« La mort de Nahel, c’est l’étincelle » : les raisons de la colère

lundi 17 juillet 2023.
 

Face aux émeutes qui secouent la France, élus locaux, responsables associatifs et militants des quartiers populaires partagent un même constat, partout sur le territoire : les services publics sont défaillants pour de plus en plus d’habitants, la police est trop souvent perçue comme hostile et raciste, et les solutions manquent.

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Des scènes dignes d’un film où il n’existerait « plus de règles, plus de lois », un supermarché pillé, un commissariat attaqué à minuit par une cinquantaine d’émeutiers, des voitures incendiées, des jeunes qui se déchaînent dans un no man’s land policier… La nuit du mercredi 28 au jeudi 29 juin à Trappes (Yvelines), telle que l’a vécue – et la raconte – Ali Rabeh, le maire (Génération·s) de la commune, a été terrible.

« Et on s’en sort finalement plutôt bien, car aucun équipement municipal public n’a été attaqué », souffle l’édile. Il gardera longtemps en mémoire le regard « déterminé » de ces jeunes encagoulés, humiliés au quotidien par la police, aujourd’hui débordants de colère. Mais aussi celui des habitantes et habitants, à la fois traumatisés par le meurtre de Nahel, par un policier le 27 juin à Nanterre, et « écœurés » d’avoir vu des tirs de mortier d’artifice raser leurs fenêtres.

À l’autre bout de la banlieue parisienne, en Seine-Saint-Denis, l’Île-Saint-Denis n’a, elle, pas été épargnée : sa mairie a été incendiée pendant la même nuit. « Depuis, c’est cellule de crise sur cellule de crise », décrit Marie Anquez, première adjointe de la ville. De premières échauffourées ont eu lieu peu après minuit, alors que les élu·es étaient dans la salle du conseil municipal. Poubelles incendiées sur le pont qui relie la commune (située sur une île de la Seine) à Saint-Denis, pétards, tirs de mortier. « Une habitante a hurlé sur les jeunes, puis la police est arrivée, ça s’est finalement apaisé. »

Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1 © Photomontage Mediapart avec AFP et Abaca Trois heures plus tard, la mairie prend feu. La police a retrouvé sur les lieux le matin des bonbonnes d’azote. « Tout le rez-de-chaussée a brûlé, tout notre guichet pour le public : c’est le service des naissances, des décès, pour les séjours en colonies de vacances… C’est la vie locale de chaque habitant qui est partie en fumée, c’est très marquant », confie l’élue.

Prudente sur les motivations des incendiaires, Marie Anquez décrit à la fois les très nombreuses marques de soutien des habitants après l’incendie et leur colère, « à juste titre », après la mort du jeune de Nanterre. « Cette douleur-là, les gens d’ici la partagent. Ce n’est même pas que la jeunesse qui est perdue, c’est tout le monde qui s’inquiète d’un système devenu défaillant ! À l’Île-Saint-Denis, nous sommes en bataille contre l’État après l’adoption d’un vœu en conseil municipal contre les violences policières, nous avons aussi attaqué l’État pour rupture d’égalité territoriale sur les services publics. »

En Seine-Saint-Denis, c’est une vingtaine de villes qui ont été en proie à une nuit agitée. « Il y a eu beaucoup de violence, de dégradations d’équipements publics, de bus incendiés, de magasins pillés », témoigne le président du conseil départemental, le socialiste Stéphane Troussel, qui décrit des « scènes de guérilla urbaine, avec des petits groupes très mobiles ». « Ça a démarré plus vite et plus fort qu’en 2005 », quand les quartiers populaires de France avaient été traversés d’émeutes urbaines, conduisant à décréter l’état d’urgence, après la mort à Clichy-sous-Bois de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés lors d’une course-poursuite avec la police.

À Romainville, la mairie a été « caillassée entre 2 et 3 heures du matin, des vitres ont été brisées », raconte Flavien Kaid, le directeur de cabinet du maire François Dechy, à la sortie d’une réunion de crise. À l’intérieur se trouvaient « le maire, des adjoints, le directeur général des services et la police municipale ». À Bagnolet, c’est le commissariat – en réalité une simple annexe du commissariat des Lilas – qui a brûlé en partie. Selon une source locale, les deux compagnies de CRS mobilisées pour l’ensemble de la Seine-Saint-Denis avaient très tôt été occupées à Bobigny, la préfecture du département.

Mais ce département emblématique est loin d’être le seul à avoir été touché par les violences. « Ce qui est particulier cette fois-ci, c’est que des quartiers de basse tension se sont mis en action, comme à Sceaux et Clamart [Hauts-de-Seine] ou Nandy [Seine-et-Marne] », note Philippe Rio, le maire communiste de Grigny (Essone), qui s’inquiète de cette contagion inhabituelle.

Territoires délaissés Pourquoi des bâtiments publics sont-ils ainsi visés ? Comment les responsables de terrain interprètent-ils la violence qui traverse leur commune ? Pour Flavien Kaid, les auteurs de ces violences veulent « attirer des policiers, aller à la confrontation » : « Ils cherchent une revanche. » Le responsable municipal met en cause « des décisions politiques nationales », face auxquelles « on se retrouve en première ligne alors qu’on essaie d’agir pour les contrecarrer ». « La mort de Nahel est la goutte d’eau », lâche-t-il.

À Tourcoing (Nord), Sourida Delaval-Hammoudi, la directrice de l’AAPI, une association d’animation de quartier et d’insertion professionnelle, utilise quasiment le même mot : « On a longtemps alerté, dit que ça allait exploser, Nahel c’est l’étincelle. »

« Ici, on a des revendications locales », indique-t-elle. Mais la liste qu’elle dresse concerne en fait une longue liste de territoires se sentant délaissés : « Le manque d’équipement, d’emploi, l’impression de ne pas être reconnu comme citoyen. Et puis il y a tous les contrôles imposés aux jeunes, les amendes policières qu’un travail ne suffira pas à rembourser… »

Une partie de la nuit, puis toute la matinée, à tourner dans sa ville pour comprendre et mesurer l’étendue des dégâts, le maire écologiste de Colombes (Hauts-de-Seine), Patrick Chaimovitch, est visiblement fatigué. Et ému. Sa commune a été très touchée par les événements de la nuit. L’édile décrit une montée en puissance après les premières échauffourées de mercredi soir. « On a vu beaucoup de jeunes, très jeunes, 14, 17 ans, certains un peu alcoolisés, qui brûlaient tout ce qui leur tombait sous la main. Et des pillages, nous avons eu beaucoup de mal à suivre ce qu’il se passait. »

Depuis des mois, nous avons des signaux plutôt mauvais, une tension dans l’air, en raison d’une situation matérielle de plus en plus dégradée.

Patrick Chaimovitch, maire de Colombes Les événements, « exceptionnels » par leur intensité dans cette commune populaire, ont clairement Nanterre « pour détonateur », dit-il. « Mais depuis des mois, nous avons des signaux plutôt mauvais, une tension dans l’air, en raison d’une situation matérielle de plus en plus dégradée. » Précarité, mauvaises conditions de logements, « la vie est concrètement de plus en plus dure », explique l’élu. L’État est « présent », concède-t-il, mais il faudrait des « milliards » supplémentaires pour résoudre la situation dans une ville telle que Colombes.

À Grigny, le maire Philippe Rio redoute les jours d’après, d’autant qu’il partage le constat : « On est tous hyper mobilisés, on s’est remis en mode 2005. Mais depuis 2005, les choses ont empiré : les réseaux sociaux sont apparus, les populations se sont paupérisées, le rapport à l’État s’est dégradé… Sans compter qu’avec l’augmentation des charges à la Grande Borne cette année, les gens devront payer un treizième mois de loyer, ce dont ils n’ont pas les moyens. » Dans la commune, la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté.

Écrivain, réalisateur, fin connaisseur des quartiers populaires où il vit et travaille, Mehdi Lallaoui rapporte que dans sa ville d’Argenteuil, beaucoup de familles essaient de tempérer les jeunes les plus belliqueux. « Ils nous disent que ce qu’il se passe, c’est de l’autodéfense, parce qu’ils n’ont droit ni aux médias, ni à la représentation politique, ni à l’écoute, ni au respect. Nous, on leur explique que ce qu’ils brûlent, c’est à nous, que les messieurs-dames au pouvoir, ils sont bien au chaud, dans leurs beaux quartiers, dans leurs écoles privées. Mais ils ont du mal à l’entendre. »

Je vois une jeunesse s’en prendre à elle-même. Cela ressemble à de l’automutilation.

Nourdine Bara, écrivain montpelliérain Mehdi Lallaoui reconnaît le caractère « insupportable » de la répétition des événements touchant les jeunes des quartiers. « C’est un mort, un de trop », martèle-t-il. « Je vois une jeunesse s’en prendre à elle-même. Cela ressemble à de l’automutilation », complète Nourdine Bara, auteur de romans et de pièces de théâtre. Habitant du quartier populaire de La Paillade, au nord de Montpellier, il organise depuis quinze ans des agoras et des événements, pour provoquer l’échange au travers de la culture. Mediapart avait assisté à l’une de ses rencontres littéraires, dans une boulangerie du quartier.

L’artiste développe une idée paradoxale : « Une idée grandit vis-à-vis de cette jeunesse : elle serait nihiliste, détachée de tout projet de société. Or, ce que je vois dans le chaos et la fureur, c’est justement l’expression d’un refus de la violence, contre-intuitivement. Par cette violence, la jeunesse refuse la violence la plus dévastatrice : celle du mépris et de l’indifférence. »

Il insiste : « Ce dont on manque cruellement, ce sont des précédents qui donneraient à rappeler qu’une justice opère dans notre pays » vis-à-vis des violences policières. Mehdi Lallaoui dit la même chose. « Ces crimes perdurent depuis quarante ans et les peines de ceux qui les commettent sont toujours en dessous de ce qu’elles devraient être. » Il cite l’histoire de Foued, détenu à tort dans l’affaire de Viry-Châtillon, et pour qui l’État pinaille des indemnités compensatoires. « Tout cela, c’est su, c’est discuté dans les quartiers, les gens s’indignent de ce qu’ils perçoivent comme une société à deux vitesses. »

Refonder la politique de la ville Autour de Lyon, la nuit aussi a été rude. Des incendies et des dégradations ont eu lieu à Vénissieux, Villeurbanne, Décines et Vaulx-en-Velin – épicentre des émeutes urbaines de 1990. À Décines, la mairie a elle aussi été fortement endommagée par un incendie. À Villeurbanne, « l’événement le plus grave a été l’incendie d’un appartement rue Balzac, causé par un tir de mortier [d’artifice] », rapporte le maire Cédric Van Styvendael.

« Nous avons dû reloger en urgence douze familles. Grâce à la solidarité des habitants, qui ont notamment aidé à évacuer une personne en situation de handicap, un drame a été évité », confie le maire, soulagé. Ici, chacun a en tête l’incendie qui a coûté la vie à dix personnes, dont quatre enfants, à Vaulx-en-Velin en décembre.

Comme beaucoup d’élus locaux, le vice-président de la métropole de Lyon s’agace du retard de la signature avec l’État des « contrats de ville », qui doivent permettre de répartir les moyens financiers.

Pour Renaud Payre, vice-président de la métropole de Lyon, chargé de la politique de la ville, « la violence qui s’exprime aujourd’hui est le résultat d’une fragilisation des corps intermédiaires des quartiers : les structures associatives ou les centres sociaux qui ont été extrêmement fragilisés ces dernières années ».

Selon lui, les événements doivent conduire l’exécutif à accélérer sur la refondation de la politique de la ville : « On a assez perdu de temps. Et disons-le tout de suite, la politique de la ville ne passera pas par du tout-sécuritaire. Ça, c’est une réponse de très court terme. »

Comme beaucoup d’élus locaux, il s’agace du retard de la signature avec l’État des « contrats de ville », qui doivent permettre de répartir les moyens financiers, mais qui ne seront pas effectifs avant 2024. « Dans nos quartiers prioritaires, la pauvreté est 3,3 fois supérieure à la moyenne de la Métropole. On sait où il faut agir : là où le droit commun ne s’applique pas. »

Une habitante de Saint-Fons, en bordure de Vénissieux, militante associative du quartier des Clochettes, regrette elle aussi la disparition des travailleurs sociaux et des médiateurs qui quadrillaient autrefois les lieux. « On ne les voit plus, et les jeunes sont livrés à eux-mêmes, ils font n’importe quoi, s’emporte-t-elle. Brûler les voitures des pauvres gens, je ne comprends pas, beaucoup n’ont pas d’assurance en plus. »

Elle témoigne de la nuit agitée dans son quartier – des tirs de mortiers, quelques feux de poubelle, du bruit jusqu’à trois heures du matin –, et de son inquiétude. « J’ai fermé la porte, gardé mes gamins et pas mis un pied dehors. J’ai trop peur qu’ils leur arrivent quelque chose et qu’ils soient au mauvais endroit au mauvais moment, un contrôle qui tourne mal… Déjà qu’en temps normal, les flics sont remontés contre nos enfants. »

La police accusée par tous De fait, toutes et tous les élus, toutes et tous les militants associatifs contactés par Mediapart fustigent une « doctrine policière à bout de souffle et qu’il faut revoir, sinon ce sera de la non-assistance à personne en danger », pour reprendre les mots du maire de Grigny Philippe Rio. « On arrive à la fin d’un cycle qui a été ouvert par Sarkozy et son mensonge du Kärcher qui s’est fini par la suppression de 10 000 postes de fonctionnaires de police et le démantèlement des renseignements généraux », lance-t-il.

Selon le Montpelliérain Hamza Aarab, la jeunesse « traîne des choses depuis des années » et en premier lieu, des rapports conflictuels avec la police. « Leurs contrôles, leur façon de se comporter. Leur sentiment d’impunité… », cite-t-il. « Si on n’avait pas eu les images [dans le cas de Nahel], on aurait dit : “C’est un voyou qui a foncé sur la police”. »

Au département de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel rappelle pour sa part « les quinze années de dégradation de relations avec la police, de tutoiement, de contrôle au faciès, et plus généralement, d’un discours ambiant d’extrême droite ». Face à cette pente, « on ne peut pas continuer comme ça », lance le responsable politique : « La République française, c’est d’abord les services publics, et un tel niveau de ressentiment vis-à-vis de la police, ce n’est pas tenable. »

« Quand le calme sera revenu, il est évident qu’on ne pourra faire l’économie d’un travail fin sur les relations police-population, énonce lui aussi Cédric Van Styvendael, le maire de Villeurbanne. La commissaire de Villeurbanne a expérimenté des choses dans le rapport aux habitants, c’est un chantier à ouvrir. »

Le discours est similaire pour Ali Rabeh, à Trappes, qui a vu il y a dix ans son commissariat de plein exercice remplacé par une simple antenne, en sous-effectif chronique. Aujourd’hui, le maire se dit très pessimiste pour la suite. Changer la police ? « Il est plus simple de mettre des millions sur la rénovation urbaine, de tordre le bras aux maires pour construire des logements sociaux, de demander aux préfets de donner des permis de construire… Il faudra vingt ans pour reconstruire une police républicaine », considère-t-il.

Les morts d’enfants par balle dans les quartiers, quelles que soient soit les circonstances, c’est devenu quelque chose de dramatiquement banal.

Salim Gramsi, militant associatif marseillais Depuis Marseille, que vient de quitter le président de la République, Mohamed Bensaada, militant LFI des quartiers populaires de la ville, estime lui aussi que « cette question du rapport entre la population et la police est en train de devenir très inquiétante ». « Et la manière dont Macron est venu faire sa visite ici, en feignant de croire qu’on pourrait lutter contre la drogue avec des terminaux de carte bleue, est risible », dénonce-t-il.

Dans sa ville, on regarde les événements de la nuit passée avec « tristesse », mais sans que la révolte se propage. Comme en 2005. Pourquoi ? Il ose une note positive, en notant que l’épais tissu associatif, qui réalise un gros travail de terrain dans les quartiers nord, fonctionne.

D’autres sont bien moins optimistes. « Ici, on a dépassé l’entendement depuis tellement longtemps », déplore Salim Gramsi, responsable de l’association Le Sel de la vie, qui réunit la pléiade d’associations ayant œuvré autour de l’aventure de la réquisition du McDonald’s Saint-Barthélemy dans le 14e arrondissement de la ville. « Les morts d’enfants par balle dans les quartiers, quelles que soient soit les circonstances, c’est devenu quelque chose de dramatiquement banal », souligne-t-il.

« On aimerait une réaction identique quand nos jeunes meurent. Or, personne ne se soulève pour Marseille, alors que les mamans d’ici, elles sont comme la mère de Nahel, elles souffrent le martyre », constate Salim Gramsi. Lui qui se méfie de la « concurrence des victimes » relève néanmoins une forme de « fatalisme, de résignation » dans la population qui l’entoure : « On a parfois cinq ou six morts d’un coup, des enfants qui parfois n’ont fait que se promener, et il ne se passe rien. »

La rédaction de Mediapart


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