Comment qualifier la dérive macroniste du pouvoir ?

mercredi 3 mai 2023.
 

Si la situation en France n’est pas encore comparable à celle des pays dits « illibéraux » tels que la Hongrie ou au « libéralisme autoritaire » promu dans l’Allemagne des années 1930, le sort qui sera réservé à la LDH ou aux Soulèvements de la Terre pourrait être un test décisif pour notre démocratie.

https://www.mediapart.fr/journal/fr...[HEBDO]-hebdo-20230422-100540&M_BT=1489664863989

Cela fait déjà plusieurs années que l’accumulation des lois sécuritaires et des états d’exception, jumelée à une répression féroce des différents mouvements sociaux, fait s’interroger nombre d’observateurs sur la santé démocratique de la France. La récente séquence de la réforme des retraites, adoptée au forceps au Parlement et au mépris de l’opinion publique, n’a fait que renforcer ces inquiétudes.

Alors que, désormais, le gouvernement multiplie les interdictions de manifester, jusqu’à assimiler le port d’une casserole à une menace terroriste, annonce la dissolution d’un collectif écologiste et remet en cause le financement du monde associatif, de la Ligue des droits de l’homme (LDH) aux associations d’aide aux migrant·es, certains se demandent même si la France n’a pas changé de régime.

Notre pays vivrait en effet une « crise démocratique » sans précédent sous la Ve République, aurait basculé « dans une dynamique illibérale » ou encore serait « sur la pente glissante de l’illibéralisme ». Mais qu’en est-il vraiment ? Que signifie exactement cette notion d’« illibéralisme » ? Et la situation française y correspond-elle ?

Le concept de « démocratie illibérale » a été popularisé en 1997 par le journaliste américain Fareed Zakaria pour désigner les régimes conservant, en apparence et sur le papier, les caractéristiques d’un État de droit mais dont les institutions et les lois sont détournées par un pouvoir autoritaire pour mettre au pas l’opposition politique et la société civile. Parmi les États classiquement rangés dans cette catégorie, on trouve la Russie de Vladimir Poutine, la Hongrie de Viktor Orbán, la Pologne d’Andrzej Duda ou encore la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan.

Au mois de septembre dernier, le groupe Les Verts/ALE du Parlement européen a justement mandaté un groupe indépendant de juristes pour mener un « stress test », sur le modèle de ceux pratiqués dans le secteur bancaire, afin de déterminer la résistance de la France à l’arrivée au pouvoir d’un dirigeant illibéral du même type qu’en Hongrie ou en Pologne.

Sébastien Platon, professeur de droit public à l’université de Bordeaux, et l’un des codirecteurs de l’étude, explique avoir eu l’idée de ce « stress test » « en observant, avec quelques collègues, certaines dérives qui se déroulaient sans coup d’État ni coup d’éclat, notamment en Hongrie ». « Nous voulions, précise-t-il, nous poser la question : est-ce possible en France ? Est-ce qu’un chef de l’État assez stratège pourrait remettre en cause les contre-pouvoirs et neutraliser le Parlement, les juges, la société civile, la presse ? »

Le concept d’illibéralisme ne veut pas dire grand-chose.

Sébastien Platon

« Il fallait donc déterminer ce qui est possible de faire dans notre pays à droit constant, et avec une majorité au Parlement, reprend le juriste. Il faut souligner que, concernant ce dernier point, ce n’est plus le cas. »

Le rapport, intitulé « La résilience du système juridique français à un potentiel choc autoritaire », évite soigneusement d’employer le terme d’« illibéralisme » pour lui préférer l’expression de « régime hybride ». « Le concept d’illibéralisme ne veut pas dire grand-chose, justifie Sébastien Platon. Il a été développé par un journaliste et repris par Orbán lui-même, qui a assumé vouloir fonder un État illibéral, une manière pour lui de se rattacher à la théorie libérale. »

De plus, Sébastien Platon souligne qu’il serait disproportionné de comparer la dérive autoritaire effectivement en cours en France à celle subie par les Hongrois. « Là-bas, il n’y a quasiment plus de société civile, plus de presse libre et la possibilité de voir arriver au pouvoir l’opposition est quasi nulle. »

Et les récentes interdictions de manifestations et arrestations de manifestant·es ne suffisent pas, selon lui, à faire basculer la France. « Ce qui a pu se passer me choque, admet Sébastien Platon, mais, pour autant, des manifestations, il y en a quand même. La société civile n’a pas été neutralisée au point qu’il n’y ait plus de rassemblements. »

Les conclusions du test, quant à elles, « ne sont pas forcément totalement négatives », détaille le juriste. « Il y a beaucoup de choses solides en France. Mais il y a aussi certaines faiblesses. Certaines sont bien connues, comme le fait que la Ve République concentre beaucoup de pouvoirs entre les mains de l’exécutif. Il y a également un problème au niveau de la justice, notamment en raison du manque d’indépendance du parquet. »

« Nous parlons également des faiblesses liées au Conseil constitutionnel, à son mode de nomination, au statut de ses membres, reprend Sébastien Platon. Il est par exemple possible d’accorder la Légion d’honneur à un de ses membres durant son mandat. Il n’y a également rien de prévu pour ce qu’il se passe après leur mandat. »

Le rapport évoque également « certaines problématiques transversales, comme celle du financement, qui permet éventuellement d’embêter les autorités administratives indépendantes, les universités, la presse, les associations… », détaille encore Sébastien Platon.

La « tendance autoritaire de la Ve République ».

Bien que signataire d’une tribune dénonçant une « dynamique illibérale », le professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes Serge Slama explique également ne pas être « certain que l’on puisse parler d’illibéralisme ». « Nous sommes encore dans un État de droit, avec des juridictions, des contre-pouvoirs, une presse libre… », souligne-t-il.

Selon lui, une partie des dérives actuelles sont « inhérentes à notre système. C’est la République qui a écrasé la Commune… ». Ce caractère répressif a encore été accentué par la « tendance autoritaire de la Ve République », qui offre au chef de l’État et à l’exécutif de nombreux pouvoirs, et qui débouche sur un « parlementarisme contraint », poursuit Serge Slama.

« Après Mai 68, il y avait eu une tendance comparable qui avait visé tout d’abord les maoïstes, puis le reste de la gauche radicale », rappelle le juriste, évoquant, notamment, la répression féroce ayant à l’époque frappé l’éditeur François Maspero. « Alors qu’il était le grand éditeur de la gauche, des plus grands auteurs, il a été écrasé, poussé à bout, mis sur la paille, avec des descentes de police chez lui chaque semaine », raconte-t-il.

« De nos jours, cela a débuté avec l’islamisme radical, puis il y a eu des associations de défense des musulmans comme le CCIF [Collectif contre l’islamophobie en France – ndlr], puis toute forme de radicalisme, jusqu’à des associations écologistes telles qu’Alternatiba, et désormais ils s’attaquent à la Ligue des droits de l’homme », poursuit Serge Slama.

Il y a une sur-utilisation des outils du parlementarisme rationalisé.

Sébastien Platon

« Le problème de cette Ve République, c’est que l’on a mis des instruments prévus pour le général de Gaulle entre les mains d’Emmanuel Macron, et que le costume n’est pas à sa taille », résume-t-il.

« Il y a une surutilisation des outils du parlementarisme rationalisé, abonde Sébastien Platon. C’est un président dont le premier quinquennat a été obéré par différentes crises – le Covid, les “gilets jaunes”, la guerre en Ukraine – et qui n’a donc pas pu le marquer de son empreinte. Il a loupé quelque chose. Ce qui, lorsque l’on est un énarque, est difficile à accepter… Pour ce second mandat, il a joué donc tous les jokers monarchiques sur ce texte. »

Mais l’escalade répressive dans laquelle s’est lancé l’exécutif ne marque-t-elle pas un point de non-retour dans la dérive de la France vers un de ces « régimes hybrides » ? « C’est trop tôt pour le dire, répond Sébastien Platon. Il se passe des choses, c’est certain. Mais juridiquement, pour qu’on puisse parler de basculement, il faut que ça fasse système. »

« Maintenant qu’Emmanuel Macron a eu sa réforme, il va peut-être revenir à une pratique plus respectueuse du pouvoir, espère le juriste. Ou peut-être que non, qu’il va au contraire s’enfermer dans cette dérive autoritaire, dans cette centralisation du pouvoir. On verra. En tout cas, pour l’instant, il n’y a rien de systémique. »

Serge Slama, lui, explique avoir été particulièrement choqué par les arrêtés de préfets interdisant l’usage de casseroles durant les manifestations. « Comment peut-on interdire des concerts de casseroles ? À quoi ça rime ? », s’indigne-t-il.

Si on dissout une association pour ses idées, là, on dépasse les bornes.

Serge Slama

« Pourtant, poursuit-il, je ne suis pas certain que le gouvernement puisse aller beaucoup plus loin. La stratégie de l’escalade a ses limites. Pourra-t-il dissoudre les Soulèvements de la Terre ? Avec toutes les personnes qui se sont revendiquées ouvertement des Soulèvements dans un texte signé par des personnalités telles que Ken Loach ou Cyril Dion, que peuvent-ils faire ? Ils ne pourront pas dissoudre toutes les associations qui font partie des Soulèvements. Et de toute manière, ils ne pourront pas empêcher leurs actions. »

« C’est en tout cas un vrai test pour notre démocratie, pointe Serge Slama. S’ils réussissent réellement à dissoudre les Soulèvements de la Terre, là on pourra dire qu’il y a un basculement. La dissolution a été à l’origine prévue pour s’appliquer à des groupes violents, combattants. Si on dissout une association pour ses idées, là, on dépasse les bornes. »

Un autre modèle est régulièrement invoqué pour qualifier les dérives sécuritaires en cours dans plusieurs États, celui du « libéralisme autoritaire ». Cette notion a été théorisée dans les années 1930 en Allemagne pour qualifier la pensée de Carl Schmitt, juriste allemand conservateur proche du parti nazi.

« Elle désigne les États qui ont fait le choix de préserver, de favoriser les intérêts économiques dominants et qui, pour cela, sont prêts à une certaine restriction des libertés publiques », explique le philosophe et chercheur au CNRS Jean-Claude Monod. « Cette idée est née en Allemagne à la fin de la République de Weimar, dans une situation différente de la nôtre, précise-t-il. Il y avait en effet à l’époque une crise sociale et politique, avec deux forces politiques, les nationaux-socialistes et les communistes, qui voulaient abattre le pouvoir. »

Un « néolibéralisme autoritaire ».

« C’est dans cette situation que s’amorce l’idée, théorisée par Carl Schmitt, qu’il faut un État fort, poursuit le philosophe. Il y a eu ensuite un point de rencontre entre lui et certains néolibéraux et ordolibéraux qui vont promouvoir un État fort et un marché libre. Certains grands théoriciens néolibéraux comme Hayek ou Friedman ont également estimé que l’on pouvait subordonner les libertés à l’ordre économique. Il y a également eu les “Chicago Boys”, ces économistes chiliens formés à l’École de Chicago qui ont travaillé pour la dictature de Pinochet. »

« Mais il faut manier tout ça avec précaution, prévient Jean-Claude Monod. Schmitt est un peu un épouvantail. La situation actuelle en France n’est pas identique à celle de l’Allemagne dans les années 1930 ou à celle de l’Amérique du Sud dans les années 1970. » Le philosophe préfère ainsi qualifier la dérive à l’œuvre de « néolibéralisme autoritaire ».

« Il y a des signes assez alarmants, qui sont plutôt portés par le ministre de l’intérieur, comme le recours à une certaine criminalisation des oppositions dites radicales, y compris disant des contre-vérités juridiques, comme lorsque Gérald Darmanin a affirmé que participer à une manifestation non autorisée était un délit, poursuit-il. Il y a une mise en cause des associations qui était, jusque-là, du registre de régimes de type autoritaire. »

« Mais je ne vois pas de grande maîtrise dans tout ça, reprend Jean-Claude Monod. On est plus dans quelque chose de l’ordre du passage en force qui rencontre une grande opposition, qui a atteint un niveau inattendu par l’exécutif. Il n’avait pas prévu qu’il y aurait autant de fronde, y compris du côté de l’Assemblée nationale et des syndicats. Il y a une incapacité à construire une législature qui intègre l’opinion publique. La démocratie sociale a été totalement liquidée au profit de la légalité de l’exécutif. »

Il y a un écart croissant très inquiétant entre la démocratie sociale et la démocratie politique.

Dominique Linhardt

Une analyse partagée par le sociologue, chargé de recherche au CNRS, Dominique Linhardt. « Je pense que la situation est grave, mais en même temps que la critique a tendance à se tromper de cible et à se gargariser de mots, explique-t-il. Je ne suis pas convaincu par les thèses sur le libéralisme autoritaire. »

« Ce qui m’interpelle dans la situation actuelle, c’est moins une généalogie que les évolutions sociales, reprend le sociologue. Qu’est-ce qui se passe chez les élites stratégiques ? Comment se met en place un tel gouvernement qui se fonde sur des certitudes, qui prétend avoir accès à une réalité et l’impose au pays ? On voit bien que le rapport à la réalité est vicié. Et je ne parle pas seulement d’Emmanuel Macron, mais d’une manière plus générale de ce qui constitue les élites. D’un point de vue sociologique, ce caractère déréalisé des décisions politiques interroge. »

Pour Dominique Linhardt, « la réalité qu’ils imposent n’est pas celle que les gens vivent. La réalité sociale n’est plus traduite dans le discours public. Ce qui donne ces séquences où des responsables disent n’importe quoi, voire mentent. Il y a un écart croissant très inquiétant entre la démocratie sociale et la démocratie politique. Et face à ce hiatus, le sociologue est un peu démuni. Il faudrait une armée de sociologues, et de journalistes, pour l’analyser ».

Jérôme Hourdeaux


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message