Police : La République verrouillée de l’Intérieur

lundi 10 juillet 2023.
 

«  Premier flic de France  » depuis Clemenceau, le ministre de l’Intérieur a toujours été celui de l’ordre et de la répression, avant de devenir plus exclusivement celui de la police. De Fouché à Darmanin, la place Beauvau est restée l’antre de la République autoritaire.

Autoritaire, brutal, intrigant, arriviste, très flic et un peu voyou  : le stéréotype du ministre de l’Intérieur français n’est en soi pas très flatteur, et plutôt caricatural, mais ce profil semble à sa place, place Beauvau. De Fouché à Darmanin, en passant par Thiers, Marcellin, Pasqua, Sarkozy ou Valls, il y aurait donc une continuité  ? «  Les personnalités qui se sont succédé à ce poste sont d’une grande diversité, des plus sévères aux plus débonnaires  », pondère Bruno Fuligni, historien et maître de conférences à Sciences Po. Ce sont pourtant les seconds que la chronique politique et la culture populaire ont retenus parmi tous ceux qui figurent dans la galerie des portraits de l’hôtel particulier du 8e arrondissement de Paris. Mais cette galerie ne raconte pas les transformations de ce viril ministère (une seule femme à sa tête  : Michèle Alliot-Marie, 2007-2009), qui n’occupe les lieux que depuis 1861, et qui n’a pas acquis avant le début du XXe siècle la dimension et les prérogatives qu’on lui connaît aujourd’hui.

Il est toutefois tentant de faire de Joseph Fouché une figure originelle. Il assure son ascension comme ministre de la Police, portefeuille qui n’a véritablement existé que sous le Consulat et l’Empire, et il ne dirige l’Intérieur que de juin à octobre 1809. Mais sa brutalité (déchristianisation du Centre et de la Bourgogne, répression de l’insurrection de Lyon en 1793), son sens de l’intrigue (il participe à la chute de Robespierre, au coup d’État du 18 brumaire et à la restauration de la monarchie à la fin des Cent-Jours) nourrissent son mythe. «  La littérature – dont Une ténébreuse affaire, de Balzac – puis le cinéma ont achevé de figer l’image d’un ministre quelque peu diabolique, tirant les ficelles, suscitant des périls pour mieux pouvoir les réprimer…  », relève Bruno Fuligni.

Clemenceau  : l’ordre venait de la gauche

Cependant, le défilé des ministres sous le Second empire et la IIIe République ne permet pas d’associer une personnalité au maroquin. Le ministre de l’Intérieur est au cœur de l’administration étatique et constitue une sorte de vice-premier ministre, mais ses prérogatives sont peu identifiées, tandis que la police dépend d’une direction très autonome.

C’est paradoxalement en étant progressivement dépouillé de ses trop nombreuses tutelles que le ministère acquiert des contours et une identité durables. «  Le ministère de l’Intérieur ne devient le ministère associé à la police et à l’ordre public qu’avec la nomination de Georges Clemenceau en 1906, l’année du détachement du ministère du Travail  », constate l’historien Arnaud-Dominique Houte. Celui auquel on attribue l’expression «  premier flic de France  » pour se désigner (en réalité  : «  Je suis le premier des flics  ») vient de la gauche. «  Les trois ans de son mandat (1906-1909), qu’il cumule avec celui de président du Conseil, correspondent à la fracture de l’alliance des gauches et à l’adoption d’une politique de répression des grèves, rappelle le professeur de Sorbonne Université. L’enjeu étant devenu central dans le débat politique, cela l’amène à surjouer le rôle d’homme de l’ordre, avec un côté provocateur envers les anciens alliés – dont Jean Jaurès auquel il fait incarner le désordre. L’Intérieur acquiert une image de lieu d’où l’on pilote la répression.  »

Confronté à des grèves insurrectionnelles, Clemenceau fait tirer la troupe et les gendarmes sur des manifestants désarmés à Narbonne, Draveil ou Vigneux, révoque des syndicalistes dans la fonction publique, procède à des arrestations massives au sein de la CGT. Mais il ne fait pas que réprimer, il modernise  : création de la police scientifique, de la Sûreté générale, des brigades régionales mobiles (les fameuses «  brigades du Tigre  »), de services d’archives, de fichiers des récidivistes… Pour ses partisans, «  Clemenceau a campé un idéal  : celui du bon républicain, démocrate authentique mais ferme sur les principes, capable de réformer la police et de la rendre populaire en démantelant la délinquance organisée  », appuie Bruno Fuligni. «  Clemenceau imprime sa marque, et c’est désormais place Beauvau que l’on définit l’ordre et le désordre  », résume Arnaud-Dominique Houte.

«  L’homme le plus détesté de France  »

Il faut attendre 1947 pour retrouver place Beauvau un réformateur d’envergure, et c’est encore un homme de gauche, ancien secrétaire général du gouvernement du Front populaire  : Jules Moch (novembre 1947-février 1950), «  figure du socialiste anticommuniste qui, comme Clemenceau quarante ans plus tôt, s’appuie sur sa légitimité de gauche pour cogner d’autant plus dur sur sa gauche  », analyse Arnaud-Dominique Houte. Prenant ses fonctions lors de la première vague des grandes grèves de 1947-1948, Moch «  cogne  » en effet, notamment grâce aux Compagnies républicaines de sécurité (CRS), créées en 1944, auxquelles il donne la vocation d’intervenir partout sur le territoire.

À l’automne 1948, les CRS – tout juste purgés d’élément jugés séditieux, c’est-à-dire des communistes – sont déployés aux côtés de l’armée face aux mineurs grévistes, qui inaugurent la rime avec «  SS  », tandis que le ministre encourage une campagne de presse évoquant une situation insurrectionnelle commanditée par le Kominform. Le bilan humain (six morts, des centaines de blessés, des milliers de licenciements et de peines de prison ferme) est lourd. Mais, comme l’écrit la très officielle Histoire du ministère de l’Intérieur (éd. La Documentation française, 1993), «  Jules Moch, avec ses CRS, a beaucoup fait pour le maintien de la République  ». Le PCF et L’Humanité le proclament «  homme le plus détesté de France  ». «  On renoue alors avec l’identification de l’homme à la fonction  : le flic et l’ennemi politique  », dit encore Arnaud-Dominique Houte.

Sous la Ve République, l’Intérieur appartient résolument à la droite, mais il se partage «  entre d’un côté les “policiers modernisateurs”, de l’autre les ministres qui affichent leur proximité et leur soutien aux policiers  », expose Christian Mouhanna, sociologue au CNRS et directeur du directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) «  Cette opposition s’incarne dans les figures de Christian Fouchet et Raymond Marcellin, le second remplaçant l’autre en mai 1968 au moment où De Gaulle veut un homme à poigne  : “Raymond la matraque”, qui sera pendant cinq ans l’incarnation de la répression  », confirme Arnaud-Dominique Houte. Comme Clemenceau et Moch, cet ancien «  vichysto-résistant  » invoque une situation menaçant la République pour imposer ses vues, et l’on prête à De Gaulle la boutade «  Enfin Fouché, le vrai  ».

Marcellin donne à Beauvau une nouvelle dimension. «  Jusque dans les années 1950-1960, les questions de sécurité publique constituent un sujet technique, qui peut diviser la gauche et la droite, mais elles n’ont pas le caractère central dans le débat public qu’elles acquièrent au cours des années 1970  », relève Arnaud-Dominique Houte. Quand, en 1972, les statistiques policières ne sont plus présentées par la Justice, mais par l’Intérieur, elles font immédiatement l’objet d’une importante médiatisation. «  De technicien ou de régulateur, le ministre devient un politique qui doit faire de la communication, ce qui renforce l’identification de l’homme au portefeuille et l’utilité d’une figure autoritaire. L’image de la police et la sienne sont plus étroitement associées.  »

La «  victoire culturelle  » de Sarkozy

Cet héritage sera particulièrement assumé par Charles Pasqua (1986-1988 et 1993-1995). Le thème de la sécurité reprend de la vigueur sous Mitterrand, la droite ayant constaté sa rentabilité lors des municipales de 1983. Pasqua veut «  terroriser les terroristes  », estime que «  la démocratie s’arrête là où commence l’intérêt de l’État  », durcit comme Marcellin la législation sur l’immigration, fait la chasse à la petite délinquance, réforme le code de la nationalité et milite pour le rétablissement de la peine de mort.

Nicolas Sarkozy (2002-2004 et 2005-2007) retient la leçon de son parrain politique des Hauts-de-Seine et fait de Beauvau une tribune permanente. «  Il met en scène sa “politique du chiffre” en lui donnant une apparence de rationalité et de cohérence, avec des publications tous les mois – ce qui n’a pas grand sens en matière d’évaluation  », observe Christian Mouhanna. Sarkozy endosse une posture sécuritaire à laquelle les forces de l’ordre adhèrent de plus en plus. «  Les organisations syndicales majoritaires sont plus que pauvres intellectuellement, elles n’ont aucune démarche d’analyse, mais leur discours a le mérite de la constance depuis trente ans  : “Nous sommes très bons, mais pas assez nombreux, et la Justice ne sanctionne pas assez” – peu importe que ce soit complètement faux  », déplore le sociologue Sébastian Roché, directeur de recherches au CNRS.

Manuel Valls (2012-2014) «  enfile les bottes de Sarkozy en constatant que l’Intérieur est un formidable tremplin médiatique  », commente Arnaud-Dominique Houte. Il reprend aussi son discours. «  Avant l’élection de François Hollande, Valls est en concurrence pour l’Intérieur avec François Rebsamen, qui consulte chercheurs et anciens policiers pour élaborer une doctrine. Mais Valls s’impose avec un discours sécuritaire incantatoire, rappelle Christian Mouhanna. On retrouvera auprès de lui les “Pasqua Boys” qui s’étaient épanouis sous Nicolas Sarkozy, tandis que les hauts fonctionnaires de gauche, ceux qui avaient travaillé avec Pierre Joxe, sont encore plus ostracisés.  »

Manuel Valls ne peut même pas prétendre s’inscrire dans le sillon de Jean-Pierre Chevènement (1997-2000), vers les positions duquel le PS avait basculé à l’occasion du congrès de Villepinte en 1997. Ce dernier avait médiatisé le «  tournant sécuritaire  » de la gauche, en réalité antérieur car amorcé depuis les élections de 1977 dans la pratique municipale du PS et du PCF. Réponse de gauche à la demande croissante de sécurité, «  Le projet de Chevènement était axé sur la police de proximité  : l’expérience locale avait enseigné que, pour répondre à cette demande, il fallait se placer au plus près des populations, dans un dialogue avec les élus et les acteurs locaux  », explique Arnaud-Dominique Houte. Cette gestion très décentralisée s’oppose au modèle sarkozyste dont le ministre de François Hollande sera le continuateur. «  Les socialistes sont prisonniers du cadre culturel défini au tournant des années 2000, selon lequel la bonne police est une police nombreuse assortie d’un système judiciaire assurant beaucoup de places de prison, tranche Sébastian Roché. Sarkozy a remporté une victoire culturelle  : il a convaincu les socialistes qu’ils s’étaient trompés, que l’approche de la police de proximité était néfaste et impossible politiquement – contre toute évidence.  » Avec Valls, la gauche de gouvernement renonce donc à proposer une alternative et abandonne ses principes sans conjurer sa défaite dans la bataille sécuritaire.

«  Dernier rempart  »

«  Le ministère ne connaît pas les citoyens et les usagers, il n’a aucun outil pour les connaître et s’ajuster à leurs demandes. Il n’a même aucune analyse sur les phénomènes de délinquance et leurs déterminants  », juge Sébastian Roché. Alors la police acte son divorce avec les citoyens et elle assume la brutalisation du maintien de l’ordre. «  Les gouvernements s’appuient sur les policiers pour régler des problèmes que l’on pourrait considérer comme politiques, avance Christian Mouhanna. Le contrat tacite entre les policiers et le gouvernement renvoie à une vieille conception de la police française depuis qu’elle a été centralisée en 1941  : celle d’une police avant tout au service de l’État, qui ne se met au service des citoyens que si elle en a le temps.  »

La cogestion du ministère avec des syndicats radicalisés accentue ce que le sociologue Fabien Jobard décrit comme «  la bulle entre le ministre et l’institution policière  ». Alors, quand Christophe Castaner tente de fixer des limites, il est écarté sous la pression syndicale. Pour Christian Mouhanna, ces ministres «  tétanisés par la peur  » de leurs propres administrés expriment la crainte de l’exécutif de voir les forces de l’ordre lui faire défaut, comme le suggéra un moment de panique lorsque des Gilets jaunes s’approchèrent de l’Élysée (et de la place Beauvau). Sébastian Roché abonde  : «  Alors que les niveaux de violence dans la société ont considérablement baissé, de même que le nombre de policiers morts en service, la police a inventé un autre récit  : “La société est devenue folle et nous sommes son dernier rempart”.  »

Plus le ministre de l’Intérieur devient le ministre de la police, plus il s’affaiblit. Lorsque Nicolas Sarkozy en 2002 et Manuel Valls en 2013 reprennent pour leur compte la formule «  premier flic de France  », celle-ci signifie «  que le politique n’est plus extérieur à l’institution policière, mais qu’il fait partie d’elle, note Fabien Jobard dans un entretien à Mediapart. Le ministre de l’intérieur se voit comme celui qui accompagne les policiers et non comme celui qui les dirige. Sous des tonalités martiales, une déclaration de subordination.  » Au point, comme Gérald Darmanin, de se joindre à la manifestation du 19 mai 2021 devant l’Assemblée… pour s’y faire huer. «  Aujourd’hui, le gouvernement est faible, d’abord parce qu’il n’a ni idées, ni leadership politique. Il n’y a pas de recherche et développement au ministère de l’Intérieur, aucun lieu pour produire des idées, de la réflexion stratégique  », assène Sébastian Roché, qui parle de «  crise de l’intelligence  ». Pire, cette démission est générale, selon lui  : «  Emmanuel Macron et son parti n’ont pas de pensée organisée, le PS n’en a plus. Les partis politiques ne font plus leur travail d’agrégation des idées, aucun n’a produit de document de politique policière. Alors que le RN, qui n’a que des slogans et pas de programme, s’en accommode très bien puisqu’il tient le même discours que les syndicats.  »

En somme, les récents ministres de l’Intérieur se sont retranchés avec la police dans une impasse. Le déni des violences policières est l’ultime forme d’une intolérance générale à la critique. La police ne veut même plus que son activité soit évaluée, ni même regardée, comme l’indique l’obtention de l’article 24 de la loi sur la sécurité globale. «  Précisément parce que le contrôle des policiers ne s’effectue plus que dans la rue, par les gens qui filment avec leur téléphone  », analyse Christian Mouhanna, qui ajoute  : «  La police est une institution en train de mourir de son corporatisme.  » Sébastian Roché étend le diagnostic  : «  Le ministère de l’Intérieur ne se décompose pas, parce qu’il est dans le formol, mais c’est un organisme mort, incapable d’évoluer.  » Adieu, Clemenceau.

Jérôme latta


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message