En 1958, la France entre dans l’ère de la « démocratie exécutive »

lundi 21 août 2023.
 

Retour sur l’écriture de la Constitution de la Ve République, élaborée en petit comité et dans l’opacité. Le nouveau texte fondamental, accueilli avec circonspection par les spécialistes, est largement approuvé par le peuple. S’il restait une ambiguïté quant à son sens, elle est tranchée par la révision de 1962.

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Entre le moment où le gouvernement général de Gaulle est chargé de l’écriture d’une nouvelle Constitution (le 2 juin 1958) et la promulgation officielle de cette dernière (le 4 octobre), il se passe à peine quatre mois. En un été, le texte est rédigé, soumis au Conseil d’État puis à référendum, le tout sans que l’ensemble des parlementaires – et encore moins la population – y soit associé.

Dans une enquête menée par l’IFOP en amont du référendum, la moitié des personnes sondées avoue d’ailleurs n’avoir pas lu le projet, ni en avoir parlé avec leur entourage. « C’est l’ensemble de la question constitutionnelle qui va rester ainsi relativement marginal tout au long de l’été 1958, constate le professeur Bastien François dans Naissance d’une Constitution (Presses de Sciences Po, 1996). La perspective de l’avènement de nouvelles institutions pèse peu face à l’obsession des “événements” d’Afrique du Nord. »

Le texte fondamental issu de ce processus continue pourtant, 65 ans plus tard, de produire des effets sur notre vie politique, parfois délétères. Outre l’intérêt relatif que son élaboration suscite à l’époque, ce qui frappe avec le recul est le faible nombre de personnes impliquées dans son écriture.

Dans un débat récent sur Mediapart, la députée de La France insoumise Raquel Garrido remarquait que « la Constitution adoptée est, dans notre histoire, celle qui a été écrite avec le moins de mains, sous le moins de regards et avec le moins de délibération ».

La chose se discute sans doute, mais il est vrai que celles de la IIIe et de la IVe Républiques ont été rédigées par la représentation nationale, ce qui n’est pas le cas du texte de 1958. Et comme le note Bastien François : « C’est dans le secret que s’élabore la nouvelle Constitution. À l’exception du vote de la loi constitutionnelle qui dessine le cadre de l’intervention des constituants, la procédure constituante ne sera jamais publique. »

Une Constitution écrite en petit(s) comité(s)

Dans un premier temps, le travail est effectué par une équipe d’une vingtaine de juristes animée par Michel Debré, fidèle du général devenu garde des Sceaux. Leurs avancées font l’objet d’allers-retours avec une autre équipe, autour de De Gaulle à l’hôtel Matignon. Il s’agit d’un comité interministériel, qui compte deux proches du général (son conseiller aux affaires constitutionnelles Raymond Janot et le vice-président du Conseil d’État René Cassin) et quatre ministres d’État qui ont l’avantage d’incarner les grandes tendances politiques du régime finissant (Guy Mollet, Pierre Pfimlin, Louis Jacquinot et Félix Houphouët-Boigny).

« Méthode contestée, commente le juriste Frédéric Rouvillois dans Les origines de la Ve République (PUF, 1998), en ce qu’elle rappelle la naissance des Constitutions bonapartistes de l’an VIII [1799 – ndlr] et de 1852, mais qui, en pratique, présente l’intérêt de satisfaire aux exigences de discrétion et surtout de rapidité. » De Gaulle se montre malgré tout à l’écoute, concédant par exemple à Guy Mollet le terme d’« arbitre » pour désigner le rôle du chef de l’État, même si sa compréhension du terme est beaucoup plus extensive que celle du dirigeant socialiste.

Dans un deuxième temps, l’avant-projet établi le 29 juillet est soumis à la discussion d’un « Comité consultatif constitutionnel ». Il s’agit, selon la formule de Bastien François, d’un « substitut à la non-intervention du Parlement dans le processus constituant ». Cet organe ad hoc est composé de 16 députés, 10 membres du Conseil de la République (l’équivalent du Sénat), et 13 membres désignés par décret par le gouvernement. Comme son nom l’indique, il n’a pas le pouvoir de contraindre l’exécutif à modifier son projet.

Et de fait, si les débats animés provoquent l’exaspération de certains gaullistes, ils ne débouchent sur aucune remise en cause des grandes orientations du texte. Celui-ci est soumis pour avis technique au Conseil d’État le 21 août, approuvé en Conseil des ministres le 3 septembre, et présenté au peuple par de Gaulle lui-même le 4 septembre à Paris. La date fait écho à la proclamation de la IIIe République en 1870. Le lieu aussi est symbolique, dans la mesure où de Gaulle s’exprime place de la République, juché au-dessus d’une haie de gardes républicains.

« Ce qui, pour les pouvoirs publics, est désormais primordial, c’est leur efficacité et leur continuité, argumente le général face à la foule. Nous vivons en un temps où des forces gigantesques sont en train de transformer le monde. Sous peine de devenir un peuple périmé et dédaigné, il nous faut dans les domaines scientifique, économique et social évoluer rapidement. […] Il y a là des faits qui dominent notre existence nationale et doivent par conséquent commander nos institutions. »

Le Parti communiste est la seule grande formation à faire campagne contre le texte soumis à référendum. Les partis de droite et de centre-droit le soutiennent, de même que les différentes composantes du radicalisme, mais aussi la SFIO de Guy Mollet, ce qui lui vaudra une scission. Toutes ces organisations, raconte l’historien Serge Berstein, « reçoivent le renfort de forces politiques nouvelles nées en juillet 1958 et qui tentent de s’inscrire dans la nouvelle conjoncture en se faisant les zélateurs du nouveau régime ».

En face, poursuit-il, « les tenants du “non” font pâle figure », même s’ils comptent parmi eux quelques responsables illustres, comme Pierre Mendès France ou François Mitterrand, malgré tout isolés. « Au total, un rassemblement disparate qui traduit la prise de position d’une gauche moderniste et intellectuelle, mais qui ne compense guère le ralliement au “oui” des grands partis. » De fait, le nouveau régime est approuvé par environ 80 % de l’électorat mobilisé, soit 66 % des personnes inscrites sur les listes électorales.

Un grand gagnant : l’exécutif

Il était entendu que la nouvelle Constitution devait préserver le pays des « errements » de la IVe République. Imputer ceux-ci au seul texte fondamental de ce régime serait injuste. Certaines dispositions, précisément adoptées pour conjurer des problèmes identifiés sous la IIIe République, n’ont même pas été respectées par les forces politiques en place, qui étaient surtout très polarisées entre elles et manquaient d’un ancrage de masse dans la société.

Il n’en reste pas moins que le régime de 1946 a été dépassé par la crise de la décolonisation. Quelles qu’aient été les intentions initiales, remarquait Stanley Hoffman dans un texte pour Esprit en 1957, le tableau était le suivant : « Des gouvernements à peine moins éphémères que sous la IIIe République ; au lieu de contrats entre la majorité et l’exécutif, un mélange désordonné d’intrusion parlementaire dans divers détails administratifs, et d’abdication parlementaire sur des points essentiels. »

Pour de Gaulle, opposé dès le début au régime parlementaire négocié par les partis majoritaires à la Libération, il était urgent de restaurer l’autorité de l’État, de régénérer sa capacité à produire et assumer des décisions sur la durée, pour hisser la France à la hauteur de son « destin » en dépit de ses tendances à la division. Pour Michel Debré, l’exercice de sa liberté par une nation autonome supposait effectivement un pouvoir fort, et un chef d’État protégé des soubresauts de court terme de la vie politique.

Le texte de 1958 opère une rupture majeure en s’émancipant de la conception légicentriste héritée de Rousseau.

Marcel Morabito, juriste.

Le résultat traduit le cap qu’ils se sont fixé. En 1958, le président de la République n’émane plus du seul Parlement mais d’un collège de plusieurs dizaines de milliers de grands électeurs. Il voit ses pouvoirs considérablement augmentés. Il nomme toujours le premier ministre, mais sans être tenu à des consultations ; il peut dissoudre l’Assemblée nationale, sans que celle-ci puisse le démettre en retour ; il peut convoquer le peuple à des référendums ; et il dispose d’une certaine latitude pour s’arroger des pouvoirs spéciaux, au cas où le fonctionnement des institutions ou l’intégrité du territoire seraient mis en péril.

Le parlementarisme est « rationalisé », ce qui veut dire que le gouvernement a bien davantage la main sur la procédure législative, et bien plus d’outils à sa disposition pour contraindre la volonté des parlementaires (dont le fameux article « 49-3 », par lequel l’Assemblée est mise au défi de déposer une motion de censure). De plus, une véritable révolution juridique voit le jour. Un domaine strict est délimité pour l’action du Parlement, tandis qu’un Conseil constitutionnel est créé, chargé de veiller à son respect. À l’époque, seul l’exécutif peut le saisir.

Comme l’explique Marcel Morabito dans son Histoire constitutionnelle de la France (LGDJ, 2022), « le texte de 1958 opère une rupture majeure en s’émancipant de la conception légicentriste héritée de Rousseau. Il limite d’une part son domaine au profit du règlement. Il soumet d’autre part la loi à un contrôle efficient de conformité à la constitution. » « Cela signifie qu’en dehors de ce cadre résiduel, le reste relève “par nature” de l’exécutif, commente le professeur de droit public Alexandre Viala. Tout se passe comme si le Parlement était un artifice, et le césarisme la normalité. »

Pour de Gaulle, […] la force de l’exécutif doit se chercher dans son indépendance plutôt que dans son alliance avec le Parlement.

Les juristes de l’époque perçoivent le basculement à l’œuvre, non sans circonspection. Interrogé fin juillet par Le Monde sur l’avant-projet de Constitution, Paul Bastid regrette que « le projet s’inspire d’une méfiance presque systématique à l’égard du Parlement. […] Sans doute les excès des précédentes Assemblées expliquent-ils les précautions prises, mais ils ne les justifient pas pleinement. […] Restaurer l’exécutif, c’est bien ; humilier le Parlement, c’est inutile. » Robert-Édouard Charlier, de son côté, estime que si le régime précédent « méconnaissait les exigences d’un gouvernement actif et solide », le nouveau « fait litière de la discussion ouverte dès que surviennent les difficultés ».

Dans un ouvrage important qui retrace la montée en puissance du pouvoir exécutif en France, l’historien Nicolas Roussellier note bien le saut qualitatif franchi à partir de 1958. « Toute la tradition républicaine de Gambetta à Mendès consistait à chercher le secret de la force de gouvernement à l’intérieur du cadre parlementaire, écrit-il. Pour de Gaulle, […] la force de l’exécutif doit se chercher dans son indépendance plutôt que dans son alliance avec le Parlement. »

« La séparation des pouvoirs, poursuit-il, n’a pas pour but de protéger le Parlement contre la puissance du roi, comme c’était le cas à l’origine de la notion ; elle doit au contraire placer l’exécutif hors des atteintes, des empiétements et de la source de désordre que représente le pouvoir législatif. » Pour que cette conception nouvelle prenne tout son sens et toute sa force, il manquait encore, en 1958, l’onction du suffrage universel au président de la République. C’est cette disposition que de Gaulle fait adopter par référendum en 1962.

1962 ou la fin du « compromis dilatoire »

Cette année-là, une fois la crise algérienne résolue par l’indépendance, la question se pose d’un éventuel retour à la « normale », ou du moins à une lecture parlementaire du texte adopté en 1958, selon laquelle le président de la République se mettrait davantage en retrait. C’était du moins celle qu’espéraient les responsables de gauche qui avait soutenu la nouvelle Constitution en 1958.

Sauf qu’entre-temps, de Gaulle a été omniprésent sur la scène politique, a maté une nouvelle tentative de putsch depuis Alger, a utilisé nombre des dispositions prévues par la Constitution, et n’a pas hésité à la bousculer pour imposer ses préférences – comme lorsqu’il a refusé, en mars 1960, une session extraordinaire aux parlementaires sur les questions agricoles. Tout au long de ces années, « il a accumulé une légitimité et des ressources de pouvoir considérables », observe la politiste Brigitte Gaïti, spécialiste de la période.

En 1962, il les transforme à travers une série de trois décisions cruciales : la nomination d’un non-parlementaire, Georges Pompidou, au poste de premier ministre ; l’utilisation très controversée de l’article 11 pour convoquer le peuple à un référendum sur l’élection du président au suffrage universel ; et la dissolution de l’Assemblée nationale après que celle-ci a adopté une motion de censure contre Pompidou.

La campagne référendaire, qui précède la consultation tenue le 28 octobre 1962, est plus disputée que celle de 1958. De nombreux anciens soutiens du régime s’insurgent contre la méthode gaullienne, sinon contre le fond du projet, qui ranime le spectre du pouvoir personnel.

Le résultat se révèle par conséquent moins triomphal, avec près de 62 % pour le « oui » et une abstention plus élevée, ce qui signifie que cette option n’a été validée que par moins de 50 % de l’électorat inscrit. Les zones de force du « oui », remarque Serge Berstein, sont cependant les plus dynamiques du pays sur le plan économique, « si bien que la victoire référendaire du général de Gaulle apparaît comme celle de la France moderne sur celle du passé ».

Dans la foulée, le président de la République demande aux Français d’exprimer un vote cohérent aux élections législatives, ce qu’ils font puisque le camp gaulliste obtient environ 55 % des sièges au soir du second tour, le 25 novembre. Apparaît alors le « phénomène majoritaire », soit l’alignement politique de l’Assemblée sur le gouvernement présidentiel. « Il représentait sur le plan politique, écrit le professeur Pierre Avril dans La Ve République (PUF, 1987), l’équivalent et le complément de l’élection présidentielle sur le plan constitutionnel. »

Selon le même universitaire, qui développe cette réflexion dans un ouvrage ultérieur, la séquence est venue trancher la part de contradictions irrésolues qui subsistaient dans le texte initial de 1958. Celui-ci avait été élaboré en tenant compte des préventions de la gauche non communiste. Il ne s’agissait cependant que d’un compromis « dilatoire », dans la mesure où il portait la marque d’une ambiguïté plus que de concessions mutuelles.

Le référendum [de 1962] vient légitimer la pratique et l’interprétation gaulliennes, et lui donner une portée constitutionnelle qui vaudra pour les successeurs du général.

À suivre Pierre Avril, la Constitution de 1958 « contenait potentiellement trois régimes incompatibles : la République [de] De Gaulle, dont le président était la clef de voûte ; la République […] de Michel Debré, dont le premier ministre était l’animateur ; la République traditionnelle réformée des ministres d’État, pour lesquels l’essentiel était que le gouvernement demeurât responsable devant les députés qui conservaient ainsi, croyaient-ils, le dernier mot. »

La IIIe République avait été marquée, elle aussi, par l’ambiguïté des trois lois constitutionnelles adoptées en 1875. Une tension persistait entre les deux modèles contradictoires de la monarchie présidentielle et de la souveraineté parlementaire. C’est lors de la crise politique qui opposa deux ans plus tard le président Mac-Mahon à la Chambre des députés que l’ambiguïté fut résolue, avec la bascule pratique dans un régime d’assemblée.

Mais en 1958-1962, le dénouement se fait dans l’autre sens. Le référendum vient légitimer la pratique et l’interprétation gaulliennes, et lui donner une portée constitutionnelle qui vaudra pour les successeurs du général, même dépourvus de son prestige personnel. « La ratification populaire valait quitus pour le passé, écrit Pierre Avril, en même temps que confirmation pour le présent et consécration pour l’avenir. »

La force du suffrage universel confortera dès lors la figure présidentielle dans le rôle que voulait lui attribuer de Gaulle. Nicolas Roussellier décrit ce rôle comme un « pouvoir exécutif […] qui doit défendre et imposer le point de vue de la puissance publique face à l’expression des intérêts particuliers, que ces derniers proviennent des partis politiques, des fractions parlementaires ou bien des groupements professionnels ». « La métamorphose de l’exécutif se trouve ainsi achevée, conclut-il. […] L’avènement de la démocratie exécutive ouvre une ère nouvelle. »

Certes, les trois périodes de cohabitation des années 1980 et 1990 ont à nouveau soulevé les possibilités d’une lecture parlementariste du régime. Mais elles n’ont pas suffi à renverser la tendance de fond à la primauté présidentielle, confortée dans les années 2000 par le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, qui a placé le scrutin présidentiel en amont du scrutin législatif.

En parallèle, les compensations démocratiques de cette primauté présidentielle se sont érodées. Elles avaient un inspirateur et un défenseur aujourd’hui oublié, le juriste et gaulliste de gauche René Capitant, auquel est consacré le prochain épisode.

Fabien Escalona


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