autres nations. Ces lignes ont été écrites en 1936, un an après les Lois de Nuremberg qui officialisaient la politique raciale des nazis… Cette conception ethnique du « peuple juif » ne fut pas le monopole de la droite sioniste. Elle fut aussi utilisée par la gauche sioniste même si cela s’exprimait d’une façon moins directe. Le sionisme ne fait d’ailleurs là que reprendre un topos du nationalisme ethnique qui se développe au même moment dans toute l’Europe et notamment en Allemagne depuis le XIXe siècle avec le mouvement völkisch.

Cette conception ethnique est loin d’être un résidu du passé. C’est celle qui a cours aujourd’hui en Israël où la notion de « sang » occupe une place déterminante dans une partie de l’opinion[13]. C’est la conception du judaïsme orthodoxe qui est retenu pour définir qui est juif et qui ne l’est pas. On sait que, pour la Halakha (la loi juive orthodoxe), un individu n’est juif que si sa mère est juive ou par conversion suivant les règles de la Halakha. Il s’agit donc d’un critère ethnique ou d’un critère religieux pour les convertis. Il faut remarquer que cette définition recoupe celle des antisémites pour qui un juif, même athée ou converti, reste un juif. C’est un organisme dominé par les rabbins orthodoxes, la Rabbanout, qui valide la « nationalité » juive d’un individu, nationalité devant être inscrite sur sa carte d’identité[14] (voir infra). Il s’agit donc d’une conception biologique de la nationalité. La recherche d’une homogénéité biologique des juifs du monde a d’ailleurs entraîné aujourd’hui des chercheurs israéliens à avoir recours à la génétique moléculaire pour tenter d’isoler un « gène juif ».

Du fait colonial au fait national

Jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, le sionisme fut un courant globalement très minoritaire au sein des communautés juives dans le monde et jusque dans les années 1920, l’immigration juive en Palestine reste marginale. En 1922, il n’y a que 85 000 juifs dans la Palestine mandataire alors même que plusieurs alyoth ont déjà eu lieu[15]. Il y en a 640 000 en 1947 à la veille de la création de l’État d’Israël face à 1,3 million Palestiniens. Deux évènements majeurs expliquent ce changement radical de situation. D’une part, les États-Unis, avec L’Immigration Act de 1924, ferment les portes de l’immigration, suivis ensuite plus ou moins rapidement par les autres pays, alors même que la crise du yiddishland et les persécutions s’accentuent. D’autre part, l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933, suivie de l’annexion de la Tchécoslovaquie et de l’Autriche, va amplifier considérablement l’émigration des juifs et faire des réfugiés une question diplomatique importante. La tenue d’une conférence internationale à Évian en juillet 1938 ne donne aucun résultat et, à la fin de la seconde guerre mondiale, tous les États refusent d’accueillir les rescapés du génocide qui n’ont d’autre choix que de se rendre en Palestine. Les puissances occidentales, qui ont refusé d’accueillir les juifs persécutés, qui n’ont pas réagi au génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale et qui se sont ensuite débarrassés des survivants, portent une responsabilité majeure dans le drame qui s’est joué en Palestine.

Un processus de colonisation original

Outre l’organisation de l’immigration des juifs en Palestine, le mouvement sioniste agit sur deux fronts. D’une part, il achète des terres aux grands propriétaires absentéistes ottomans ou arabes, en expulse les paysans arabes et crée sur ces terres des colonies juives. Ce sont les premiers kibboutz. Mais cette politique atteint vite ses limites par le refus de plus en plus prononcé des élites palestiniennes, au départ assez indifférentes, d’accepter le processus de colonisation juive. De plus, les nouveaux arrivants préférent s’installer dans les villes plutôt que de fonder des colonies agricoles qui apparaissent comme des ilots isolés au milieu de la campagne palestinienne. Ainsi en 1948 les kibboutz ne représentent environ que 5 % de la population du Yichouv, la collectivité juive de Palestine, et la communauté juive ne possédait que 5,8 % du territoire de la Palestine.

D’autre part, le mouvement sioniste agit sur le plan diplomatique et obtient là ses premiers succès notables. Dès 1917, la Grande-Bretagne, avec la Déclaration Balfour, « envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». La Grande Bretagne reçoit après la guerre le mandat de la Société des nations (SDN). Malgré quelques restrictions à l’ambition du mouvement sioniste qui exigeait la possibilité de coloniser aussi la Transjordanie, ce Mandat lui est très favorable puisqu’il indique que la Grande-Bretagne doit « placer le pays dans des conditions politiques, administratives et économiques qui permettront l’établissement d’un foyer national juif et le développement d’institutions d’autogouvernement », la puissance mandataire devant de plus « faciliter l’immigration juive et encourager l’installation compacte des Juifs sur les terres ». Le Mandat ne mentionne même pas explicitement la population arabe désignée simplement comme « population non juive ».

Il serait trop long ici de faire la liste des mesures favorables prises par l’administration britannique en faveur de la colonisation sioniste qui entraînent une réaction de plus en plus vive des Arabes palestiniens dont l’acmé est la grande révolte arabe de 1936 à 1939. Cette dernière est brisée militairement par les Britanniques aidés par les milices sionistes. Son échec laisse une population palestinienne désarmée, dont les cadres de résistance ont été démantelés et dont les leaders sont soit arrêtés, soit contraints à l’exil. La route est dégagée pour l’établissement d’un État juif en Palestine.

Cependant, dans une tentative de se concilier la population palestinienne et surtout les élites des pays arabes, la Grande-Bretagne émet en 1939 un livre blanc restreignant l’immigration juive en Palestine. S’ensuit, après la seconde guerre mondiale marquée par des coups fourrés de part et d’autre, une brève période d’affrontement violent entre la Grande-Bretagne et le mouvement sioniste, marquée par des attentats terroristes sanglants organisés par l’Irgoun et le groupe Stern[16], qui s’achève avec la fin du Mandat et le projet de l’ONU de partition de la Palestine.

Avant d’en venir à la création de l’État d’Israël, deux points sont à noter. Le premier concerne les rapports de forces au sein du mouvement sioniste. Dès les années 1920, c’est le mouvement ouvrier sioniste qui devient dominant en son sein avec comme principale force politique le parti travailliste Mapaï et le syndicat qui lui est lié, la Histradrout qui sera réservée jusqu’en 1966 aux seuls travailleurs juifs. C’est la gauche et l’extrême gauche sioniste – le Mapam et la Haschomer Hatzaïr - qui seront les promoteurs de la colonisation agricole, les kibboutz, construits sur une base ethnique juive et sur l’expropriation des paysans palestiniens. Le fait que ces colonies soient organisées – au moins en théorie – sur des principes socialistes, ne peut faire oublier les conditions dans lesquelles elles ont été créées ni le fait que les paysans arabes en étaient exclus.

Le second point concerne la nature de la colonisation juive. L’objectif n’est pas d’exploiter la main-d’œuvre indigène mais de l’expulser du marché du travail. La Histradrout sera l’instrument principal de cette colonisation en menant sans relâche une campagne pour imposer le « travail juif », y compris contre les capitalistes juifs qui trouvaient plus profitable d’employer des travailleurs arabes. La Histradrout est un syndicat tout à fait particulier qui non seulement expulse les travailleurs arabes des secteurs où ils sont présents, mais nie même la lutte de classes entre patrons et ouvriers juifs au profit de la construction d’une nation juive. Elle agit comme un entrepreneur économique majeur, s’empare du développement industriel, de l’éducation, de la santé, etc. et met en place les structures du futur État. Le sionisme ouvrier dominant impose la constitution d’une classe ouvrière juive. Les juifs en Palestine ne se constituent pas en une classe exploiteuse du prolétariat arabe. Il s’agit au contraire, petit à petit de constituer en Palestine une structure de classe nouvelle sur une base ethnique, juive. Mais pour arriver à ce résultat, il y a nécessité d’une intervention politique qui transforme la structure de classe existante en Palestine pour en construire une nouvelle. C’est l’État qui va être l’instrument de ce projet. Ce sera le rôle historique du mouvement ouvrier juif qui a construit puis dirigé pendant des décennies l’État d’Israël avec une symbiose entre l’appareil d’État et un parti travailliste hégémonique.

Avant même la création de l’État d’Israël, le mouvement sioniste met donc en place, avec la bénédiction des Britanniques, une organisation de nature étatique au sein du Yichouv avec son armée, la Haganah et ses commandos de choc (le Palmah), une langue (l’hébreu), un Conseil national ainsi qu’une structure chargée de relations avec la puissance mandataire et du développement de la colonisation, l’Agence juive. Face à cela, les Arabes qui contestent à la fois la présence britannique et la colonnation juive, ne se dotent d’aucun instrument équivalent si ce n’est une assemblée religieuse, le Conseil suprême musulman, qui ne peut prétendre à réellement représenter la population arabe, ce d’autant plus que le sentiment national palestinien est encore balbutiant. L’opposition au sionisme est le fait, soit de notables arabes réactionnaires, soit de courants inspirés d’un panarabisme marqué par une recherche identitaire de nature religieuse. Face à la colonisation sioniste, les Arabes palestiniens partaient donc avec un handicap considérable.

Le nettoyage ethnique au fondement de la création de l’État d’Israël

On a vu que les pays occidentaux avaient bloqué l’immigration de juifs persécutés avant la seconde guerre mondiale et avait refusé d’accueillir les rescapés des massacres. La seule voie possible pour eux était donc l’immigration en Palestine. Mais cela ne signifie pas pour autant que la création d’un État juif était inévitable. D’autres possibilités existaient qui n’ont pas vu le jour. De nombreux intellectuels juifs, comme par exemple Martin Buber, Gershom Scholem, Albert Einstein ou Hannah Arendt, étaient pour la création d’un État binational. Plus même, une partie non négligeable des juifs de Palestine étaient aussi pour cette solution. Un parti politique, Ihud (Unité), fondé sur cette base obtient 44 % des voix en 1944 aux élections internes du Yichouv. Cette perspective sera vite enterrée, et ce pour deux raisons : d’une part les élites arabes refusent toute solution de ce type qui, pour elles, légitimerait la colonisation juive ; d’autre part, la révélation de l’ampleur du génocide renforce l’idée d’un État où les juifs puissent vivre en sécurité.

La commission de l’ONU, qui était chargée de faire des propositions à l’Assemblée générale pour mettre fin au mandat britannique sur la Palestine, avait abouti à deux propositions à mettre au vote : l’une, majoritaire, prévoyait la création d’un État juif et d’un État arabe, l’autre la création d’un seul État, démocratique, où juifs et arabes auraient eu les mêmes droits. Seule la première a été mise au vote de l’Assemblée générale et a abouti à la résolution 181 des Nations unies adoptée le 29 novembre 1949 sur le partage de la Palestine : une zone internationale de 1 % du territoire comprenant Jérusalem ; un futur État palestinien sur 43 % du territoire avec plus de 800 000 arabes et 10 000 juifs ; un futur État juif sur 56 % de la Palestine comprenant environ 600 000 juifs et devant intégrer en son sein 400 villages arabes (sur 1000) et plus de 500 000 Arabes palestiniens. Près de la moitié de la population de du futur État juif serait donc arabe.

Ce plan de partage est refusé par les pays arabes et les élites palestiniennes. L’historien palestinien Walid Khalidi en a synthétisé les raisons : « Le peuple indigène de Palestine, comme le peuple indigène de tous les autres pays du monde arabe, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique et d’Europe, refusait de partager le pays en deux avec une communauté de colons[17] ». Au vu de ce qui s’est passé par la suite, on peut penser que cette position a été une erreur, ce d’autant plus que ce plan de partage ne satisfaisait pas non plus les dirigeants sionistes qui se retrouvaient avec un État juif dont près de la moitié de la population était arabe. Face au refus arabe, les dirigeants sionistes ont eu l’intelligence d’accepter ce plan qui officialisait la création d’État juif, la guerre devant leur permettre de le rectifier à leur profit[18].

David contre Goliath ?

Contrairement au mythe qui veut que le petit État juif désarmé fit face à la puissante coalition des régimes arabes, la réalité est tout autre. Dans la Palestine même, les Arabes avaient été militairement écrasés entre 1936 et 1939 et, si les gouvernements arabes, par ailleurs désunis, font preuve d’une rhétorique guerrière, les forces engagées sur le terrain sont faibles, mal armées et mal commandées. La Ligue des États arabes crée une « Armée de libération arabe » ne comptant que 3 000 hommes et les contingents envoyés par ces États s’élèveront au plus à 40 000 hommes. Face à eux, les forces juives, qui comptent d’emblée 35 000 hommes, atteindront 90 000 hommes grâce à la mobilisation générale. De plus, une partie de ces forces a acquis une expérience militaire importante lors de la seconde guerre mondiale soit dans les maquis, soit en intégrant les armées régulières, notamment celle de la Grande-Bretagne. Enfin, l’État d’Israël est armé massivement par l’Union soviétique qui espérait ainsi faire pièce à l’impérialisme britannique dans la région.

En outre, le Royaume de Transjordanie négocie secrètement avec l’État d’Israël pour obtenir la Cisjordanie et son armée, la seule armée arabe ayant une réelle capacité militaire, la Légion arabe, encadrée et financée par les Britanniques, ne franchira pas la frontière du nouvel État. Les quelques affrontements ayant eu lieu avec les sionistes sont dus au fait que ces derniers, poussés par leurs succès militaires, ont tenté de ne pas respecter l’accord passé avec le royaume hachémite.

Malgré quelques problèmes conjoncturels, liés au fait que les colonies juives sont très isolées, le succès militaire israélien s’affirme rapidement et la victoire est acquise dès le début de l’année 1949. Elle fait passer le territoire de l’État d’Israël de 56 % à 78 % du territoire de la Palestine.

Au-delà des péripéties proprement militaires, la victoire militaire juive entraîne un fait majeur, la transformation démographique du nouvel État. Les Arabes palestiniens qui représentaient près de 50 % de la population de ce dernier lors du plan de partage ne constituent plus désormais que 17 % de la population de l’État d’Israël. En effet, un plan coordonné, continu et concerté d’expulsion des Palestiniens a été mis en œuvre, le plan D (en hébreu Daleth). À la fin de la guerre, près de 800 000 personnes, plus de la moitié de la population arabe palestinienne, avaient été expulsées des villages ou des villes dans lesquels elles habitaient. Plusieurs centaines de villages arabes ont été détruits et onze villes ont été vidées de leurs habitants arabes, à quoi s’ajoutent des pillages de grande ampleur. Des dizaines de massacres de civils ont eu lieu pour terroriser la population et l’encourager à partir. Le plus connu de ces massacres est celui de Deir Yassin, mais il faut aussi citer ceux de Tantoura et celui Dawaimeh et les exécutions sommaires qui ont entraîné la mort de milliers de Palestiniens. Tous les partis politiques sionistes présents dans le Yichouv ont participé à ce processus. Le Mapam, publie certes en mai 1948 une déclaration dans laquelle elle s’oppose aux expulsions, mais il participe avec le Mapaï au Conseil d’État qui gère transition vers l’indépendance et obtient des ministères stratégiques. De plus et surtout, ce sont des commandants liés au Mapam qui opèrent dans les principales zones d’expulsion, la plupart des officiers de la Haganah étant membres ou sympathisants de ce parti[19]. Ce double jeu de l’extrême gauche sioniste allait être une constante dans l’histoire d’Israël. Aucun des auteurs de ces crimes n’a jamais été jugé pour crimes de guerre. L’État d’Israël est né d’un nettoyage ethnique mené dans l’indifférence de la communauté internationale qui se contentera d’essayer de prendre en charge celles et ceux qui maintenant sont des « réfugiés » et l’État palestinien prévu par la résolution 181 de l’ONU ne verra pas le jour.

Cette expulsion des Palestiniens, la Nakba (la catastrophe en arabe), est le point aveugle de l’historiographie sioniste qui a tenté d’imposer un récit suivant lequel les Arabes palestiniens auraient de leur plein gré quitter leurs maisons et leurs villages afin de permettre aux armées arabes de détruire l’État d’Israël. Ce récit n’a pas résisté au temps et certains historiens sionistes essaient de mettre en place une seconde ligne de défense. Ainsi Élie Barnavi[20] fait de la guerre, la « génératrice obligatoire des migrations de civils qui cherchent à préserver leurs vies » tout en rendant responsable les États arabes de cette situation. Aucune référence n’est faite au plan D ni à la destruction des villages palestiniens, ni à la spoliation des terres palestiniennes. Le seul massacre cité est celui de Deir Yassin. Mais surtout, il reconnaît qu’à la fin de la guerre, « ouvrir ses portes [d’Israël] au flot des réfugiés palestiniens […] aurait signifié aussi le commencement de la fin pour l’État juif ». C’est reconnaître au détour d’une phrase la nécessité pour le mouvement sioniste de pratiquer une épuration ethnique pour fonder un État juif. Comble de cynisme, il affirme, parlant des expulsés, que « ce déracinement est tout de même relatif. Quitter Lod pour aller à Jéricho ou traverser le Jourdain, c’est se déplacer à l’intérieur du même espace culturel, linguistique, affectif – à l’intérieur du même pays ». Le refus, même de la part de sionistes progressistes comme Élie Barnavi, de reconnaître encore aujourd’hui la réalité tragique de la Nakba, c’est-à-dire la spoliation, l’expulsion violente, décidée et organisée par les autorités israéliennes des Arabes de Palestine, est non seulement une faute morale, mais un problème politique majeur. Ainsi, alors que la question du droit au retour des réfugiés avait été explicitement incluse dans les accords d’Oslo, c’est le refus du gouvernement travailliste d’Ehoud Barak de la prendre en compte qui a été une des causes de l’échec des « négociations de la dernière chance » en 2000 à Camp David. Aujourd’hui c’est l’extrême droite juive qui reconnaît d’autant plus la Nakba qu’elle en prône ouvertement une autre pour finir le travail en Cisjordanie et à Gaza.

Fait national israélien ou État juif ?

Comme l’avait écrit Maxime Rodinson dès 1967 dans la revue Les Temps modernes, article qui à l’époque fit beaucoup de bruit, Israël est un fait colonial. Ce n’est pas le seul État dans ce cas. Tous les États du continent américain, par exemple, sont issus d’un processus de colonisation de nature génocidaire. C’est aussi le cas de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ces colonisations ont abouti à la création de nations dans des processus complexes où la bataille pour la reconnaissance des populations autochtones n’est pas encore terminée. Le fait colonial sioniste s’est aussi transformé en fait national israélien. Une culture proprement israélienne – musique, cinéma, littérature –, avec l’hébreu comme vecteur, a vu le jour très rapidement et notamment une culture laïque, empruntant des éléments à l’Orient et à l’Occident. Une nation israélienne est donc née. Le refus, pendant des années, des gouvernements arabes et de la direction palestinienne de reconnaître cet élément nouveau, l’état de guerre quasi permanent et la propagande arabe marquée par l’antisémitisme, combinés au souvenir du génocide, créent en Israël une mentalité d’assiégés se traduisant par une politique agressive et la non-reconnaissance des droits des Palestiniens.

Un des premiers problèmes du nouvel État a été la place des juifs venus du monde arabe. La guerre de 1948 et la création de l’État d’Israël ont fragilisé considérablement les communautés juives dans le monde arabe qui font alors face à une montée de l’antisémitisme et du nationalisme autoritaire. S’y ajoutent les efforts du gouvernement israélien pour les arracher à leur enracinement avec parfois, comme en Irak, des actions provocatrices pour accélérer leur départ. Arrivées en Israël, ces communautés subiront une prolétarisation accélérée et le clivage social va se confondre plus ou moins avec le clivage communautaire. Méprisés par les élites sionistes ashkénazes et discriminés car étrangers à la culture occidentale et à celle du yiddishland, cantonnés dans les emplois les plus précaires et vivant dans des conditions abominables, l’intégration des juifs orientaux, les Mizrahim, s’accompagne d’émeutes et de révoltes. Au début des années 1970, le mouvement israélien des Panthères noires, en réaction à ces discriminations, mais aussi prônant un dialogue avec l’OLP, fut fortement réprimé. Cependant les Mizrahim basculeront massivement à droite et deviendront la base sociale du Likoud permettant à ce dernier de l’emporter contre les travaillistes en 1977.

Au-delà, le problème principal renvoie dès 1948 à la nature de l’État. Israël se veut un État démocratique qui « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe » (Déclaration d’indépendance). Mais il se veut aussi un État juif et comme l’écrivait David Ben Gourion (1886-1973), un État qui a vocation à rassembler les juifs du monde : « notre État n’est pas seulement celui des habitants d’Israël, mais celui des milliers et des dizaines de milliers de juifs encore éparpillés sur tout le globe, et la mission suprême de l’État est le rassemblement des exilés[21] ». L’État d’Israël est-il l’État des juifs du monde entier – loi du Retour de 1950 et loi sur la citoyenneté de 1952 – ou l’État des Israéliens ? L’État est-il juif ou est-il celui de l’ensemble de ses citoyens ?

Ces interrogations ont des conséquences concrètes. En Israël, la notion de citoyenneté intègre une « nationalité » (juive, arabe, druze, arménienne, circassienne, etc.) et une religion. Jusqu’en 2002, la « nationalité » figurait sur les cartes d’identité. Un israélien juif est ainsi un citoyen israélien de nationalité juive et un israélien arabe est un citoyen israélien de nationalité arabe. Le caractère ethnique de la nationalité est ainsi consubstantielle à la citoyenneté israélienne. Si la mention de la nationalité été retirée suite à un compromis avec les ultrareligieux qui refusaient d’octroyer la « qualité » de juif aux personnes converties par des rabbins de tendance « libérale », elle figure toujours à l’état-civil. C’est cette « nationalité » qui conditionne le régime juridique individuel concernant le statut personnel. De plus, le statut personnel des individus, qu’ils soient croyants ou non, est du ressort des autorités religieuses. Le mariage civil n’existant pas, cela signifie en pratique qu’un juif ou une juive ne peut épouser une personne non juive. Ainsi en 1953, la « Loi sur la juridictions des tribunaux rabbiniques » précise que :

- Art.1 : Tout ce qui concerne le mariage ou le divorce des juifs en Israël, nationaux ou résidents, est exclusivement de la compétence des tribunaux rabbiniques.

- Art.2 : Les mariages et divorces des juifs s’effectuent en Israël en vertu de la loi établie par la Torah.

En 1957, la loi dite des Dayanim donne le statut de fonctionnaires aux juges religieux. S’instaure ainsi un rabbinat d’État (Rabbanout) orthodoxe ayant le monopole des décisions juridiques concernant la vie privée des individus (mariage, divorce, enterrement). Israël n’est donc pas un État laïque. À la naissance de l’État d’Israël, cette situation ne résulte pas du poids des mouvements religieux juifs en Palestine. La plupart des immigrants avaient un rapport pour le moins très distendu avec la religion. Venant pour l’essentiel du yiddishland, ils s’étaient affrontés à un rabbinat qui voulait les maintenir dans la vie traditionnelle juive. En fait, ces concessions à la religion, faites par une élite sioniste athée, renvoient à la faiblesse idéologique du projet national juif. Comment en effet justifier le sionisme et sa prétention sur la Palestine, si ce n’est, in fine, en s’appuyant sur la Bible et en faisant de la religion la référence ultime ?

Ces dispositions entraînent un deuxième problème, celui de savoir comment définir qui est juif ? Il serait trop long ici de rapporter et d’analyser les multiples affaires qui ont scandé la vie publique israélienne marquée par des décisions successives de la Cour suprême sur ce sujet[22]. Retenons que depuis 1960, être reconnu comme juif est conditionné au fait d’en fournir des preuves objectives. De plus les enfants nés d’une mère non juive devaient se convertir auprès des institutions religieuses orthodoxes. C’est la Rabbanout qui valide le fait de savoir qui est juif. Cette réglementation est porteuse de conflits réguliers avec les courants religieux non orthodoxes du judaïsme et avec évidement les Israéliens juifs non croyants. Elle est aussi porteuse d’une contradiction au sein même des courants orthodoxes entre les haredim (« craignant-Dieu ») qui sont aujourd’hui dominants dans la Rabbanout, et le courant « sioniste religieux ». Pour les haredim, ce qui prime est l’aspect religieux du judaïsme. Ils sont donc intransigeants sur l’identité juive et sur les règles de conversion qui doivent respecter strictement la Halakha. Pour le courant « sioniste religieux », ce qui prime est le poids démographique des juifs dans une situation marquée par une compétition avec les Palestiniens et par l’immigration massive de gens venus de l’ex-URSS dont la moitié ne pouvait pas être considérée comme juifs par l’orthodoxie.

Quoi qu’il en soit, ce qui est posé dans ces conflits sur l’identité juive, c’est la nature même de l’État d’Israël. Comment en effet pouvoir définir un État comme juif s’il n’y a aucun consensus pour savoir qui est juif ? À cette incapacité de définir clairement qui est juif et qui ne l’est pas, s’ajoute la place faite aux Arabes israéliens. Comme l’écrit Élie Barnavi, « ils ne sont Israéliens que parce qu’ils ont été battus en tant qu’Arabes[23] ». Jusqu’en 1966, ces derniers ont été soumis à l’administration militaire et privés de la plupart de leurs droits. Depuis, si les Arabes israéliens jouissent en théorie des mêmes droits des autres citoyens et si, jusqu’à encore 2018 (voir infra), l’arabe était la seconde langue officielle de l’État, ils n’en subissent pas moins nombre de discriminations que ce soit par la confiscation légale des terres, de leur maison, ou par des mesures à caractère discriminatoire de toutes sortes en matière de logement, d’éducation, de prestations sociales. S’y ajoutent un racisme diffus, prenant année après année de plus en plus d’ampleur, et un discours permanent les présentant à l’opinion comme une cinquième colonne.

La question du caractère de l’État va être au cœur des affrontements internes à Israël. Comme l’affirmait dès 2005 un des idéologues suprématistes juifs Moti Karpel, « se préparer de nouveau au combat politique entre la droite et la gauche, c’est se préparer à la guerre précédente. […] C’est sur l’axe Juifs-Israéliens que se profile le prochain combat. Ceux qui sont d’abord juifs font face à ceux qui sont d’abord israéliens. […] À la vision israélienne d’un État pour tous ses citoyens, avec tout ce que cela signifie, il faut opposer la vision d’une démocratie juive[24] ». Et en effet, les organisations de la gauche sioniste se sont progressivement effondrées à force de concessions en concessions à la droite, de participations en participations gouvernementales avec cette dernière ou avec le « centre » et surtout ont été incapables de présenter une claire vision de l’avenir d’Israël qui romprait avec la conception ethnico-religieuse de la nation. S’il a toujours existé une gauche juive non sioniste et même antisioniste, elle n’a eu qu’un poids électoral marginal malgré le fait qu’elle ait pu avoir un écho certain dans l’opinion à certains moments[25]. Dans l’État d’Israël, les rapports sociaux sont surdéterminés par deux questions intimement liées : l’affrontement portant sur la définition même de la nation et la question palestinienne.

Les ruptures et la situation actuelle

Dès sa création, Israël est donc un État dont le fondement est d’emblée ethnico-religieux, mais c’est un État pris dans une contradiction entre ce fondement et son affirmation d’être l’État démocratique de l’ensemble de ses citoyens. Cette situation instable va être bousculée par plusieurs évènements.

Le statut quo remis en cause et les occasions manquées

La première rupture renvoie aux conséquences de la « guerre de six jours » de 1967. Cette dernière voit l’État d’Israël s’emparer du Sinaï, du plateau du Golan, de la Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem-Est et donc du troisième lieu saint de l’islam, l’esplanade des mosquées que les juifs appellent le mont du Temple. Cette victoire, présentée comme miraculeuse dans la mythologie sioniste, a deux conséquences : elle relance le processus de colonisation qui sera poursuivi par tous les gouvernements et donne une nouvelle vie au messianisme juif qui voit là la possibilité de créer un État juif sur toute la terre d’Eretz Israël. Ces deux aspects intimement liés prendront une ampleur de plus en plus importante au fil des années au point de faire du sionisme religieux un courant essentiel de la vie politique israélienne[26]. Ce messianisme juif, refusant tout compromis avec les Palestiniens, considérés comme des étrangers sur la terre d’Eretz Israël, va être le terreau d’actes terroristes contre les Palestiniens. Ce mouvement de colonisation a d’autant plus de force qu’il peut s’appuyer sur le refus arabe de reconnaitre le fait national israélien. Il faudra attendre 1988 pour que l’OLP reconnaisse l’État d’Israël.

La deuxième rupture est la fin de l’hégémonie travailliste qui se traduit en mai 1977 par la victoire du Likoud dirigé par Menahem Begin (1913-1992). Le processus de colonisation connait une nouvelle dynamique et c’est le début en Israël même de la mise en œuvre des politiques néolibérales qui iront en s’amplifiant année après année transformant la société en profondeur. Menahem Begin a cependant l’intelligence, après que l’armée israélienne se soit faite sérieusement bousculée en 1973 par l’armée égyptienne lors de la « guerre de Kippour », de passer un accord avec l’Égypte qui aboutit en novembre 1977 à l’évacuation du Sinaï et à la reconnaissance par l’Égypte de l’État d’Israël. Le militarisme agressif de la droite israélienne, qui se traduit en 1982 par l’invasion du Liban et les massacres de Sabra et de Chatila, voit naître un fort mouvement de contestation qui donne naissance au « camp de la paix », politiquement hétéroclite, mais capable d’impulser des mobilisations massives.

La troisième rupture a lieu avec la première intifada (« la révolte des pierres »), qui commence fin 1987 et se termine en 1993. Elle voit le soulèvement spontané des Palestiniens dans les territoires occupés avec aussi un engagement massif des femmes palestiniennes. C’est cette révolte qui a obligé le gouvernement israélien de l’époque de négocier avec l’OLP considérée pourtant comme une organisation terroriste avec laquelle tout contact était interdit. Une partie de l’élite au pouvoir a considéré avec le premier ministre travailliste Itzhak Rabin (1922-1995) qu’il fallait essayer de trouver un compromis alors même qu’en 1987 la première réaction de Rabin avait été de vouloir « briser les os » des Palestiniens révoltés. C’est dans cette situation que le mouvement de la paix en Israël a pu organiser de fortes mobilisations. En 1988, alors que l’intifada bat son plein, « La paix maintenant » organise une manifestation qui rassemble 100 000 personnes pour exiger des négociations avec l’OLP. Tout cela aboutit aux accords d’Oslo en 1993. C’est ainsi la révolte du peuple palestinien et l’échec d’Israël d’en venir à bout qui explique les accords d’Oslo.

Ces derniers entraînent une réaction extrêmement violente de la droite israélienne, des colons et des milieux religieux qui multiplient les manifestations et les appels au meurtre de Rabin et des Palestiniens. Il serait trop long ici de rapporter tous les évènements de la période cruciale qui a suivi la signature des accords d’Oslo[27], les occasions manquées, les atermoiements de la gauche israélienne face à l’offensive de la droite et de l’extrême droite. Les ambiguïtés de Rabin, qui hésite à s’engager sur la voie de la création d’un État palestinien alors même qu’il met en place des mesures sécuritaires, « le bouclage », qui aggravent considérablement la vie des Palestiniens, ont pesé lourd dans une situation d’affrontements internes tan en Israël même que le camp palestinien.

De façon très schématique l’enchaînement des faits est le suivant. En février 1994, un colon israélien d’extrême droite tue 29 Palestiniens et en blesse 125 autres à Hébron alors qu’ils étaient en train de prier. Le Hamas lance à la mi-avril 1994 une campagne d’attentats suicide. Rabin est assassiné le 4 novembre 1995 à la fin d’une manifestation pour la paix en soutien aux accords d’Oslo par un extrémiste juif d’extrême droite. Alors que les accords d’Oslo commencent à être appliqués, que le calme règne et que le Hamas s’est engagé à respecter une trêve, le nouveau premier ministre travailliste israélien Shimon Pérès (1923-2016), avant tout préoccupé de séduire la droite nationaliste, fait assassiner en janvier 1996 « l’artificier du Hamas ». Il engage aussi une opération militaire au Liban qui se traduit en avril par un massacre dans un camp de réfugiés. Cela entraîne une campagne d’attentats suicides qui fait basculer en partie l’opinion publique israélienne bien que l’Autorité palestinienne ait fait arrêter plus de deux mille militants du Hamas. Fin mai 1996, Benjamin Netanyahu gagne de justesse les élections législatives. Si le processus d’Oslo n’est pas encore mort, il est à l’agonie.

La quatrième rupture est la mort du processus d’Oslo. Il serait là aussi trop long d’en rapporter toutes les péripéties. Benjamin Netanyahu avait été obligé de faire quelques concessions sous la pression des États-Unis au moment de la présidence de Bill Clinton. Lâché par une partie de sa coalition de droite, il perd les élections en mai 1999 au profit du travailliste Ehoud Barak ancien chef d’état-major… soutenu par une partie du mouvement messianique juif au vu de ses déclarations pro-colons. En juillet 2000, des négociations ont lieu à Camp David sous l’égide des États-Unis. Elles échouent devant le refus israélien de prendre en compte la question des réfugiés et celle de Jérusalem-est – les Israéliens veulent conserver la souveraineté sur l’Esplanade des mosquées – ainsi que sur le tracé de la frontière proposée qui découpait, de fait, la Cisjordanie en bantoustans, Israël voulant garder la vallée du Jourdain et les colonies. Pour l’opinion publique israélienne, c’est au contraire Arafat et les Palestiniens qui sont les responsables de cet échec. La gauche sioniste pacifiste participe à cet hallali contre les Palestiniens se ralliant de façon acritique au récit de Barak. Ce dernier multiplie les déclarations de soutien aux colons, présentant Israël comme une « villa dans la jungle », État isolé, civilisé, entouré d’animaux sauvages. La seconde intifada débute peu après. Le processus d’Oslo est mort.

Un État d’apartheid

La seconde intifada, qui dure de 2000 à 2005, s’est avérée incapable de renverser le cours des choses. La stratégie du Hamas a alors consisté à mener des attentats suicides en espérant ainsi faire céder le gouvernement israélien et il faut noter que régulièrement ce mouvement a proposé une trêve aux gouvernements israéliens en échange de la fin de l’occupation. Cette stratégie a été un échec, même si elle a abouti en 2005 à l’évacuation de Gaza. Non seulement elle a favorisé la droitisation sécuritaire en Israël, mais elle a permis à ce dernier de se présenter en victime justifiant ainsi le soutien envers et contre tout des puissances occidentales à la répression féroce qui se met en place. En 2006, le Hamas a remporté la majorité des sièges au parlement palestinien et a tenté de créer une autorité palestinienne unie acceptant la création d’un État palestinien sur la base des résolutions de l’ONU. Mais les Israéliens et les pays occidentaux ont refusé de reconnaître le résultat des élections et ont encouragé la tentative du Fatah de reprendre le contrôle par les armes, ce qui a abouti à la division actuelle entre la Cisjordanie et Gaza.

La stratégie des gouvernements israéliens s’est alors développée sur quatre fronts : soumettre l’Autorité palestinienne ; poursuivre la colonisation ; isoler Gaza en laissant le Hamas gérer la survie de la population, la construction du mur parachevant cet isolement ; intervenir régulièrement militairement à Gaza pour contenir le Hamas (opérations « Plomb durci », « Pilier de défense », « Bordure protectrice ») avec pour conséquences des milliers de morts civils. En 2018, les marches pacifiques contre le mur ont été brisées dans le sang par les snipers israéliens tirant sur une foule désarmée. Enfin les élections prévues en 2021 en Cisjordanie ont été annulées par l’Autorité palestinienne à la grande joie du gouvernement israélien qui n’en voulait surtout pas. Les accords d’Abraham et la normalisation des relations en cours avec l’Arabie saoudite devaient finir, avant le 7 octobre, d’enterrer la question palestinienne.

Année après année, la situation a donc considérablement empiré pour les Palestiniens. Le processus de colonisation s’est énormément amplifié. Il y avait environ 113 000 colons en Cisjordanie au moment des accords d’Oslo, il y en a aujourd’hui plus de 700 000. Rappelons que ces colonies sont illégales du point de vue du droit international et depuis 1967, l’Assemblée générale des Nations unies a voté onze résolutions condamnant l’occupation de la Cisjordanie sans qu’Israël soit le moins du monde sanctionné pour ne pas les avoir respectées. Ce processus de colonisation s’accompagne de dispositions humiliantes et discriminatoires instaurant une situation d’apartheid comme le reconnait l’ancien chef du Mossad Tamir Pardo : « Les mécanismes israéliens de contrôle des Palestiniens, depuis les restrictions de mouvement jusqu’à leur placement sous la loi martiale, alors que les colons juifs dans les territoires occupés sont gouvernés par des tribunaux civils, sont à la hauteur de l’ancienne Afrique du Sud[28] ».

Le 19 juillet 2018, le Parlement israélien, la Knesset, adopte une loi faisant d’Israël « L’État-nation du peuple juif ». La loi accorde uniquement aux juifs « le droit à l’autodétermination » dans l’État d’Israël, « foyer national du peuple juif ». La langue arabe, qui était une langue officielle au même titre que l’hébreu, se voit dotée simplement d’un « statut spécial ». La loi fait de la colonisation une « valeur nationale » et indique que l’État favorisera « le développement des communautés juives », c’est-à-dire des colonies et « agira pour encourager et promouvoir leur établissement [des colonies] et leur consolidation ». L’esprit de cette loi avait été résumée à l’époque par la ministre de la Justice Ayelet Shaked : « Israël est un État juif, pas un État de toutes ses nationalités. Les citoyens sont tous égaux, mais ils ne disposent pas de droits nationaux égaux[29] ». On pense à Orwell dans La ferme des animaux : « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ». Shaked avait d’ailleurs encore précisé l’objet de cette loi : « le sionisme ne doit pas – et cela n’adviendra pas – continuer à se soumettre à un système de droits individuels interprétés de manière universaliste[30] ».

Cette loi, certes, ne modifiera que peu de choses par rapport à la réalité concrète en Israël et on a vu que les discriminations envers les non-juifs et la colonisation n’ont pas attendu cette loi pour exister. Cependant, et c’est l’élément nouveau, Israël assume ce qu’il est vraiment, un État constitué sur une base ethnique. La contradiction originelle entre le fondement ethnico-religieux de l’État d’Israël et le fait de vouloir être celui de l’ensemble de ses citoyens a été tranchée : Israël est devenu officiellement un État d’apartheid.

Une société israélienne profondément divisée… sauf sur les Palestiniens

Cette loi est fortement contestée, y compris à droite, notamment par le président de l’État d’Israël, Reuven Rivlin, pourtant membre du Likoud. Un nouvel affrontement majeur s’est déroulé avec le projet de loi de réforme judiciaire portée par le gouvernement Netanyahou. Véritable coup d’État légal, il vise à concentrer tous les pouvoirs dans les mains du gouvernement. La nomination des magistrats serait, de fait, décidée par l’exécutif. Le rôle de la Cour suprême serait considérablement affaibli en matière de censure des nominations des hauts fonctionnaires ou des ministres. Ce garde-fou permet à la Cour de refuser la nomination de personnes condamnées pour corruption. Ainsi, début 2023, elle a refusé de valider la nomination comme ministre de l’ultraorthodoxe Arié Déri, dirigeant du parti Shass (religieux et séfarade) condamné pour fraude fiscale. Ce projet de réforme judiciaire a entraîné des manifestations de protestation monstres durant l’année 2023 avant le 7octobre. La Cour suprême a d’ailleurs invalidé le texte de cette loi le 1er janvier 2024.

La Cour suprême est souvent présentée comme la garante de l’exercice des droits démocratiques en Israël. Or comme le note Le Monde, la Cour « valide des décisions de l’État visant à réprimer les rares critiques de la guerre et à réduire au silence la minorité des citoyens palestiniens d’Israël (20 % de la population)[31] ». Plus globalement, la Cour suprême a le plus souvent validé les décisions discriminatoires prises à l’encontre des Palestiniens que ce soit en Cisjordanie ou en Israël même. Elle n’a, par exemple, pas censuré la loi sur « L’État-nation du peuple juif », ni même celle de 2016 qui vise à restreindre les possibilités de financement des ONG. Son rôle de garant des droits démocratiques atteint vite des limites.

Cela renvoie à l’état de la société israélienne. Des décennies de politiques néolibérales ont laissé des traces profondes aggravant encore les inégalités et les conséquences des discriminations, que ce soit envers les Arabes israéliens, qui en sont les principales victimes, qu’envers les Juifs orientaux et les falashas, juifs d’origine éthiopienne, qui subissent un racisme décomplexé dû à la couleur de leur peau. Le mouvement social de 2011, la « révolte des tentes », qui a vu des manifestations monstres, n’a pas vraiment changé les choses et n’a pas eu vraiment de conséquence politique. La gauche sioniste israélienne, on l’a vu, a quasiment disparu du champ politique. Aux dernières élections législatives fin 2022 l’extrême gauche sioniste, le Meretz, n’est pas arrivé à être représenté au Parlement et le Parti travailliste a été réduit à portion congrue. Quant à la gauche non sioniste, le Hadash, coalition de la gauche radicale regroupant arabes et juifs, elle reste désespérément faible même si elle est arrivée à être présente au Parlement, ses députés étant d’ailleurs constamment menacés d’y être expulsés[32].

Avant même le 7 octobre, la violence coloniale envers les Palestiniens était monnaie courante, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie. La société israélienne est gangrénée par le virus colonial qui déshumanise les Palestiniens et fait oublier à l’armée israélienne le droit international en matière de guerre. La mise en œuvre de la « doctrine Dahiya », qui consiste à détruire totalement des quartiers civils sous prétexte de lutter contre le terrorisme, date de 2008. Elle applique un dicton très populaire en Israël : « Ce qui ne s’obtient pas par la force, s’obtient en usant de plus de force ». Cette valorisation de la force a des conséquences en Israël même où la brutalisation de la vie publique est devenue courante et où les armes se répandent dans la population. Plus de 250 000 armes ont été distribuées à la population après le 7 octobre et les images montrent régulièrement des individus en civil avec fusil-mitrailleur en bandoulière.

Le problème n’est pas donc pas simplement celui de l’extrême droite en Israël, problème qui pourrait être résolu par un changement de gouvernement. Tous les gouvernements ont mené la même politique vis-à-vis des Palestiniens, y compris « le gouvernement du changement » qui a gouverné de mars 2021 à novembre 2022 et a continué la politique de colonisation et de blocus de Gaza menée par Netanyahou. Si pour les Israéliens juifs, la question du gouvernement Netanyahou et de la place de l’extrême droite est évidemment décisive pour la sauvegarde de leurs droits démocratiques, il n’en est pas de même pour les Palestiniens qui savent d’expérience qu’un autre gouvernement conduira peu ou prou la même politique envers eux. Deux faits d’ailleurs confirment cette analyse. D’abord, le mouvement démocratique contre les projets de réforme judiciaire de Netanyahou n’a jamais posé la question palestinienne, ensuite l’un des principaux opposants à Netanyahou, Benny Gantz, a accepté de faire partie du « cabinet de guerre » mis en place après le 7 octobre.

Et maintenant ?

Les manifestations massives de 2023 contre la réforme judiciaire, qui ont porté Israël au bord de la guerre civile, sont certes porteuses d’espoir car elles montrent qu’une partie importante, probablement majoritaire, des Israéliens juifs n’est pas prête à accepter une régression démocratique et le fait que le pays puisse être dirigé par des juifs ultra-orthodoxes. Cependant jamais le lien n’est fait entre cette régression démocratique et la poursuite du processus de colonisation, ni même avec la place des non-juifs. Alors que la contestation de la loi de 2018 sur « L’État-nation du peuple juif », aurait dû conduire à une réflexion sur la nature de l’État d’Israël et sur le sionisme, un consensus global règne sur la question palestinienne : le droit à l’autodétermination du peuple Palestinien est refusé par l’énorme majorité du peuple israélien. Les massacres en cours à Gaza sont très largement approuvés et les enquêtes d’opinion ayant eu lieu avant même le 7 octobre montraient qu’une nette majorité des Israéliens juifs étaient favorables à l’annexion de la Cisjordanie et au « transfert », c’est-à-dire à l’expulsion, de la population palestinienne.

L’existence de mouvements comme par exemple B’Tselem ou comme Women Wage Peace entretiennent certes l’espoir ténu d’un autre Israël, mais trois éléments vont être décisifs. Le premier renvoie évidemment au résultat de l’intervention israélienne à Gaza. Le gouvernement Netanyahou va-t-il mettre en œuvre la nouvelle Nakba réclamée par l’extrême droite ? Et ce gouvernement, aujourd’hui rejeté par une majorité d’Israéliens, pourra-t-il se maintenir ? Le deuxième va être l’attitude des États-Unis. Vont-ils continuer à soutenir inconditionnellement Israël ou vont-ils forcer le gouvernement israélien à respecter le droit international et les résolutions de l’ONU ? L’administration Biden, malgré des réticences de plus en plus vives, suit encore aujourd’hui Israël. Si demain Trump l’emporte, il est fort probable que ce soutien perdurera.

Le troisième élément renvoie aux Palestiniens eux-mêmes. L’Autorité palestinienne est profondément discréditée. Il y a aujourd’hui une crise profonde de la représentation palestinienne dont le Hamas profite. Ce dernier, même très affaibli militairement, ne disparaîtra pas et risque même de sortir politiquement renforcé de cette épreuve. Comme le résume Edwy Plenel : « Si des actions du Hamas peuvent être qualifiées de terroristes, c’est s’aveugler volontairement que de ne pas prendre en considération son autre réalité, celle d’un mouvement politique avec une assise sociale. Que sa ligne idéologique et ses pratiques autoritaires en fassent l’adversaire d’une potentielle démocratie palestinienne, qui respecterait le pluralisme des communautés et la diversité des opinions, ne l’empêche pas d’être l’une des composantes, aujourd’hui devenue dominante, du nationalisme palestinien[33] ». La capacité des Palestiniens à construire une nouvelle représentation politique sera cruciale.

Au-delà, quelle peut être la solution politique ? L’apartheid mis en place en Israël est non seulement une faute morale mais il est porteur de conflits majeurs à l’intérieur même du pays non seulement entre juifs et non-juifs, mais aussi au sein de la majorité juive entre les partisans d’un État théocratique et ceux d’un État démocratique et laïque. Les premiers ont pour eux la logique et l’histoire du sionisme ainsi que la démographie, ce qui leur donne un fort dynamisme. Les seconds auront-ils la volonté et le courage de faire un retour critique sur cette histoire pour la dépasser, pour passer à un post-sionisme et rompre définitivement avec la conception ethnique de la nation portée par le sionisme ?

La solution à deux États paraît de plus en plus incertaine au vu de la colonisation et du morcèlement de la population palestinienne. Mais la perspective d’un seul État binational, démocratique paraît encore plus utopique. En effet comment penser qu’à court terme puissent cohabiter dans le même État des communautés qui se haïssent comme c’est le cas aujourd’hui. Un processus de paix peut se conclure entre des ennemis qui se détestent, mais une vie commune est difficile à envisager si la haine demeure. Or celle-ci mettra du temps à s’effacer même si l’exemple de l’Afrique du Sud montre que rien n’est impossible. Quoi qu’il en soit, et au-delà des formes institutionnelles, le droit à l’autodétermination du peuple palestinien doit pouvoir s’exercer. Se posera ensuite la question de la cohabitation entre deux peuples. Avec l’espoir que la dynamique des évènements permette de bousculer une situation qui semble bloquée. L’Histoire produit des surprises et de l’inédit…

Pierre Khalfa

Bibliographie sommaire

Site Yaani, https://www.yaani.fr

Béatrice Orès, Michel Sibony, Sonia Fayman (textes choisis par), Antisionisme, une histoire juive, Syllepse, 2023

Élie Barnavi, Une histoire moderne d’Israël, Flammarion, Champs, 1988

Mitchell Cohen, Du rêve sioniste à la réalité israélienne, La Découverte, 1987

Sylvain Cypel, L’État d’Israël contre les juifs, La Découverte, 2020

Alain Dieckhoff, L’invention d’une nation, Israël et la modernité politique, Gallimard 1993

Charles Enderlin, Au nom du temple. Israël et l’arrivée au pouvoir des juifs messianiques, Seuil 2013, Points 2023

Ilan Halevi, Question juive. La tribu, la loi, l’espace, Éditions de Minuit, 1981

Ilan Halevi, Israël, de la terreur au massacre d’État, Papyrus, 1984

Ilan Pappe, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard 2006

Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008

Thomas Vescovi, L’échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, La Découverte 2021

Michel Staszewski, Palestiniens et Israéliens, Dire L’histoire. Entrevoir Demain ? Cerisier, 2023

Dominique Vidal, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), Les Éditions de l’Atelier, 2007

Dominique Vidal, Michel Warschawski, Un autre Israël est possible, Les Éditions de l’Atelier, 2012

Michel Warschawski, À tombeau ouvert : La crise de la société israélienne, La Fabrique, 2003

Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, François Maspéro, 1969

Nathan Weinstock, Le pain de la misère. Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, La Découverte, 3 tomes, 1984-1986.

Notes

[1] Léon Pinsker, Autoémancipation ! Avertissement d’un juif russe à ses frères, Mille et une nuits , 2006 [1882].

[2] André Chouraqui, Théodore Herzl, Seuil, 1960, cité par Ilan Halevi in La question juive. La tribu la loi, l’espace, Éditions de Minuit, 1981.

[3] Élie Barnavi, Une histoire moderne d’Israël, Champs Flammarion 1988.

[4] Élie Barnavi, op.cit.

[5] Cité par Le Monde, https://www.lemonde.fr/internationa....

[6] Pour une analyse historique de cette formule faite d’un point de vue sioniste, voir, Diana Muir, Une terre sans peuple pour un peuple sans terre, Revue K, 3 janvier 2024, https://k-larevue.com/une-terre-san....

[7] Une grande partie des Français juifs est aujourd’hui attirée par un repli identitaire et par un soutien inconditionnel à Israël – contrairement à l’évolution du judaïsme états-unien – comme le montrent les prises de positions du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) qui est devenu une agence du gouvernement israélien quel qu’il soit.

[8] Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008.

[9] Pour une analyse historique, politique et religieuse du mythe de la sortie d’Égypte, voir Jacob Rogozinski, Moïse l’insurgé, Cerf 2022.

[10] Eretz Israël, la terre d’Israël, correspond aux royaumes antiques de Juda et d’Israël. Cette expression vise, pour celles et ceux qui l’emploient, à promouvoir l’objectif de réaliser le Grand Israël tel que la Bible le décrit, de la Méditerranée au Jourdain.

[11] Max Nordau, Histoire des fils d’Israël, 1901 cité par Shlomo Sand, op.cit.

[12] Vladimir Jabotinsky, Lettre sur l’autonomisme, cité par Shlomo Sand, op.cit.

[13] Voir Sylvain Cypel, L’État d’Israël contre les juifs, La Découverte 2020.

[14] Voir Sébastien Tank-Storper, Qui est juif ?, Archives de sciences sociales des religions, 177 /2017, 31-50.

[15] Alya, pluriel alyoth, mot hebreu signifiant « ascension » ou « montée », est un terme désignant l’acte d’immigration en Palestine. Traditionnellement on distingue cinq « montées » en Palestine avant la seconde guerre mondiale : première alya de 1881 à1890 ; seconde alya de 1903 à1914 ; troisième alya de 1919 à1922 ; quatrième alya de1924 à1928 ; cinquième alya de1929 à1939. S’y ajoute l’alya entre la seconde guerre mondiale et la création de l’État d’Israël de 1939-1948.

[16] L’Irgoun, l’ancêtre de l’actuel Likoud, est dirigé par Menahem Begin futur premier ministre. Le groupe Stern, qui en est une scission encore plus radicale, est dirigé par Yitzhak Shamir qui deviendra aussi premier ministre. Ces deux groupes sont issus de la mouvance « révisionniste », inspiré par Vladimir Jabotinsky.

[17] Walid Khalidi, Revisiting the UNGA Partition Resolution, Journal of Palestine Studies, automne 1997, cité par Ilan Pappe, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard 2006.

[18] Ce passage et les suivants portant sur l’expulsion des Palestiniens doivent beaucoup à Ilan Pappe, op.cit., et à Dominique Vidal, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), Les Éditions de l’Atelier, 2007.

[19] Voir Thomas Vescovi, L’échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, La Découverte 2021.

[20] Élie Branavi, op.cit.

[21] David Ben Gourion, L’État restauré d’Israël (en hébreu), AM Oved, 1969, cité par Mitchell Cohen, Du rêve sioniste à la réalité israélienne, La Découverte, 1987.

[22] Voir Sébastien Tank-Storper, art cité.

[23] Élie Branavi, op.cit.

[24] Moti Karpel cité par Louis Imbert Le Monde, 25 juillet, 2023, https://www.lemonde.fr/internationa....

[25] Voir Thomas Vescovi, op.cit.

[26] Voir Charles Enderlin, Au nom du temple. Israël et l’arrivée au pouvoir des juifs messianiques, Seuil 2013, Points 2023.

[27] Charles Enderlin en fait une description minutieuse, op.cit.

[28] Interview à l’Associated Press, 6 septembre 2023.

[29] Cité par Sylvain Cypel, op.cit.

[30] Cité par Sylvain Cypel, op.cit.

[31] https://www.lemonde.fr/idees/articl....

[32] Aux élections législatives de mars 2020, la Liste unie, regroupant le Hadash, et trois partis arabes - Balad, Taal et Raam qui comprend des islamistes -, avait réussi un résultat historique, obtenant 15 députés, en s’appuyant sur la mobilisation électorale exceptionnelle des Arabes israéliens et en captant une partie de l’électorat juif progressiste en déshérence.

[33] https://www.mediapart.fr/journal/in....

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