La police est-elle au service des citoyens ? TABLE RONDE

lundi 22 février 2010.
 

AVEC :

YANNICK DANIO, délégué national du syndicat SGP Unité police,

ROST, rappeur et président de l’association Banlieues actives,

FABIEN JOBARD, politologue, sociologue au CNRS.

La police est-elle au service des citoyens ? Quel est votre constat à ce sujet ?

ROST. Je vous confirme que non. Avec diverses associations, nous avons lancé une pétition pour la mise en place de mesures visant à améliorer la vie dans les quartiers populaires. Et quel est notre premier point ? Les contrôles d’identité, qui sont répétitifs et abusifs. Nous aimerions que soit délivrée une attestation de contrôle à chaque fois pour les limiter. Cela permettrait de détendre l’atmosphère : aujourd’hui on ne voit que la police répressive. Il faut aussi rétablir la police de proximité. Il y a urgence à mettre en place des mesures sinon ça va péter. Quand des gamins jettent des pierres sur le Samu ou les pompiers, c’est ridicule, mais ils ne le font pas parce qu’ils ont quelque chose contre les pompiers, mais contre la police.

YANNICK DANIO. Techniquement, le contrôle d’identité nécessite un passage au fichier : je prends votre carte d’identité, j’appelle ma station directrice, je décline vos nom, prénom, date de naissance. La consultation du fichier nécessite l’entrée de codes propres au fonctionnaire : il y a une traçabilité. Le but, c’est d’interpeller des personnes qui font l’objet d’une fiche de recherche. Dans la théorie, quelqu’un qui se sent victime de harcèlement a des moyens de recours.

ROST. Je sais qu’il y a des cadres légaux. Mais dans les quartiers populaires, les contrôles d’identité ne sont jamais faits dans les règles de l’art. Il m’est arrivé de me faire contrôler quatre fois en deux heures parce que j’étais en bas d’une cité de Bondy avec mes amis. Et si la traçabilité existe, pourquoi ne s’en eston jamais servi pour obtenir des statistiques ? L’attestation que nous proposons est physique, ce qui faciliterait les recours.

YANNICK DANIO. Le problème tient au fait qu’il n’y a plus de police de proximité, plus de police nationale, de police citoyenne. Quand on coupe la police de sa population, on en arrive à des situations extrêmes, qui ne vont que s’accentuer si le gouvernement ne change pas sa politique de quotas, cette dictature du chiffre que nous dénonçons depuis deux ans. Il faut redonner des moyens à la police d’assurer sa mission de service public. Mardi, à l’Assemblée nationale, s’est ouvert le débat sur la Loppsi 2. Et quand on voit ce qui va attendre les citoyens de ce pays, on a de quoi se poser d’autres questions. Donner la qualification d’agent de police judiciaire (APJ) aux directeurs de police municipale, cela signifie que demain, notre sécurité de proximité ne sera plus assurée par un service de l’État mais par un service municipal et par des sociétés de surveillance privées. Je dis danger ! La police nationale, même si elle n’est pas parfaite, a quand même un code de déontologie, elle est surveillée : nous avions la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), paix à son âme, mais il reste quand même des organes de contrôle. Demain, je vous mets au défi de me dire qui va contrôler tout ce qui va être fait en matière de sécurité de proximité. Les Unités territoriales de quartier (Uteq) de Michèle Alliot-Marie pouvaient ressembler à de la police de proximité, mais ça ne pouvait pas fonctionner : à partir du moment où on va « déminer des quartiers où règne le caïdat », et qu’on envoie en première ligne de jeunes flicards qui en prennent plein la gueule en permanence et qui sont obligés d’être armés comme un porte-avions, il y a un problème. Et quand on décline l’activité d’une police au nombre d’interpellations effectuées, il y a un autre problème. Les Uteq, c’est fini : les cent et quelques unités qui devaient voir le jour ne seront pas créées. Demain, la mission de la police se réduira à l’investigation, le renseignement et l’ordre public : cela a été dit par Alliot-Marie et confirmé par Brice Hortefeux. On supprime des postes mais il y a toujours un niveau de sécurité à assurer : les chiffres ne sont pas bons, ils sont catastrophiques même, et leur interprétation est très tendancieuse – mais avec un Office national de la délinquance qui n’est pas autonome, il est difficile d’avoir des chiffres qui contrarient le gouvernement. Il y avait une réserve civile dans la police nationale qui renforçait les effectifs par des retraités de la police. Demain, non seulement ils pourront travailler un peu plus – alors qu’il y a beaucoup de chômeurs –, mais aussi des citoyens volontaires, avec tous les tarés qui n’en peuvent plus de devenir flics ou gendarmes et qui vont venir oeuvrer aux côtés des forces de l’ordre officielles. Pour faire quoi ? comment ? On n’en sait rien. On ne sait pas comment ils vont être recrutés, quelle formation ils vont avoir. Ils seront peut-être armés, on n’en sait rien. Et le pire arrivera après les élections régionales.

Fabien Jobard, vous avez enquêté sur les contrôles d’identité. Existe-t-il des statistiques ?

FABIEN JOBARD. Nous avons mené une étude sur cinq lieux parisiens (1) qui a démontré une surreprésentation écrasante, parmi les personnes contrôlées, des Noirs, des Maghrébins, et des gens habillés typiquement jeunes, hip-hop, etc. La police nationale ne communique pas ses chiffres, elle ne semble pas être intéressée. Pourtant, tout est informatisé, et cela ne devrait pas poser de problèmes de produire des statistiques… Au lieu de cela, on envoie des policiers sur le terrain, on leur demande d’assurer une présence, donc de faire des contrôles d’identité car on n’imagine pas qu’ils puissent le faire sans cela. L’essentiel c’est que ça se passe bien et qu’à la fin de la journée, on ait une ou deux affaires. L’un des résultats de notre recherche, c’est que la grande majorité des contrôles ne conduit à aucune autre mesure que le contrôle lui-même. La gare du Nord est la gare la plus fréquentée en Europe. La présence de policiers y est, bien sûr, légitime. Mais est-il nécessaire de passer par les contrôles d’identité pour dire à un groupe de jeunes : « Vous gênez, mettez-vous un peu à l’écart. Si vous ne voulez pas, on procédera à des contrôles d’identité. »

Dans les années 1970, si un policier voulait contrôler l’identité de qui que ce soit, où que ce soit, quatre fois dans la journée, aucun problème : il n’y avait ni loi ni jurisprudence. La Cour de cassation ne s’est exprimée que très tardivement à ce sujet. Aujourd’hui, c’est extrêmement encadré. Le policier sait qu’il a un texte avec lui, et se barricade derrière. Il dit : « Le contrôle tel qu’il a été effectué l’était dans un cadre légal. » C’est là qu’on voit comment se perd la conscience de la finalité de l’intervention de police. La plus grande partie du travail policier n’est pas quantifiable. Un effet immédiatement visible, ce serait que ça se passe bien à la gare du Nord ou dans la cité d’à côté. Mais pour savoir si les choses se passent bien, il faut d’autres moyens.

Quand la préfecture avait mis en place la police de proximité à Paris (1999), la délinquance avait augmenté (du moins, celle enregistrée par les services), mais la satisfaction des gens à l’égard de la police a augmenté également. On touche un paradoxe : à quoi sert la police ? À faire baisser les chiffres de la délinquance, alimentés par des sources hétérogènes ? À faire augmenter les taux d’élucidation et ceux de garde à vue ? Ou bien sert-elle à faire en sorte que les gens, malgré leurs difficultés et celles de leur communauté, de leur ville, se sentent bien là où ils sont ? C’est une question à ne jamais perdre de vue.

Deuxième point, sur la place de la police dans l’architecture de la sécurité. Quel est un des domaines d’excellence de la police française depuis très longtemps ? Le maintien de l’ordre. On a un nombre incalculable de manifestations en France, elles sont gérées, tenues parfaitement dans 98 % des cas. On a eu des émeutes d’une intensité jamais vue, d’une durée jamais vue : vingt jours…

ROST. Des révoltes, des révoltes !

FABIEN JOBARD. Appelons-les comme on veut, émeutes, révoltes, violences collectives au sens pénal. En tout cas, combien de morts, combien de blessés ? Deux jours de révolte à Los Angeles en 1992 : 50 morts. En France, la police sait très bien y faire. Du coup, petit à petit, on ne lui a fait faire que ça. Prenez le commissariat de Saint-Denis. Il doit y avoir une centaine de policiers. On va en prendre dix pour la compagnie départementale d’intervention (une petite compagnie de maintien de l’ordre) ; quinze autres pour alimenter la compagnie de sécurisation. Puis, comme le préfet a décidé de mettre gros sur, tantôt les vols à la portière, tantôt les cambriolages, on va multiplier les brigades. Ça va changer tout le temps, parce que les impératifs du préfet, qu’il tient d’en haut, changent tout le temps. Pendant ce temps-là, les policiers travaillent essentiellement en bureau. Et qui reste-t-il dans la rue ? Ceux qu’on n’a pas pu ou pas voulu mettre ailleurs. La police citoyenne, la police de sécurité publique, la police de proximité, est devenue résiduelle, composée d’effectifs dont on ne sait plus quoi faire. On les met dans les cars qui restent puisque tous les autres s’approprient les moyens. En grande banlieue, on voit bien qu’avec les brigades anticriminalité, supposées être les plus dures, les plus brutales, ça se passe assez bien. Les policiers savent pourquoi ils sont là, ils connaissent bien leur population, ils font peur au type en face et, évidemment, ça réduit le niveau des risques. Mais là où j’ai vu des fonctionnaires qui ne savent pas ce qu’ils vont faire de leur journée, qui ont peur d’aller au contact avec le public et qui, au fond, souhaitent se retrancher le plus possible derrière des tâches d’exécution (porter un pli au préfet, effectuer une garde de détenu hospitalisé), c’est dans la police quotidienne. Du coup, on vide la police de son sens, on ne sait plus quoi lui faire faire, et on renforce la police martiale, le maintien de l’ordre et les discours martiaux…

On a des effectifs de police municipale et de sécurité privée qui coûtent beaucoup moins cher à l’État que les autres : les bailleurs et les collectivités territoriales versent. Au final, on s’oriente très sûrement vers une police nationale qui ne sera qu’une police supplétive de rétablissement de l’ordre, en appoint à d’autres polices, privées, semi-privées, avec habilitation du préfet. D’ailleurs, si les directeurs de police municipale ont l’habilitation d’agent de police judiciaire, ils sont placés sous l’autorité du procureur de la République. On les voit mettre un pied dans le circuit judiciaire. Tout est mis en place.

YANNICK DANIO. Nous sommes 125 000 policiers actifs. On va nous descendre à 80 000. Assez pour assurer l’investigation, le renseignement et l’ordre public. On est dans un rapprochement police-gendarmerie avec des moyens mis en commun, il est impossible de faire machine arrière. Et demain, reste à savoir si ce seront les CRS ou la gendarmerie mobile qui seront chargés d’assurer l’ordre public, ou s’il y aura une mixité. Le but, c’est de faire des économies en diminuant les effectifs. Aujourd’hui, il n’y a pas de position politique sur ce thème-là. À Maisons-Alfort, par exemple, la ville cofinance des locaux, voire des téléphones… Étant donné le désengagement de l’État en moyens humains et matériels, on peut comprendre que la municipalité demande à avoir voix au chapitre. L’élu est toujours plus demandeur de sécurité pour son électorat. Va donc se poser une sécurité à deux ou trois vitesses. Ce qui se passe dans le 93 se passe aussi en Seine-et-Marne. La criminalité se déplace. Il n’y a qu’à voir le centre commercial Val-d’Europe, où il y a un RER qui arrive. De même, lors de manifestations parisiennes où il y a eu des phénomènes de violence importants, la tenue des casseurs, c’est la tenue hip-hop. Après, on comprend mieux les contrôles d’un point de vue policier. Il faut réfléchir aussi en zone économique : le rapport Ambroggiani sur l’évolution de la police municipale et de la police territoriale va porter un nouvel essor au travers de l’intercommunalité. Il y a des enjeux financiers derrière tout ça. La sécurité privée, c’est la création annoncée de 100 000 emplois. Mais si on regarde bien, il y a plein de petites boîtes de sécurité privées. Le but, c’est d’avoir quelques grosses sociétés qui vont arranger leur capital. Derrière tout ça, on en revient toujours à des problèmes d’économies pour l’État, de transfert de charges sur les collectivités locales et d’intervention des grosses boîtes privées. Dans l’éducation nationale, déjà, plutôt que de mettre des pions, on envoie des vigiles.

Rost, je vous ai vu réagir sur la question de la tenue vestimentaire…

ROST. Ça me fait toujours rire parce qu’on se focalise sur un style vestimentaire, mais vous avez toute une génération qui a grandi avec ça. Dans les années 1980, c’étaient surtout des gens qui dansaient, qui étaient dans le monde du graffiti. Puis les skateurs, qui n’ont rien à voir avec les quartiers populaires… Ça ne veut rien dire. Les gens qui foutaient le plus la merde, quand j’habitais à Belleville à l’époque – pas le Belleville bobo d’aujourd’hui –, c’étaient des mecs qui avaient un beau petit jean, de belles petites baskets, tee-shirt Lacoste. Les mecs en baggy, c’est pas eux qui font les trafics. Les vrais trafiquants, ils ne sont pas dans la rue. Et ce qui était bien avec la police de proximité, c’est aussi qu’on faisait attention de pas faire des conneries dans le quartier : ils nous connaissaient, connaissaient nos parents, nous disaient bonjour… Et on les respectait. Il n’y avait pas d’hostilité. Mais je peux comprendre que certains soient devenus haineux, ces dernières années. J’ai fait une intervention dans les écoles, limite Bondy – Pavillon-sous-Bois. Ils disent : « Nous, on veut niquer la police ! » Pourquoi ? Parce qu’ils se prennent un PV pour être restés sur un banc. Mais il faut réaliser qu’ils n’ont rien à faire. « Ils construisent des trucs pour les vieux, mais pour nous, on n’a rien, donc on est là, on discute. » Je les comprends tellement. J’ai été ces gaminslà. On était neuf dans un taudis de 29 m2, on était tout le temps dehors. L’environnement joue un rôle déterminant. Et s’il faut se battre, c’est qu’il n’en va pas seulement de la sécurité de ces jeunes, il en va de la sécurité nationale, de la cohésion sociale.

FABIEN JOBARD. Pour en revenir aux émeutes. Ce qui était marquant en 2005, c’était l’immobilité des adversaires. En France, contrairement à ce qu’il se passe en Grande-Bretagne, les événements de cette nature sont inchangés depuis les années 1970. Ça commence par un événement comme un mort en garde à vue, une rumeur d’événement, et ensuite, un soulèvement. Très vite, les forces sont figées sur les lieux de résidence, pas en centre-ville. La police de maintien de l’ordre reproduit ses schémas de manière parfaite, elle tient la ligne et, au bout de deux ou trois nuits, c’est fini, et on compte les voitures brûlées et les établissements détruits. Qu’est-ce que ça coûte, une émeute ? Pour les bâtiments publics, l’État est son propre assureur. Les propriétaires de véhicules individuels sont remboursés, jusqu’à un certain plafond de revenus, sur la base d’une loi votée spécifiquement. À qui ça coûte, une émeute ? Et à qui ça rapporte ? Regardons la pyramide démographique des électeurs en France, la proportion des électeurs âgés de plus de soixante ans, le taux d’inscription sur les listes électorales dans les quartiers défavorisés… On comprend vite que ça ne coûte pas grand-chose et que ça rapporte électoralement. Il faut replacer ces événements dans l’économie politique plus globale. La traçabilité budgétaire des plans banlieue, mis en place après les émeutes, est très compliquée. D’un point de vue strictement économique, je n’ai pas les éléments pour dire si cela a rapporté de se soulever. Je n’en sais rien. Ma réponse serait plutôt négative. Les émeutes sont très bien gérées, ce qui n’enlève rien à leur côté spectaculaire. Même le registre de la menace, le « ça va péter », les autorités politiques l’ont intégré. Cela reste vrai jusqu’à ce qu’on brise le rite. Et il a été brisé en banlieue sud, à Grigny, à Villiers-le-Bel, où les armes à feu ont été sorties.

ROST. Les prochaines émeutes seront des vraies émeutes, avec des armes. Aujourd’hui plus qu’en 2005, il y en a beaucoup qui ont le sentiment qu’ils n’ont rien à perdre. Avec les conséquences de la crise : le nombre de ceux qui se sont retrouvés à la rue ou qui s’y retrouveront avant la fin de l’année… Les armes traînent dans tous les quartiers, les policiers le savent très bien : on peut en avoir pour pas cher. Le cocktail est très dangereux. Il faut que les politiques prennent les mesures nécessaires pour désamorcer tout ça.

YANNICK DANIO. Et c’est mal engagé… les instructions verbales actuelles, c’est : « On entre dans les cités qu’en dernier recours. » En 2005, j’étais aux renseignements généraux à l’antiterrorisme, donc très loin des violences urbaines et de leur suivi. On nous a envoyés au charbon. J’ai toujours cette image de Noisy-le-Grand où nous étions en tenue sombre, cagoule et fusil à pompe. Les gens nous applaudissaient et nous disaient de tirer. Il y a des gens qui vivent, travaillent en banlieue, et qui souffrent de cette violence, de cette désertification des quartiers, des échecs des politiques menées. On n’entre plus dans les quartiers parce qu’on a peur que ça ne dérape et que ça ne s’enflamme : vous le dites, les policiers le disent. L’une des missions de l’État, c’est de pouvoir assurer la sécurité. Il faut une présence 365 jours par an, une collaboration, comme à travers des contrats locaux de sécurité. La police, ce n’est qu’un maillon de la chaîne. La police, c’est un outil supplémentaire, mais donnons plus de moyens humains, donnons de l’espoir à ces quartiers.

TABLE RONDE RÉALISÉE PAR ANNE ROY


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