Le politiste Sebastian Roché explique la gravité des propos tenus par les deux plus hauts responsables de la police nationale, en soutien à un policier incarcéré. Sans précédent, ils révèlent selon lui la fragilité politique du pouvoir actuel.
Dimanche 23 juillet, le directeur général de la police nationale (DGPN) a donné un entretien déflagrant au Parisien. Alors que quatre policiers marseillais ont été mis en examen parce qu’ils sont soupçonnés d’avoir roué de coups un jeune homme, Frédéric Veaux a regretté que l’un d’entre eux ait été placé en détention provisoire.
« Avant un éventuel procès, a-t-il déclaré, un policier n’a pas sa place en prison, même s’il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves dans le cadre de son travail. » « Il faut se donner les moyens techniques et judiciaires pour que ce fonctionnaire de police retrouve la liberté », a-t-il ajouté, en s’attirant dans la foulée le soutien du préfet de police de Paris, Laurent Nuñez.
Tout au long des heures qui ont suivi, de nombreuses personnalités politiques ont exprimé leur indignation, surtout à gauche, sans réussir à la faire partager par le camp macroniste, pour lequel la critique de la police est plus que jamais taboue. Emmanuel Macron lui-même a fait le service minimum lors de son allocution télévisée ce lundi.
Mediapart : Les deux plus hauts fonctionnaires de la police française ont mis en cause des décisions de justice concernant leurs hommes. Quelle est la gravité d’une telle transgression ?
Sebastian Roché : Je ne vois pas de précédent, sous la Ve République, d’une association entre les deux plus hauts responsables de police pour mettre en cause publiquement une décision de justice, et plus largement les principes généraux du droit inscrits dans la Constitution. Rappelons que l’égalité de tous devant la loi figure dans l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est un pilier fondamental des États démocratiques : il ne saurait y avoir de privilèges, comme sous l’Ancien Régime.
Frédéric Veaux et Laurent Nuñez ont lancé un double défi, en s’exprimant sur des affaires en cours et en se moquant de la séparation des pouvoirs et de la garantie d’égalité devant la loi. Leurs déclarations violent les principes mêmes de la police démocratique, qui est censée être neutre et agir en référence aux principes du droit. Ils semblent se considérer comme un quatrième pouvoir, celui de l’administration policière, qui aurait son mot à dire sur le travail des magistrats et la fabrique de la loi par les assemblées. C’est vertigineux.
Interrogé au « 13 heures » ce 24 juillet, Emmanuel Macron a rappelé l’importance de l’État de droit mais n’a pas condamné les propos des deux hauts fonctionnaires, préférant mettre en avant la dureté des conditions de travail de la police. Comment jugez-vous cette réaction ?
Tout en rappelant qu’il était le garant des institutions, le président donne l’impression de ne pas connaître vraiment ou au mieux de ne pas prendre la mesure de cette transgression sans précédent sous la Ve République. Comment peut-il jouer son rôle d’arbitre s’il ignore les dysfonctionnements ?
Lorsqu’il dit ne pas vouloir commenter les propos du directeur général de la police nationale, cela interroge. Si le chef d’une administration ne peut pas donner d’appréciation sur les propos de ses agents, quelle est la fonction du pouvoir politique ? Cette phrase traduit sa faiblesse et sa fragilité politique. C’est comme s’il disait « je ne suis pas le chef ».
On peut d’ailleurs remarquer que dans le reste de son entretien télévisé, il annonce un certain nombre de décisions pour d’autres secteurs de l’action publique. Mais sur les propos des dirigeants de la police, il ne délivre même pas un commentaire. Il n’est d’ailleurs pas le seul. La première ministre ne dit rien, le ministre de la justice non plus… C’est un concert de silence.
Quant à Gérald Darmanin, il a exprimé sa « confiance » envers le directeur général de la police...
Le ministre de l’intérieur a clairement laissé faire. Mais qu’il ne soit pas associé aux déclarations publiques de ses deux plus hauts fonctionnaires est très déroutant. C’est lui le responsable politique.
Ce n’est pas la première fois que la justice est interpellée par des policiers. On se souvient du slogan du syndicat Alliance « Le problème de la police, c’est la justice », proféré devant l’Assemblée nationale le 19 mai 2021. Y a-t-il d’autres occurrences remarquables ? Qu’avaient-elles de différent ?
Il y a déjà eu des protestations de policiers et de gendarmes, avec une grande constance des éléments de langage utilisés, pointant leur fatigue et leur manque de moyens.
En 1958, ils se sont plaints d’avoir vu disparaître une prime liée à la guerre d’Algérie. En 1983, après l’assassinat de deux policiers par le groupe d’extrême gauche Action directe, ils sont allés jusque sous les fenêtres du ministre de la justice Robert Badinter, qui avait abrogé la peine de mort et la loi « anticasseurs ». Ils ont fait de même en 2015, à l’encontre de Christiane Taubira. En 2016, ils ont défilé sur les Champs-Élysées. En toute illégalité.
Avec les déclarations de Frédéric Veaux et de Laurent Nuñez, nous avons franchi un cran.
La manifestation de 2021, devant l’Assemblée nationale, a été marquée par la présence du préfet de police de Paris, venu rejoindre des protestations syndicales sur le lieu où siège la représentation nationale. Mais à l’époque, il était encore dans les pas de Darmanin. C’était un haut fonctionnaire dans l’ombre du responsable politique.
Avec les déclarations de Frédéric Veaux et de Laurent Nuñez, nous avons franchi un cran. Ils se sont permis une sortie médiatique sans le parapluie de l’autorité politique. Comme s’ils se substituaient à l’autorité politique. Et personne ne réagit, alors qu’en 1983, François Mitterrand avait démis les titulaires de ces deux mêmes postes, ceux-ci ayant échoué à faire respecter l’autorité de l’État.
J’y vois la marque d’une démocratie policière, dans laquelle on confie à la police – ou on lui laisse s’arroger – des moyens et des prérogatives exceptionnelles.
Plusieurs chercheurs et responsables politiques, dont Jean-Luc Mélenchon dans nos colonnes, ont pointé la « peur » que le pouvoir entretiendrait envers sa propre police. Certains parlent d’une dérive prétorienne. Qu’en pensez-vous ?
Les syndicats sont dans une relation de dépendance avec leur base, qui n’est pas contente. Au sommet de la hiérarchie, on cherche visiblement à leur complaire en critiquant l’État de droit, mais on reste encore loyal à l’autorité politique. Le ministre de l’intérieur, lui, tente de tenir la ligne de crête définie par le président de la République : ne pas tolérer les manifestations les plus claires de racisme et de violence, et en même temps dire du bien des policiers.
J’ai travaillé sur des régimes autoritaires, je reste donc mesuré dans les qualificatifs que j’emploie. Les droits fondamentaux sont égratignés, je le dénonce, mais il n’y a pas d’attaque frontale contre l’ensemble du système judiciaire. Dire que les policiers devraient avoir droit à une protection particulière, ce n’est pas équivalent à mettre la moitié des juges en prison.
Certes, mais imaginons un pouvoir politique réellement décidé à réformer la police. Parviendrait-il à le faire sans s’aliéner l’appareil de sécurité ?
La police a un devoir de loyauté, c’est un principe fondateur de toutes les démocraties. Comme politiste, je constate pour autant qu’elle est une force qui peut exercer une influence sur le pouvoir. La question est de savoir jusqu’où peut aller cette pression.
Par le passé, lorsque le pouvoir politique a utilisé son autorité, jamais la police ne s’est soulevée. En 1983, François Mitterrand a « coupé des têtes ». Cela s’est reproduit en 1997, lorsque la police de proximité a été mise en place par le gouvernement de Lionel Jospin, suscitant alors de fortes résistances. Cela reste encore possible : il existe des personnes loyales pour occuper des postes de responsabilité, et je ne crois pas qu’un syndicat ait la capacité d’enrayer le fonctionnement des institutions normales.
Simplement, le président de la République fait un calcul politique. Il estime que donner des gages à la police lui rapporte davantage que de ne pas lui en donner. Quitte à malmener la justice.
Au lendemain des « gilets jaunes », dans un entretien filmé à Mediapart, vous aviez parlé du risque de « sud-américanisation » de la police. Est-ce que les trois années écoulées ont confirmé votre crainte ?
On n’a pas revu le même niveau de fragmentation et d’action chaotique. La police n’est plus aussi décousue dans ses modes d’action. Mais ce qui a perduré depuis cette époque, c’est le choix stratégique d’aller vers une « police d’attaque ». Dans les manifestations contre la réforme des retraites, cela s’est traduit par la pratique des arrestations préventives, les restrictions apportées à la liberté de la presse ou encore le recours à des nasses illégales. Et toujours les mutilations des manifestants.
Fabien Escalona
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