L’Etat, CNEWS et l’inceste

mercredi 20 septembre 2023.
 

L’hypothèse que je propose est que la libération de la parole des enfants victimes de violences sexuelles s’oppose à un processus de silenciation dont l’Etat est responsable par son incapacite institutionnelle à recevoir cette parole. Les médias peuvent également avoir une responsabilité relative, exemple avec CNEWS.

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Je voudrais commencer cet écrit par un aveu. Ceci est un billet d’« humeur », un format pour lequel je ne suis pas à l’aise. Pour celles et ceux qui me suivent, mes écrits tentent, avec humilité, de s’inscrire dans une perspective de recherche. De ce fait, je mets une attention particulière à l’écriture de chacun d’eux. Ici, j’écris avec ma colère et surtout ma fatigue, et mes lecteurs et lectrices habituelles m’excuseront de ce changement de format et du manque possible de précision sur mes propos. Préambule curieux à un article ? Je préfère l’honnêteté.

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En guise d’introduction : CNEWS et l’inceste

Nous sommes le 6 septembre 2023. Il est 21H00. Comme à mon habitude, les ruminations rythment ma journée. Les hyperactifs et les anxieux sociaux connaissent bien cette situation. Le cerveau en feu, ou plutôt en éruption continue de flux d’informations, pertinentes ou non, mais aussi d’émotions contradictoires, d’images vécues ou imaginaires, un cerveau de « Vésuve » ne s’arrêtant jamais et qui laisserait sans voix Haroun Tazieff. Mais ce soir, cette rumination n’est pas anodine. Elle est provoquée à la vue d’une énième discussion sur la chaîne CNEWS, sans fond ni forme, sur la question de l’inceste faisant écho aux révélations d’Emmanuelle Béart. Il y a quelques jours, l’actrice a témoigné des violences sexuelles incestueuses qu’elle a subie pendant 4 ans, entre ses 10 ans et 14 ans. La question de la pédocriminalité est un sujet qui est important pour moi. Certes, je ne suis pas un survivant de ce crime, mais des expériences professionnelles en protection de l’enfance et en psychiatrie pour mineur.e.s m’ont transformées.

Retour sur le plateau de CNEWS. La scène surréaliste qui se déroule sous mes yeux engendre chez moi des affects que je n’aime pas ressentir, entre colère et lassitude. Premièrement, il faut noter la configuration kafkaïenne du plateau : toutes les personnes présentes n’ont respectivement aucune connaissance sur le sujet de l’inceste, ce qui, objectivement, pose la question de la pertinence de leurs propos et de l’intérêt que l’on donne à ce sujet. En réalité, l’éditorialiste moderne, celui présent sur les plateaux de télévision, mobilise la respectabilité symbolique de sa profession et de sa position sociale privilégiée pour asseoir sa position d’expert, ou du moins, se construire une légitimité afin de transmettre sur l’espace public des connaissances qu’il n’a pas, sur des sujets qu’il ne connait pas, afin d’être écouté et reconnu par des téléspectateurs.trice.s désireux de comprendre l’actualité de notre société. En définitive, il est particulièrement rare qu’il ressorte quelque chose de constructif et de rigoureux à la suite de ces « débats ».

A la suite du témoignage de la merveilleuse Emmanuelle Béart, un tour de table traditionnel est proposé par le présentateur pour que chacun puisse exprimer son ressenti sur cette affaire. Je ne vais pas reprendre chaque propos tenus - la plupart ayant salué le courage de l’actrice -, mais seulement celui qui m’a le plus marqué. Comme souvent, c’est Elisabeth Lévy qui reste la meilleure figure de l’éditorialiste moderne. Je cite ses propos : « Je vais encore me faire critiquer, mais je ne suis pas sûre que le déballage public soit la panacée pour les victimes. Je ne suis pas à l’aise avec le fait que tout le monde puisse s’emparer de votre histoire à leur sauce, je suis réticente avec l’idée que pour partager sa douleur, on doit la partager sur l’espace public. », un propos soutenu par Kévin Bossuet. Si d’autres personnes nuancent leur collègue, elle répond : « N’oubliez pas Outreau. Je ne mets pas en doute la parole d’Emmanuelle Béart, mais le cadre du média n’est pas le meilleur. ». Quelques dizaines de minutes plus tard, c’est l’émission « L’heure des pros 2 » avec Pascal Praud. Si l’animateur montre son empathie à l’égard de Mme Béart, sa question, une interrogation simple de journaliste, m’a pourtant littéralement sidéré : « Mais qu’est-ce qu’on peut faire contre ça ? Est-ce qu’il faut faire de la prévention, est-ce qu’il faut des politiques publiques spécifiques ? ».

Ces propos, respectivement d’Elisabeth Lévy et de Pascal Praud, tout comme l’ensemble des discussions, me fatiguent, alors je n’imagine même pas - et je n’en aurais jamais les moyens -, la charge traumatique des survivant.e.s de l’inceste face à ces situations médiatiques. Je n’ai donc pas envie de répondre longuement à leurs propos, je dirais seulement deux choses :

Evidemment, la prise de parole publique des personnes ayant vécu l’inceste a une incidence positive sur la société. Par ce geste, l’enfant - parfois devenu adulte - déstabilise la société, il brise un tabou, il dénonce un phénomène que l’on se refuse de voir, il montre aux autres victimes qu’elles ne sont pas seules, il les encourage à parler et à témoigner, et on observe souvent, comme l’a montré le mouvement #metoo, à une augmentation des plaintes pénales. Ensuite, pour répondre à Pascal Praud, depuis 40 ans un grand nombre d’associations, de collectifs, d’organisations diverses, de militants et de militantes, font des propositions pour lutter contre les violences pédocriminelles, notamment l’inceste, et pour promouvoir les droits de l’enfant. Et ces bourgeois sont encore en train de se demander, en direct à la télévision, ce qu’on doit faire. Evidemment, personne sur le plateau n’a d’hypothèses concrètes et rigoureuses à proposer. Mais peu importe, ce sont eux qui ont la parole légitime pour transmettre la connaissance au plus grand nombre. Ainsi, la réalité sur l’inceste est double : les victimes ne sont pas entendues et les propositions sont négligées. La perpétuation de l’inceste relève donc d’un double mépris : celui des victimes et de celles et ceux qui les défendent.

Pour terminer mon propos sur ce sujet, si manifester de l’empathie envers les victimes et valoriser leur courage n’est pas inutile, bien au contraire, ce que l’on veut aujourd’hui ce sont des prises de position concrètes et des actes politiques. Sur ce sujet, les médias ont leur rôle à jouer par la pression qu’ils peuvent mettre sur l’agenda politique d’une part, mais aussi par l’information continue qu’ils diffusent à la population et donc, au possible développement d’affects de cette dernière pour soutenir et demander au politique une meilleure prise en compte du phénomène incestuel et de ses victimes. Cependant, je ne suis pas dupe du système médiatique qui sait créer des paniques morales dans la population sur des sujets insignifiants ou peu problématiques au regard des difficultés sociales, économiques, matérielles, psychologiques et physiologiques des corps sociaux. En témoignent les débats irrationnels envers l’abaya depuis quelques jours. Je suis toujours fasciné sur le fait que les médias et les politiques peuvent, d’une part totalement invisibilisé un groupe de personnes et le phénomène qui les opprime jusque dans leur corps, comme l’inceste, d’autre part sur-stigmatisés un groupe qui ne demande pourtant que le droit qu’on recherche tous, le droit à la dignité.

Le principe d’essentialisation d’un groupe social est une pratique courante chez CNEWS, mais elle ne s’applique pas à tous. Si les éditorialistes comme Charlotte D’Ornellas, Elisabeth Lévy, Yvan Rioufol, Eugénie Bastié, Guillaume Bigot, Jean-Claude Dassier, Kévin Bossuet, ou encore les présentateurs des émissions, ne cessent d’appuyer sur la responsabilité des immigrés sur la délinquance et recommandent donc, pour certains d’entre eux, la fermeture des frontières pour protéger autant la sécurité des français que l’identité française. Pour autant - bien que cette essentialisation soit déconstruite par des études sociologiques -, le plateau de CNEWS refuse d’utiliser cette généralisation pour le cas des violences sexuelles alors que 96 % des agresseurs sont des hommes ! Celui ou celle qui ose faire ce lien entre masculinité et pédocriminalité sera automatiquement accusé de néoféministe ou de misandre. Pourtant, ce lien est une réalité et le cœur de ce phénomène incestuel provient de la domination masculine qui structure les relations dans notre société. Ainsi, à quand les débats sur la masculinité sur CNEWS ?

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L’hypothèse de départ

Il y a deux ans, j’écrivais un article qui s’intitule « L’Etat se complaît du silence des femmes victimes de violence ». Je vais reprendre ici la même perspective. C’est une hypothèse difficile, j’en conviens, notamment parce qu’elle brise ce sur quoi beaucoup portent l’espoir : l’Etat et la prison. L’hypothèse est la suivante : « si dans une tradition philosophique classique, l’Etat se caractérise par une organisation sociale territoriale et un ensemble d’institutions organisées pour assurer le bon fonctionnement d’une société, alors la libération de la parole des victimes s’oppose à un processus de silenciation des victimes non pas organisé directement par l’Etat lui-même, mais indirectement par son incapacité institutionnelle d’accueillir cette parole. Autrement dit, l’Etat, en tant que méta-institution, n’est pas en capacité d’accompagner la totalité des enfants et adultes concernés, d’où sa réticence à œuvrer pleinement à la lutte contre l’inceste et les violences sexuelles en général. » Petite parenthèse importante, je discute ici d’agencement institutionnel et non pas des agents de l’Etat.

Cependant, cette hypothèse de départ n’appuie certainement pas assez sur la question des structures de domination. En effet, si je considérais que le processus de silenciation n’est pas directement organisé par l’Etat, mais indirectement, c’est secondariser le fait que l’Etat est capitaliste et patriarcal et que cette réalité a des conséquences tous les phénomènes sociaux. En effet, à chaque fois que de l’argent est en jeu, on revient toujours à la domination de classe d’une bourgeoisie détenant la mainmise sur l’économie afin d’œuvrer à la valorisation de leur capital. De plus, l’intégration du patriarcat traverse l’organisation de l’Etat, donc l’ensemble de ses institutions jusqu’à nos habitus propres. Ainsi, le processus de silenciation est-il organisé directement ou indirectement par l’Etat capitaliste et patriarcal, la question reste ouverte.

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Mise en situation de l’hypothèse

Si on en croit l’enquête de victimation de l’association Mémoire traumatique et victimologie, il y aurait 150 000 enfants qui subissent chaque année des violences sexuelles ou des tentatives. On pourrait ajouter les 70 000 femmes victimes de viols ou de tentatives par an, ainsi que les 20 000 hommes selon d’autres enquêtes de victimation. Faisons juste une expérience de pensée. Imaginons que seulement 25 % des victimes se révèlent aux autorités, soit 60 000, et demandent des mesures de protection, d’accompagnement social et thérapeutique, et d’aide à l’accès aux droits juridiques, les institutions seraient-elles en mesure de répondre à cette vague de demandes diversifiées et légitimes ? La réponse est non ! Toutes les institutions seraient en crise. Comme je l’écrivais dans mon article : « La police et la gendarmerie auraient de grandes difficultés à prendre toutes les plaintes et à mener les procédures à l’encontre des auteurs. L’engorgement des tribunaux et le manque de place en prison paralyseraient le champ de la justice. Les hébergements non-mixtes seraient rapidement saturés (et pour rappel, il manque actuellement un minimum de 2000 places en hébergement spécialisé en France malgré les prérogatives de la Convention d’Istanbul dont la France est signataire.). Le champ médical, du travail social et sanitaire seraient dans l’incapacité d’accompagner l’ensemble des demandes de soins. Bref, nos institutions ne pourraient répondre à cette libération de la parole car elles ne sont pas adaptées, et/ou en nombre insuffisants. »

Autrement dit, l’inadéquation entre les besoins en accompagnement et la capacité institutionnelle d’y répondre engendre une sorte de « loterie institutionnelle » dans laquelle certaines personnes pourront être aidées et les autres non. Sans volonté de ma part d’être dans un pessimiste aggravé, l’Etat capitaliste et patriarcal ne pourra jamais mettre en place des structures permettant d’accueillir cette parole massive des victimes. Malgré la capacité de résilience de nombreuses victimes qui réussissent seules, cet État sera toujours dans l’incapacité pour aider des centaines de milliers, voire de millions de personnes par un manque cruel de médecins, de psychologues, de travailleurs sociaux, de soignants, d’avocats, de policiers, de juges etc. L’exemple le plus parlant est sans doute la prison.

Dans les nombreux débats sur les crimes sexuels, la question pénale est toujours omniprésente sur l’espace public, que ce soit de la part des journalistes, des éditorialistes, mais aussi de nombreuses féministes et militants et militantes de la protection de l’enfance : durcissement des peines, meilleure application des peines, imprescriptibilité etc. Certes, le recours à la loi est essentiel pour poser un cadre et protéger l’enfant et le parent protecteur. Cependant, la prison n’est pas l’outil magique pour lutter contre la délinquance sexuelle pour plusieurs raisons. Tout d’abord, je reprends mon hypothèse de départ. Si on considère qu’il y a plus de 150 000 enfants victimes de viols ou de tentative par an - sans compter ici les femmes et les hommes -, donc par approximation plus de 150 000 pédocriminels, et qu’une forte libération de la parole se réalise à travers des demandes de réparation en justice, que faire des auteurs de viols alors que la France ne dispose que de 58 000 places en prison et qu’elle est déjà en surpopulation avec 71 000 détenus, faisant d’elle le pays qui condamne le plus en Europe à la prison ferme ?

Ensuite, dans une perspective foucaldienne, la prison, en tant qu’institution d’enfermement des individus reconnus comme déviants par la société, ne permet en aucun cas d’empêcher la récidive, une affirmation d‘autant plus vrai pour les crimes sexuels. La troisième chose est que la justice n’intervient souvent qu’après le crime, l’importance est donc la question de la prévention et de l’éducation. Quatrième point, la voie judiciaire permet au politique de montrer publiquement qu’il fait quelque chose, et d’ailleurs ce qu’il sait mieux faire : la répression. La loi Billon contre les crimes sexuels en 2021 s’inscrit dans cette logique. Il n’y a que le volet judiciaire qui a été ouvert et les questions de prévention, de formation, d’éducation, et de la masculinité ont été mises sous le tapis. Pour le politique, la répression est toujours gagnante sur le plan électoral, elle ne coûte que peu d’argent et permet de se défaire rapidement du problème en question. Or, il est important de comprendre que la simple peine de prison est une action illusoire pour protéger à long terme les enfants d’une part, et de ne pas ouvrir le débat sur la question des pédocriminels et pédosexuels abstinents au sujet des politiques à mettre en oeuvre à leur destination est dommageable.

Mon propos ne veut surtout pas décourager les survivants et les survivantes de l’inceste et des violences sexuelles en général. Je les invite toutes et tous à faire ce qu’il est important pour eux. A ce titre, à revoir mon dossier sur la pédocriminalité, le travail de témoignage que je mène avec les personnes victimes de viol, ou encore mon interview avec la merveilleuse Sairati Assimakou, la première mahoraise à dénoncer l’inceste à Mayotte. Dans cet article, je propose simplement une réflexion globale sur les enjeux de la lutte contre la pédocriminalité, notamment l’inceste. Si la prise en charge individuelle est complexe, c’est bien une prise en compte globale des victimes qu’il faut mettre en œuvre afin de développement d’autres formes de reconnaissance des survivant.e.s de l’inceste d’une part, et de mobiliser des actions concrètes face aux structures de domination patriarcale et capitaliste.

Ainsi, les mouvements de libération de la parole comme #metoo ou #metooinceste se heurteront toujours à l’Etat. Comme je l’écrivais il y a deux ans, ils seront « reçus positivement si ceux-ci [les mouvements de libération de la parole] ne débouchent pas sur une trop grande demande institutionnelle de la part des victimes. ». N’oublions pas que la définition classique et non-conflictuelle de l’Etat est une « organisation sociale territoriale et un ensemble d’institutions organisées pour assurer le bon fonctionnement d’une société ». Ainsi, pour assurer ce bon fonctionnement, les institutions ne doivent pas être ébranlées. C’est pourquoi, je maintiens que l’Etat se complaît du silence des enfants victimes d’inceste et des violences sexuelles en général.


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