Jean-Jacques Rousseau, philosophe de la souveraineté populaire

vendredi 2 février 2024.
 

Naissance de Jean-Jacques Rousseau le 28 juin 1712

11 octobre 1794, les cendres de Rousseau sont transférées au Panthéon

- > 1ère partie) Jean-Jacques Rousseau, philosophe de la souveraineté populaire (Jacques Serieys)

- A) Jean-Jacques Rousseau, un philosophe né du peuple

- B) Jean-Jacques Rousseau, philosophe d’une souveraineté populaire active, permanente, réelle, éduquée

- C) Jean-Jacques Rousseau, enfant des révolutions populaires de Genève et du siècle des Lumières

- D) Jean-Jacques Rousseau s’oppose aux fondements idéologiques de la société d’Ancien régime

- E) De Jean-Jacques Rousseau à la Révolution française

- > 2ème partie : Une philosophie cohérente : liberté, loi, souveraineté populaire

- > 3ème partie « Rousseau et la radicalité démocratique » (Norbert Lenoir)

- > 4ème partie : Notes complémentaires : biographie, amoureux de la nature

1ère partie) Jean-Jacques Rousseau, philosophe de la souveraineté populaire (Jacques Serieys)

Tout citoyen se voulant politiquement conscient, tout militant progressiste se voulant capable d’autonomie de réflexion doit étudier et comprendre Rousseau :

- parce que sa conception de la souveraineté populaire et de la démocratie portent bien plus loin que la philosophie libérale bourgeoise des Lumières du 18ème siècle.

- parce qu’il a fortement influencé la première révolution populaire ayant abattu la domination des nobles, des religieux et des privilégiés de l’argent, à savoir la Révolution française de 1793 1794.

A) Jean-Jacques Rousseau, un philosophe né du peuple

A1) Un grand philosophe d’origine populaire et défenseur du peuple

Les aïeux de Jean-Jacques Rousseau sont des protestants qui ont fui les persécutions catholiques de la région parisienne et se sont installés en 1549 à Genève. Orphelin de mère neuf jours après sa naissance (28 juin 1712) et oublié par son père exilé, il bénéficie de quelques appuis ( son oncle Gabriel, le pasteur Lambercier...).

De 1725 à 1728, il est placé comme apprenti chez le maître graveur Ducommun qui le bat fréquemment. En mars 1728, il fuit sur les routes. Devenu laquais, il est humilié par des maîtres orgueilleux. Il trouve enfin quelques années de bonheur chez Madame de Warens (1732-1736). En 1743, le voilà à Venise où il subit à nouveau les conséquences de l’inégalité sociale.

Installé sur Paris, il vit dans un galetas. De 1745 à 1753, il s’installe en ménage et se marie civilement avec une jeune lingère nommée Marie-Thérèse Le Vasseur qui accouche de cinq enfants. Sans cesse persécuté pour ses idées démocratiques, décrété de prise corps, souvent fâché avec tel ou tel, parfois même errant sans logis, ses pérégrinations ne cessent jamais : Montmorency, Genève, Yverdon, Motiers, île de Saint Pierre, Angleterre, Gisors, Lyon, Grenoble, Bourgoin, Monquin, Paris.

Sa connaissance concrète de la vie des milieux modestes fut« le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon coeur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. »

Henri Guillemin a bien vu la particularité de son lien au peuple. « Rousseau, au XVIIIème siècle, c’est l’homme qui dit, ouvertement, sur la société telle qu’elle est, tout ce qu’on ne doit pas dire lorsqu’on est bien élevé et qu’on veut faire carrière. Il ne se contente pas d’exaspérer les Encyclopédistes avec ses propos sur l’âme, sur Dieu, sur la fin de l’homme, mais il les horrifie, en outre, et les épouvante, en parlant sans respect des grands et des riches. On n’est pas très porté, du côté philosophique, à des considérations de cette espèce. La secte, dira Robespierre, déclamait quelques fois contre le despotisme, mais ses membres s’employaient au mieux à se faire pensionner par les despotes. D’Holbach, Helvétius, appartiennent à la haute bourgeoisie financière ».

A2) Un philosophe du peuple haï de nombreux privilégiés

Le dédain des Encyclopédistes pour Rousseau est connu. Quant à Voltaire, historiographe du roi Louis XV, entré à l’Académie française en 1746, ami du roi Frédéric II de Prusse, il n’a que mépris pour le petit horloger, rêveur solitaire.

« Voltaire s’est glissé par ses spéculations, écrit Guillemin, dans la classe entretenue et n’entend pas qu’on touche au système. Pour lui, ouvriers et paysans constituent la populace, et le premier devoir des travailleurs est de rester muet dans cette servitude laborieuse qui nourrit les nantis ». Rousseau ? Pour Voltaire, c’est un gueux qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres. Ce que la bourgeoisie déteste, en lui, « c’est l’homme du Discours sur l’inégalité et du Contrat social, ce livre, écrit Mallet du Pan, qui fut le Coran des discoureurs de 1789. Il n’y a pas d’écrivain plus propre à rendre le pauvre superbe, note Joubert le 15 avril 1815. Et Brunetière d’insister, avec une grimace de dégoût, sur le pedigree nauséeux de Rousseau : les parents de Rousseau étaient peuple, au sens le plus fâcheux du mot ; la vulgarité de ses origines, c’est le premier trait de son caractère. Au point culminant de la réaction bourgeoise, après ces Journées de Juin 1848 qui l’ont jeté « dans des tremblements », Sainte-Beuve accable Rousseau de son mépris de classe. « Rousseau a été laquais, dit-il, et il ajoute finement : On s’en aperçoit. Taine, au lendemain de la Commune, ne voit dans toute la pensée de Rousseau qu’une rancune de plébéien, pauvre, aigri, et qui, entrant dans le monde, a trouvé la place prise et n’a pas su s’y faire la sienne ; il n’échappe à l’envie que par le dénigrement » (Henri Gullemin, Du contrat social, Présentation, UGE, 1973).

A3) Exemple d’attaques contre lui : l’année 1762.

L’Emile paraît en mai 1762 à Paris sous un faux nom d’auteur et une fausse adresse d’imprimeur. Dès le 7 juin, la Faculté de Théologie de la Sorbonne condamne l’ouvrage comme « contraire à la foi et aux mœurs ». Deux jours plus tard, c’est le Parlement de Paris qui rend un décret gravissime pour un auteur. Tout exemplaire est condamné « à être lacéré et brûlé par l’exécuteur de la Haute-Justice » en raison de ses « principes impies et détestables ». De plus cette institution « ordonne que le nommé J.J. Rousseau, dénommé au frontispice dudit livre, sera pris et appréhendé au corps, et amené ès prisons de la Conciergerie du Palais ».

Rousseau se voit dés lors obligé de fuir le royaume de France pour ne pas finir ses jours à la Bastille ou dans une autre forteresse.

Il part pour le canton de Vaud (Suisse) mais le Petit Conseil de Genève, organe législatif de cette cité, prend une décision contraignant tout exemplaire du Contrat social et de l’Emile « […] à être lacérés et brûlés par l’exécuteur de la haute justice, devant la porte de l’hôtel de ville, comme téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements ». Le philosophe incriminé est également décrété de prise de corps ; il ne peut que fuir la persécution à nouveau.

Début septembre 1762, l’Emile est mis à l’Index des livres prohibés par un décret de la Congrégation du Saint-Office de l’Inquisition. Dès lors, le voilà poursuivi dans toute l’Europe par les réseaux de l’institution catholique.

« Ici commence l’œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli » (Confessions, livre douzième).

B) Jean-Jacques Rousseau, philosophe d’une souveraineté populaire active, permanente, réelle, éduquée

B1) Jean-Jacques Rousseau a marqué universellement la philosophie politique en posant l’auto-constitution du peuple en souverain comme seul vrai principe démocratique

Ainsi, la souveraineté appartient au peuple et chaque citoyen en détient une part : "le souverain n’est formé que des particuliers qui le composent", elle est la "totalité concrète des individus". La souveraineté populaire implique, nécessite l’activité législative des citoyens la plus directe et la plus permanente possible.

Cette cohérence du concept de "souveraineté populaire" créé par lui, est contradictoire avec la logique même du système capitaliste qui sépare juridiquement le citoyen des institutions publiques, qui reconnaît seulement la démocratie représentative, qui éloigne le plus possible le citoyen du lieu décisionnel des collectivités publiques.

Les nombreuses luttes populaires qu’a connues durant plusieurs siècles sa ville de Genève contre une délégation de pouvoir prétendue représentative lui permettent de comprendre concrètement la question fondamentale d’une démocratie réelle. Il a vu dans sa ville de petits artisans, ouvriers, paysans capables de jouer un rôle civique majeur et en tire pour conclusion « Tels sont ces hommes instruits et sensés dont, sous le nom d’ouvriers et de peuple, on a chez les autres nations des idées si basses et si fausses. »

La connaissance du parlementarisme anglais du 18ème, « ce jeu d’oligarchies rivales qui donne au peuple seulement la comédie de la souveraineté » (Jaurès) lui apporte confirmation du type de "démocratie représentative" promue par le capitalisme.

B2) La souveraineté populaire... Comment ?

Rousseau préfère la cité antique dans laquelle « Tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même ; il était sans cesse assemblé sur la place... »

Puisque le mot de démocratie signifie "pouvoir du peuple" en grec ancien, comment celui-ci peut-il s’instituer collectivement en souverain ?

Dans son Contrat social, Rousseau pose deux affirmations aptes à traverser encore plusieurs siècles :

- « la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui »

- « la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée » ; « à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre »

C’est dans ce cadre conceptuel qu’il faut comprendre plusieurs fondamentaux des Montagnards de la Révolution française comme les Assemblées primaires des communes, comme l’indivisibilité de la souveraineté populaire. Par nature, la souveraineté ne peut être divisée, donc aucune fraction de la population ne peut s’extraire de la volonté politique majoritaire, y compris en matière économique.

B3 Souveraineté populaire, institutions et société

Cette conception de la souveraineté populaire n’est pas contradictoire, chez Rousseau avec la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

Concernant le judiciaire, sa référence à Grotius prouve qu’il fonde le droit sur le droit des gens. Il condamne l’absolutisme qui donne au roi la possibilité de fixer la loi et de juger. Il considère ridicule et irréalisable l’idée de faire trancher les différends individuels par la volonté générale. « Sitôt qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit particulier... c’est un procès où les particuliers intéressés sont une des parties et le public, l’autre. »

Concernant l’exécutif, il le justifie d’une façon qui ne laisse pas place au doute « Il faut à la force publique un agent propre qui la réunisse et la mette en oeuvre selon la direction de la volonté générale, qui serve à la communication de l’Etat et du souverain, qui fasse en quelque sorte dans la personne publique ce que fait dans l’homme l’union de l’âme et du corps... Le gouvernement est une personne morale douée de certaines facultés... Il lui faut un moi particulier, une sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté propre qui tende à sa conservation. »

Contre les critiques portées à Rousseau, l’écrivain Upton Sinclair, socialiste américain, défendait son « torrent d’idées nouvelles et de nouveaux sentiments ». Gommer Rousseau, ce serait revenir « aux bons vieux temps où les enfants obéissaient à leurs parents, les domestiques à leurs maîtres, les femmes à leurs maris, les sujets à leurs prêtres et à leurs rois... »

« Nous qui allons chercher dans Jean-Jacques l’inspiration de la justice, nous savons par une expérience qu’il n’avait pas, et qui s’appelle la Révolution française, qu’il ne faut jamais désespérer. » (Jean Jaurès, 19 décembre 1889)

B4) Une philosophie de la liberté, non bourgeoise libérale

Je vais citer ici un extrait du texte de Bruno Guigue intitulé "Pourquoi Rousseau était un Gilet Jaune".

Commençons par le commencement... Pour remonter au véritable état de nature, il faut faire abstraction de l’homme social, il faut se représenter l’homme dans son état natif, sorti des mains de la nature, nimbé de son innocence originelle. S’abandonnant à l’anthropologie-fiction, il faut imaginer les hommes dispersés, épars dans les forêts. Cet état d’isolement est une fiction, mais on ne peut s’en passer si l’on veut « bien juger de notre état présent ».

Il faut bien comprendre que la fiction philosophique de l’état de nature ne décrit pas un état antérieur de l’humanité. Elle a pour fonction théorique de souligner la liberté naturelle : aucun homme n’est naturellement fait pour commander ou obéir. L’oppression qui caractérise les sociétés inégalitaires n’est pas une fatalité, mais un phénomène contingent. Que des hommes soumettent d’autres hommes est un fait historique, et non une nécessité propre à l’espèce. La description de l’état de nature souligne donc la servitude propre à l’état social. Mais l’homme civil n’est pas seulement soumis à la volonté d’autres hommes, le pauvre à la volonté du riche, l’esclave à celle du maître. Il y a en outre dans l’état civil une servitude morale, la soumission à l’opinion et au préjugé. Bien loin de juger par lui-même, l’homme civil n’a plus qu’une préoccupation, celle de se conformer à l’opinion des autres. Au sens strict du terme, l’état civil est synonyme d’aliénation : c’est du regard des autres, ce ferment de corruption, que l’individu tire le sentiment de sa propre existence.

C’est pourquoi le passage de l’état de nature à l’état civil se solde par la perte de la liberté. Ce passage de l’état naturel à l’état social n’était pas inéluctable, mais il est irréversible. Contrairement à ce qu’on dit parfois, il n’y a aucune nostalgie d’un âge d’or perdu chez Rousseau. Il sait bien que la culture a enveloppé la nature et que cette transformation a arraché l’humanité à l’animalité. En revanche, la perte de la liberté qui est la conséquence de l’état social n’est pas inéluctable. Si cette perte était définitive, ce serait une condamnation sans appel de la société civile. Mais société et liberté ne s’excluent pas irrémédiablement l’une l’autre. L’œuvre politique de Rousseau montre au contraire que l’homme, par des institutions appropriées, peut gagner l’équivalent de ce qu’il perd en quittant l’état de nature. Il peut s’unir à ses semblables sans faire le sacrifice de sa liberté, puisqu’il peut trouver dans la société l’équivalent civil de sa liberté native.

C) Jean-Jacques Rousseau, enfant des révolutions populaires de Genève et du siècle des Lumières

C1) Genève

Rousseau a grandi à Genève, ville dont l’étude est intéressante par la poussée citoyenne qu’elle connaît avant 1789. Cette Cité Etat était plus mûre en 1760 que la Russie en 1905 pour générer des expériences démocratiques avancées (tradition de citoyenneté et de lutte de masse, niveau d’instruction de la population..).

Le pouvoir effectif y est aux mains d’une bourgeoisie fort entreprenante dès 1541. Les habitants constatent peu à peu l’aspect fictif de la "démocratie" accaparée par les riches. Aussi, la cité Etat connaît cinq mouvements révolutionnaires portés par les plébéiens (particulièrement des ouvriers) durant le 18ème siècle : 1707, 1737, 1762, 1766 à 1768, 1781.

Le mouvement démocratique et social le plus puissant, celui de 1762 à 1768 trouve un théoricien parmi ses animateurs : Jean-Jacques Rousseau. Instruit par l’exemple de sa ville, celui-ci se bat sur une orientation fondamentale : la seule vraie démocratie passe par une souveraineté réelle du peuple exercée de la façon la plus directe et la plus citoyenne possible.

Plusieurs animateurs importants de la Révolution française, comme Robespierre, pétris de la lecture de Rousseau, disposeront par lui d’un socle théorique démocratique.

8 avril 1782 Les révolutions de Genève, levain de la Révolution française

C2) Enfant du siècle des Lumières

Ayant déjà écrit et mis en ligne sur ce site un texte sur la philosophie des Lumières, je n’insisterai pas.

18ème Siècle des Lumières non éternelles

Je vais seulement pointer la place de Jean-Jacques Rousseau dans ce contexte, en citant l’excellent philosophe François Châtelet :

« Quoiqu’en pense Hegel, le penseur de la modernité classique, ce n’est pas Descartes, c’est Jean-Jacques Rousseau. Apparaît l’écrivain, agressif et démuni, qui, sans plan, sans méthode, réunit tous les fils, les tisse pour en faire une étoffe surprenante où s’inscrivent les configurations des problématiques d’alors, dont il faut bien dire qu’elles sont encore les nôtres... Cette fois, l’acteur historique est en place, au sein de la tragédie sociale qui se noue : le même homme... sujet qui rêve, citoyen qui combat et imagine, écrivain qui s’interroge et évalue. Robespierre est déjà là. » (Histoire de la philosophie, livre IV)

C3) De Rousseau à la Révolution française, à Robespierre mais aussi à une révolution citoyenne dépassant le capitalisme

Les marxistes vulgaires qui intègrent Rousseau parmi les philosophes de la bourgeoisie ascendante du 18ème puis caractérisent la Révolution française comme une révolution bourgeoise sans saisir la spécificité de 1793 et du robespierrisme, trouvent une cohérence abstraite dans cette caractérisation de classe. Mais il s’agit d’une abstraction passant de façon importante à côté de la réalité.

En effet, ce qui fait de Rousseau le plus important philosophe français, c’est le caractère avant-gardiste de sa philosophie politique citoyenne, avant-gardiste pour son temps, mais encore pour ce 21ème siècle débutant. De plus , cette philosophie est confortée par une sensibilité psychologique extrême qui lui fait détester naturellement l’égoïsme, la fatuité, le mensonge. Aussi, il voit loin en définissant le 18ème bourgeois comme « un siècle de charlatanerie où les plus grands fripons ont toujours l’intérêt public à la bouche ». Et dans l’Emile, il lance cet avertissement : « Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables ».

D) Jean-Jacques Rousseau s’oppose aux fondements idéologiques de la société d’Ancien régime

Présenter un auteur, c’est d’abord en extraire l’essentiel. A mon avis, elle jaillit d’un extrait comme celui-ci :

« Je hais la servitude comme la source de tous les maux du genre humain. Les tyrans et leurs flatteurs crient sans cesse : peuples, portez vos fers sans murmure car le premier des biens est le repos ; ils mentent, c’est la liberté. » (fragment de la lettre à Christophe de Beaumont, 1763)

D1) Du péché originel de l’humanité à l’état naturel de liberté et d’égalité

En avançant que la corruption de la vie sociale ne provient pas de la tentation à laquelle Eve aurait succombé mais du processus historique, en particulier des conséquences de l’accaparement privé des richesses, Jean-Jacques Rousseau met en cause tant le dogme catholique que les philosophies libérales nées des révolutions bourgeoises (Hobbes, en particulier). De plus, il introduit ainsi :

- la possibilité d’émancipation puisque les hommes ne sont pas mauvais par nature

- la nécessité de construire une société civile promouvant la liberté et l’égalité, conciliant l’individu et le pouvoir pour empêcher un blocage social et politique.

D2) Le monde va changer de base : du roi à la souveraineté populaire

Né citoyen d’un Etat libre (Genève) dans lequel plusieurs révolutions ont imposé une réelle démocratisation, membre de l’assemblée souveraine de cette république et de son Conseil général, il use de cette expérience pour poser les bases de sa théorie politique.

Il poursuit la réflexion des philosophes contractualistes et de ceux du droit naturel (Grotius, Hobbes, Montesquieu, Puffendorff, Wolff, Locke...) mais de façon radicalement différente.

Si l’obéissance aux rois ne constitue pas un modèle de société justifiable en droit, sur quelle "règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont" doit reposer "l’ordre civil", le droit politique ? sur la souveraineté populaire, répond Rousseau.

Il suffit de lire les premières pages du "Contrat social", pour comprendre son raisonnement :

« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers... Aristote a dit que les hommes ne sont point égaux mais que les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination... Il prenait l’effet pour la cause... Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir. »

Aussi, notre philosophe affirme « Sitôt qu’un peuple peut secouer le joug (auquel il est contraint d’obéir), qu’il le secoue »

Un tel point de vue représente un fantastique coup de tonnerre pour la société d’ordres d’Ancien régime mais aussi pour l’Eglise catholique laudatrice d’un ordre hiérarchique immuable de l’univers émanant de Dieu et s’imposant aux "fidèles" par le canal du pape, des rois, des évêques et des seigneurs.

D3) Du droit du plus fort au droit fruit de la souveraineté populaire

Jean-Jacques Rousseau polémique contre le droit du plus fort et contre le postulat selon lequel "la force crée le droit", idées que les cléricaux catholiques défendront jusqu’en 1944.

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme pas sa force en droit... Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. n quel sens pourra-ce être un devoir ? Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner sa bourse, mais quand je pourrai la reprendre, suis-je en conscience ...? Convenons donc que la force ne fait pas le droit. »

D4) De la description du monde à l’invention d’un monde meilleur

Oui, Jean-Jacques Rousseau est le philosophe le plus représentatif avec Kant, le plus significatif de la grande période révolutionnaire qui s’étend de 1773 à 1802.

De 1773 à 1802, la plus longue période de poussée populaire, démocratique et révolutionnaire qu’ait connue l’histoire humaine

Il ne se limite pas à décrire ou commenter l’existant à la manière de Montesquieu, il réfléchit à ce qui serait souhaitable à l’avenir pour la société humaine.

D5) De nouveaux fondements philosophiques

Au 18ème siècle, l’Eglise catholique continue à imposer son hégémonie idéologique totalitaire dans la plus grande partie de l’Europe occidentale (Autriche, Etats d’Italie, France, Espagne, Portugal, Belgique actuelle...). Jean-Jacques Rousseau porte une alternative globale à ses principes :

- Contre une "vérité" fondée sur la Tradition écrite de la Bible, des Pères de l’Eglise et des conciles, il met en avant la "raison" fondée sur une méthode essentiellement hypothético-déductive

- Contre une société fondée sur la soumission au seigneur, au roi, à l’Eglise, il porte un projet d’émancipation.

- Refusant les privilèges de naissance et la loi du plus fort comme supports de l’ordre civil, il propose l’association contractuelle basée sur la liberté et la sécurité

- Contre un projet de vie fondé sur la souffrance pour mériter le paradis, il est met en avant l’objectif du bonheur.

- Contre la définition de l’homme comme voué au péché depuis qu’Eve a succombé à la tentation, il défend l’existence de virtualités naturelles chez les humains : raison, sociabilité, conscience morale et civique

- Contre une division en ordres de la société fonction de la naissance, Jean-Jacques Rousseau considère que le milieu social est prédominant dans l’évolution humaine et non une essence native.

- Il propose donc une méthode éducative ayant pour fondement le respect de la dignité, de la liberté et de la singularité de l’enfant

E) De Jean-Jacques Rousseau à la Révolution française

Il a évidemment joué un rôle important dans le mûrissement des idées qui vont s’épanouir avec la Révolution française.

E1) But du contrat social

Rousseau n’argumente pas sa proposition de contrat social en faisant valoir principalement l’intérêt de l’Etat mais plutôt celui des individus afin de protéger leur liberté et leur égalité tout en assurant leur sécurité.

Le concept de Contrat social présente chez lui des caractéristiques totalement différentes d’autres philosophes politiques du 18ème siècle comme Hobbes pour qui l’individu, par le contrat social, renonce à sa liberté en échange de sa sécurité. Pour le philosophe de Genève, il s’agit d’une forme d’association « par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. »

E2) La souveraineté populaire s’exerce par la démocratie directe

En aucune manière, Jean-Jacques Rousseau ne peut être considéré comme un penseur politique de la bourgeoisie montante. La principale caractéristique des formes institutionnelles dans le mode de production capitaliste consiste dans la nature des entités politiques comme entités juridiques séparées de la société civile. Tel n’est pas le cas pour Rousseau qui définit à chaque individu membre du Contrat social comme détenteur d’une part de l’autorité suprême.

Une telle souveraineté fractionnée ne peut être déléguée. Aussi, Rousseau critique le régime représentatif britannique « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ».

Pour lui, tout le pouvoir politique appartient au pouvoir législatif qui peut être composé de délégués élus à condition que leurs décisions soient soumises à acceptation des citoyens eux-mêmes pour validation définitive. « Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée n’est pas une loi. »

Rousseau comprend même la contradiction entre aspiration démocratique et principe fondamental de propriété privée, y compris sur les grands moyens de production et d’échange. « Si nous suivons le progrès de l’inégalité... nous trouverons que l’établissement de la Loi et du droit de propriété fut son premier terme... La "libre" extension de la propriété conditionne l’approfondissement des inégalités. »

Les études historiques de Rousseau présentent un aspect matérialiste. De plus, comme l’a bien noté Engels, le citoyen genevois anticipe la marche de l’histoire en pronostiquant que l’inégalité liée à l’appropriation privée pousse objectivement à l’aspiration égalitaire. « C’est ici le dernier terme de l’inégalité et le point extrême qui ferme le cercle et touche au point d’où nous sommes partis : c’est ici que tous les particuliers redeviennent égaux... »

E3) 11 octobre 1794, les cendres de Jean-Jacques Rousseau sont transférées au Panthéon

La Révolution française a généralement bien choisi les hommes auxquels elle a rendu hommage : Molière et La Fontaine en littérature, Dampierre et Marceau comme militaires, Lepeletier et Marat parmi les martyrs républicains...

Jean-Jacques Rousseau méritait-il d’être ainsi associé aux "grands hommes" de la patrie révolutionnaire ? N’en doutons pas.

Le 28 fructidor an II - en avril 1794 - la Convention montagnarde établit les dispositions du transfert du philosophe au Panthéon. Par cette décision, les révolutionnaires veulent prouver leur attachement profond au défenseur de la souveraineté populaire, qui a très largement inspiré leurs travaux - qu’il s’agisse de la démocratie directe ou du suffrage universel masculin, tous les deux présents dans la Constitution montagnarde du 24 juin 1793.

La fête a lieu le 20 vendémiaire an III. La cérémonie est sans conteste grandiose, à l’image du respect que les révolutionnaires portent au penseur. Dans la nuit du 10 au 11 octobre, le corps de Rousseau repose dans un mausolée provisoire dans le jardin des Tuileries. Nous disposons de plusieurs descriptions de ces festivités. « La cérémonie nocturne, illuminée de flambeaux et de lumignons autour du bassin, voit les habitants d’Ermenonville accompagnant le char funèbre, portant le sarcophage surmonté d’une urne, et une veillée funèbre, musicale, animée d’airs de musique, autour d’un tempietto à l’antique encadré de peupliers d’Italie (évoquant ceux de l’île aux Peupliers d’Ermenonville, site premier de l’inhumation).

Un monument décoré de quatre colonnes est destiné à recevoir le cercueil. On l’y place en le faisant passer par un pont de bois préparé à cet usage ». Le cérémonial processionnaire cher à la Révolution est maintenu intact : après les musiciens, les naturalistes tenant fleurs et fruits, les artistes avec pinceaux et burins, les artisans brandissant scies et rabots, les mères de famille avec leurs enfants précèdent les habitants de Saint-Denis, de Groslay, d’Émile, d’Ermenonville et de Genève, ainsi que l’indispensable délégation de la Convention ceinte du ruban tricolore. Le lendemain, le tombeau entre au Panthéon.

Par la suite, une statue de Rousseau sera inaugurée au Panthéon. L’événement a lieu en février 1889, en ouverture des célébrations du centenaire de la Révolution. En 1942, l’occupant allemand l’envoie à la fonte pour récupérer les métaux utile à l’industrie de l’armement. Une nouvelle statue sera érigée en 1952.

CONCLUSION

Je l’emprunterai à l’écrivain Pierre Bergounioux :

« L’homme doit d’abord produire et reproduire son existence matérielle. Il le fait dans des conditions déterminées, que reflètent les institutions politiques, l’art, les systèmes juridiques.

Mais la pensée, à l’occasion, peut agir en retour sur le monde qui l’a engendrée, le changer. Aucune œuvre littéraire n’a contribué plus que celle de Rousseau à la marche des événements aux heures décisives de la Révolution française et au-delà.

La division du travail intellectuel a pour effet d’abandonner actuellement Rousseau à la critique littéraire pure. Celle-ci a tout dit ou peu s’en faut de l’homme, de ses jours errants, de son style limpide, émouvant. Restent la vision supra-individuelle, l’aspiration immense, universelle, dont il fut l’interprète. »

Jacques Serieys

https://books.google.fr/books?id=fz...

2ème partie : Une philosophie cohérente : liberté, loi, souveraineté populaire

Une philosophie de la liberté

Quelle est sa philosophie ? Un principe en donne la ligne directrice : qu’il s’agisse d’éducation ou de gouvernement, il condamne comme contraire à la nature tout ce qui porte atteinte à la liberté humaine. La liberté est en effet la qualité native de l’homme, elle fait « la dignité de son être ». C’est encore ce qu’il veut dire lorsqu’il affirme dans le Contrat social que l’homme est « né libre » ou lorsqu’il écrit dans le Discours sur l’inégalité : « ce n’est pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre ». Mais commençons par le commencement. Découvrons l’homme de la nature enfoui sous l’homme de l’homme. Pour remonter au véritable état de nature, il faut faire abstraction de l’homme social, il faut se représenter l’homme dans son état natif, sorti des mains de la nature, nimbé de son innocence originelle. S’abandonnant à l’anthropologie-fiction, il faut imaginer les hommes dispersés, épars dans les forêts. Cet état d’isolement est une fiction, mais on ne peut s’en passer si l’on veut « bien juger de notre état présent ». Dans cet état d’isolement, l’homme jouit de l’indépendance la plus complète car il se suffit à lui-même. Rien ni personne ne saurait l’asservir. Aucun lien de dépendance ne lie l’homme à l’homme dans l’état de nature, et c’est dans ce sens que cet état est exemplaire.

Il faut bien comprendre que la fiction philosophique de l’état de nature ne décrit pas un état antérieur de l’humanité. Elle a pour fonction théorique de souligner la liberté naturelle : aucun homme n’est naturellement fait pour commander ou obéir. L’oppression qui caractérise les sociétés inégalitaires n’est pas une fatalité, mais un phénomène contingent. Que des hommes soumettent d’autres hommes est un fait historique, et non une nécessité propre à l’espèce. La description de l’état de nature souligne donc la servitude propre à l’état social. Mais l’homme civil n’est pas seulement soumis à la volonté d’autres hommes, le pauvre à la volonté du riche, l’esclave à celle du maître. Il y a en outre dans l’état civil une servitude morale, la soumission à l’opinion et au préjugé. Bien loin de juger par lui-même, l’homme civil n’a plus qu’une préoccupation, celle de se conformer à l’opinion des autres. Au sens strict du terme, l’état civil est synonyme d’aliénation : c’est du regard des autres, ce ferment de corruption, que l’individu tire le sentiment de sa propre existence.

C’est pourquoi le passage de l’état de nature à l’état civil se solde par la perte de la liberté. Ce passage de l’état naturel à l’état social n’était pas inéluctable, mais il est irréversible. Contrairement à ce qu’on dit parfois, il n’y a aucune nostalgie d’un âge d’or perdu chez Rousseau. Il sait bien que la culture a enveloppé la nature et que cette transformation a arraché l’humanité à l’animalité. En revanche, la perte de la liberté qui est la conséquence de l’état social n’est pas inéluctable. Si cette perte était définitive, ce serait une condamnation sans appel de la société civile. Mais société et liberté ne s’excluent pas irrémédiablement l’une l’autre. L’œuvre politique de Rousseau montre au contraire que l’homme, par des institutions appropriées, peut gagner l’équivalent de ce qu’il perd en quittant l’état de nature. Il peut s’unir à ses semblables sans faire le sacrifice de sa liberté, puisqu’il peut trouver dans la société l’équivalent civil de sa liberté native.

Le règne de la loi

Le problème posé par le Contrat social est précisément d’instituer l’autorité politique sans que cette institution se fasse au préjudice de la liberté humaine. L’homme devenu citoyen doit rester « aussi libre qu’auparavant », dit Rousseau. Est-ce possible ? Oui, « si chacun fait par le pacte social l’échange de sa liberté naturelle contre la liberté civile et la liberté morale » (Contrat social, I, 8). Or ces deux formes de liberté sont forgées par l’éducation et la culture, ce sont des libertés reconquises à travers une forme de soumission. Pour Rousseau, la liberté n’est pas le caprice : elle n’est pas une fonction du désir, mais un effet de la loi, elle est exigence et non pas jouissance. Si la philosophie de Rousseau déplaît aux bourgeois, c’est parce qu’elle n’est pas libérale : la seule liberté qui nous soit accessible est celle du citoyen, et non de l’individu. Elle passe par la soumission à la loi commune, et non à l’intérêt privé. La liberté est une conquête de l’homme sur lui-même : elle met en œuvre ses plus nobles facultés et l’élève à la vertu.

Mais comment peut-on rester libre en obéissant à la volonté générale ? Ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’une soumission volontaire ou consentie. « Tout homme étant né libre est maître de lui-même, nul ne peut sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu ». C’est aussi - et surtout - parce que l’obéissance à la volonté générale garantit le citoyen de toute dépendance particulière. La loi libère le faible de la domination du puissant, elle interdit toute sujétion de l’homme par l’homme. « La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ». Dans l’état civil légitime, le citoyen « n’obéit qu’aux lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes ». Obéir à un homme, c’est avoir un maître, tandis qu’en obéissant à la volonté générale on se soumet à une autorité impersonnelle qui ne saurait supprimer la liberté.

Mais ne confondons pas le fait et le droit. « Dans les faits, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien », rappelle Rousseau. L’histoire enseigne que les lois sont faites par les riches. Malédiction de l’état social, cette inégalité est-elle définitive ? Non, puisque, dans le Contrat social, Rousseau indique les conditions sous lesquelles la loi est vraiment la loi, c’est-à-dire l’expression de la volonté générale. La loi ainsi entendue est un idéal, bien entendu, dont les lois existantes sont des parodies grotesques. Mais la philosophie politique de Rousseau n’aurait aucun sens si elle n’envisageait la possibilité d’une autre société. Dans l’état civil légitime - qui reste à construire - la loi n’est plus l’instrument du riche : elle émane du peuple, elle incarne l’intérêt commun. En obéissant à la volonté générale, le citoyen n’obéit qu’à lui-même. Car la volonté générale n’est pas pour lui une volonté étrangère, mais sa propre volonté, sinon comme homme du moins comme citoyen, c’est-à-dire comme partie d’un tout. « La volonté constante de tous les membres de l’Etat est la volonté générale, c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres » (Contrat social, IV, 2).

La loi du peuple

Mais pour que la loi soit une vraie loi, c’est-à-dire l’expression de l’intérêt commun, que faut-il faire ? La réponse de Rousseau est simple : il faut que le peuple fasse la loi. « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée, elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point (..) Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. » (Contrat social, III, 15). La volonté générale est l’exercice même de la souveraineté, et c’est ce qui en interdit la représentation. Car que signifierait en réalité « représenter » la volonté ? Ce serait admettre que quelqu’un pourrait vouloir pour un autre. Or c’est philosophiquement impossible : la volonté est ce qui en tout homme n’appartient qu’à lui, elle est la manifestation irréductible de sa liberté. « Le principe de toute action est dans la volonté d’un être libre, on ne saurait remonter au-delà » (Emile, IV).

Le raisonnement est imparable : la souveraineté étant une volonté, et la volonté étant par essence irreprésentable, la souveraineté ne saurait légitimement être représentée. Soit le peuple veut, soit il ne veut pas, mais il n’y a pas de demi-mesure. Si des représentants pouvaient s’exprimer en son nom, cette représentation déformerait la volonté populaire. Elle introduirait des nuances qui en altéreraient la pureté, conformément à tel ou tel intérêt particulier. En réalité, la volonté des représentants se substituerait à celle des représentés. Mais si la souveraineté est irreprésentable, c’est aussi parce que la volonté est générale. Parce qu’elle est une volonté générale, la souveraineté dit la loi, mais ne l’applique pas. Pur vouloir, la volonté générale ne se délègue pas. Seul le pouvoir exécutif, chargé de l’exécution des lois, se délègue, car il détermine les conditions d’application de la loi aux cas particuliers.

C’est pourquoi les « députés du peuple », autrement dit ses représentants, ne peuvent être que « ses commissaires », des exécutants investis d’une mission strictement définie. « Ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi ». Seul le peuple est souverain, puisque la volonté générale est celle de tous les citoyens visant l’intérêt commun. Les représentants ne sauraient se substituer au peuple dans l’exercice d’une souveraineté dont il est le détenteur légitime. Mais s’il est exclu qu’ils aient le dernier mot, Rousseau suggère néanmoins qu’ils puissent participer à l’élaboration de la loi. Il ne dit pas, en effet, que toute loi que le peuple n’a pas votée est nulle. Il emploie au contraire le terme de « ratification » pour désigner l’acte souverain par lequel le peuple approuve une proposition de loi. Cette ratification, toutefois, est absolument requise. Une loi que le peuple entier n’a pas approuvée explicitement ne mérite pas ce nom. Toute législation sur laquelle chaque citoyen ne s’est pas personnellement prononcé est illégitime. Traduisons : une loi qui n’a pas été approuvée par référendum ne vaut rien.

Bruno GUIGUE

URL de cet article 34277

Source : https://www.legrandsoir.info/pourqu...

3ème partie « Rousseau et la radicalité démocratique » (Norbert Lenoir)

Introduction

La radicalité politique de Rousseau n’est pas où on la met souvent : dans la défense inconditionnelle d’une démocratie directe. Cette radicalité se structure bien plutôt à partir d’une double caractérisation :

La première est de proposer un dépassement de l’alternative entre la démocratie directe et la démocratie représentative, cette dernière qui n’est qu’un oxymore pour Rousseau. Ce point repose sur ce préalable : la radicalité démocratique ne peut apparaître qu’à partir d’une critique du principe de la représentation. Cette critique permet de dégager le principe démocratique de l’identité qui est l’expression même de la radicalité démocratique chez Rousseau. Disons-le d’emblée ce principe identitaire n’a rien à voir avec une logique de reconnaissance des minorités ethniques, politiques, sexuelles etc. Il ne s’agit pas de reconnaissance d’identités multiples des individus, mais de production de la politique au moyen du seul principe démocratique qui est celui de l’autoconstitution du peuple. Ce principe est pour Rousseau la seule façon de répondre à cette question : comment faire advenir ce seul sujet possible de la démocratie – le peuple – sans en faire un alibi d’une captation de sa puissance par une entité extérieure à lui ? Si la démocratie signifie le pouvoir du peuple, elle ne peut être réelle que si ce peuple est l’expression de l’identité entre la souveraineté et le souverain, le pouvoir de consentir et la puissance de décider. Cette détermination nous conduit à la deuxième caractérisation de la démocratie chez le Genevois.

En effet, Rousseau, en identifiant la démocratie au principe d’identité, qui est chez lui le nom de la puissance constituante comme synthèse entre la souveraineté et le souverain, développe une critique de la représentation tout en posant la nécessité de médiations politiques, mais de médiations qui ne donnent pas au pouvoir une logique oligarchique. Rousseau refuse que la représentation soit la seule forme possible dans laquelle penser les médiations démocratiques entre le peuple et ses institutions. Le moment rousseauiste du politique coïncide donc avec l’affirmation que la démocratie n’est réelle que dans la tension qu’elle instaure entre la puissance effective du peuple et les moyens institutionnels qu’il constitue pour sa mise en œuvre. Penser la démocratie ce n’est donc pas fuir cette tension mais s’y installer. Alors la démocratie en décidant que cette tension n’est pas ce qui la nie mais ce qui peut la vivifier, invente des dispositifs pour y répondre, invente des institutions qui ne privent pas le peuple de sa puissance mais lui donne au contraire des possibilités d’interventions multiples. La démocratie est une perpétuelle tension qui doit empêcher la pétrification de la puissance constituante par les pouvoirs constitués. Par conséquent, la démocratie est une perpétuelle invention et rectification des moyens par lesquels on parvient à institutionnaliser la puissance du peuple.

Précisément, le peuple démocratique n’est pas celui qui va docilement voter tous les cinq ans mais c’est celui qui prend en charge cette tension qui constitue la vie même de la démocratie. Ainsi, Rousseau réfléchit les institutions politiques à partir de cette définition d’un peuple qui doit être placé à l’articulation du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués. Le peuple est un peuple radical qui ne s’arrête pas à la formulation de la volonté générale. Et c’est ce peuple de la radicalité démocratique qui nous permet de penser notre présent politique.

1- Critique de la représentation

Cette critique montre que la logique représentative ne peut pas conduire à une logique démocratique car elle organise nécessairement des séparations sociales et politiques. Rousseau a l’intuition que ce type de régime favorise la constitution de volontés politiques qui, en devenant de plus en plus indépendantes des citoyens, expriment, non plus l’intérêt général, mais des intérêts particuliers et institutionnalisés. Cette intuition est le fond de la critique rousseauiste : « Le peuple ne peut avoir de représentants, parce qu’il est impossible de s’assurer qu’ils ne substitueront point leurs volontés aux siennes, et qu’ils ne forceront point les particuliers d’obéir en son nom à des ordres qu’il n’a ni donné ni voulu donner. »[1] Sa critique est sous-tendue par l’idée que les représentants possèdent dans leurs décisions politiques une certaine indépendance vis-à-vis de la volonté des citoyens-électeurs. Cette indépendance fait craindre à Rousseau que la volonté du peuple ne soit plus la force motrice du politique. Ce constat n’est pas la résultante d’une simple inquiétude, mais d’une compréhension d’une logique inhérente à la représentation politique.

Rousseau ne rejette donc pas la représentation parce qu’elle ne correspondrait pas à une image idéalisée de la belle totalité antique, mais parce qu’elle produit nécessairement un écart politique entre les représentants et les représentés. La représentation est donc animée non pas par une volonté d’assurer une proximité politique avec les citoyens, mais au contraire par une volonté de distanciation politique et sociale entre les représentants et les représentés.

C’est pour cette raison que Rousseau définit le représentant par ce trait psychologique : « Sans cesse attentif à marquer des distances trop peu sensibles dans ses égaux de naissance, il ne voit en eux que ses inférieurs, et brûle d’y voir ses sujets. »[2]

Mais évidemment, la logique représentative ne s’explique pas seulement à l’aide de ce trait psychologique. Ou bien plutôt ce n’est pas une psychologie propre au représentant qui explique la structure dissociative de la représentation politique, mais c’est cette structure propre à la représentation qui fait naître nécessairement la séparation et la psychologie du représentant. Cette structure apparaît dans cet avertissement rousseauiste :

Je dis donc que la souveraineté n’étant que l’exercice de la volonté générale ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.[3]

Dans ce passage, il réaffirme la pleine identité, pour une démocratie, de la souveraineté et du souverain : le souverain est le peuple exerçant par lui-même sa puissance politique, c’est-à-dire sa souveraineté. Le peuple est pour Rousseau cette réalité politique qui assure la synthèse entre la souveraineté et le souverain. La démocratie représentative ne peut être qu’un oxymore puisqu’elle dissocie précisément le principe actif de la démocratie l’identité sise dans le peuple entre le souverain et la souveraineté. Justement, Rousseau nous donne dans ce texte la raison avancée par ceux qui soutiennent la liaison entre démocratie et représentation. Ils établissent une analogie entre le pouvoir et la volonté : comme le pouvoir peut se déléguer, la volonté peut se transmettre. Dans le premier cas on parlera d’un exécutant, dans le second cas d’un représentant. Mais pour Rousseau, de la délégation du pouvoir à la transmission de la volonté la conséquence n’est pas bonne. Elle ne peut pas l’être car le pouvoir n’est pas de même nature que la volonté. En effet, on peut agir pour un autre s’il est dans l’incapacité de le faire, mais on ne peut exercer la faculté de vouloir d’un autre, puisque ce serait exercer le pouvoir de vouloir de cet autre. Aux yeux de Rousseau, la « démocratie représentative » détruit le lien identitaire entre souverain et souveraineté car elle prive le peuple de volonté. La représentation n’existe qu’en entretenant constamment cette fiction : la volonté du représentant exprime et reflète parfaitement celle du représenté. A cela, Rousseau souligne que la volonté est l’exercice de son droit propre, car on manifeste sa propre volonté, non la volonté d’un autre. Dans le système représentatif, c’est le représentant qui veut et qui veut à l’insu du représenté et souvent contrairement à ce qu’il aurait voulu. Ce système prive la liberté de ses conditions d’exercice car il crée un état de soumission puisque « la liberté consiste à n’être pas soumis à la volonté d’autrui ».[4] La représentation détruit la liberté car le représentant absorbe tout l’exercice réel de la volonté. L’acte de volonté n’émanant que du seul représentant, le représenté perd toute réalité politique puisque n’existe politiquement que celui qui veut et agit en fonction d’une volonté dont il est l’auteur. Alors on peut dire avec le Genevois : « A l’instant qu’un Peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus ».[5] En effet, si le représentant veut à la place du représenté, alors sa volonté se substitue à celle du représenté et par conséquent cette dernière volonté est soumise à une volonté externe.

L’analogie entre la délégation du pouvoir et de la volonté a pour but de créer la fiction de l’homogénéité des volontés entre celles des représentés et celles des représentants. Cette homogénéité est une pure fiction car le peuple possède nécessairement un caractère irreprésentable. Cette idée est contenue dans cette affirmation qui inverse celle qui légitime la représentation : « où se trouve le représenté, il n’y a plus de représentant ».[6] Le caractère irreprésentable du peuple provient de sa puissance volontaire de décision qu’il ne peut déléguer qu’en disparaissant : seul un être rendu absent peut être représenté. C’est cet aspect irreprésentable qui fonde la radicalité sur l’identité. Toute pensée sur la constitution des pouvoirs politiques, si elle se veut véritablement démocratique doit tenir compte de cet aspect irreprésentable du peuple. En tenir compte, cela signifie que la représentation ne peut pas régler le problème de la démocratie : seule une théorisation de l’institutionnalisation du pouvoir populaire le peut.

2- La démocratie et l’identité

La représentation aménage un espace asymétrique de la puissance politique en créant un différentiel entre la volonté et l’action politiques. A partir de la différence représentant / représenté, il s’agit d’absorber tout le pouvoir de décision du représenté vers le représentant. La démocratie est une réponse à ce différentiel de la puissance politique car elle crée un espace où le principe identitaire supprime toute asymétrie de puissance.

Le vrai caractère de l’égalité démocratique apparaît alors : elle n’est pas seulement l’égalité des droits, mais l’égalité d’accès au pouvoir politique. Tous les citoyens peuvent participer à la décision politique. Cet exercice réel du pouvoir par chaque citoyen est rendu possible par la structure identitaire de l’espace démocratique, espace défini par ce texte :

Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, […] A l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État.[7]

Dans ce texte, Rousseau produit l’identification pleine et entière entre démocratie et identité. La démocratie est le nom de cette logique identitaire qui fait que la même communauté soit à la fois souveraine et sujette de sa propre législation.

On peut dire qu’il dévoile deux principes antinomiques de structuration de la société politique : le principe de la représentation qui produira nécessairement une oligarchie élective et le principe identitaire qui permet le développement de la logique des équivalences qui rend possible le déploiement de la démocratie. En effet, comme nous l’avons souligné la représentation est rendue possible par la mise en place de toute une série de différences, représentants / représentés, élus / électeurs, experts / citoyens, etc. Tous ces couples ne se déterminent que par un processus d’absorption du pouvoir. Le premier terme de chaque couple, représentants, élus, experts, n’existe qu’en captant et absorbant le pouvoir du second terme, représentés, électeurs, citoyens. La démocratie est donc nécessairement non représentative car sa logique est profondément non séparatrice. Elle repose sur l’affirmation de l’équivalence de tous les citoyens : n’importe quel citoyen possède la capacité politique.

Cependant, la démocratie repose elle aussi sur des couples : Souverain / État, Citoyens / sujets. Mais ces couples ne se construisent pas à partir de la négation du second terme par le premier. Le Souverain, le Citoyen ne se déterminent pas à partir de la négation de la capacité de décision du second membre État et Sujet. Par conséquent, loin d’avoir comme dans la représentation des jeux de couples opposés, nous n’avons dans une démocratie que la manifestation d’un seul et unique sujet sous deux modes politiques : l’actif et le passif. La passivité et l’activité sont le jeu de la déclinaison identitaire de ce même et identique sujet qui est le peuple.

Le peuple ne reste acteur que si la communauté politique repose sur la seule propriété démocratique : l’identité. C’est bien la même communauté qui, en tant que corps politique, est à la fois mais non indistinctement, Souverain et État. Et à l’intérieur de cette même communauté, les individus jouissent eux aussi de ce statut identitaire : en tant que membres du peuple, les mêmes individus sont à la fois, mais non indistinctement, Sujets et Législateurs. C’est bien ce que souligne Rousseau : « Dans une Démocratie, les sujets et le souverain ne sont que les mêmes hommes considérés sous différents rapports »[8]. Alors que la représentation est un dispositif politique qui clive le pouvoir et la puissance, l’identité affirme leur lien irréductible dans ce seul sujet du politique : le peuple. La démocratie n’existe qu’en vertu de ce sujet qui produit l’identité entre le pouvoir et la puissance politique. Le peuple n’est donc pas celui qui consent seulement au pouvoir, mais c’est celui qui en produit par cette puissance identitaire d’être à la fois le Souverain et l’État. C’est la puissance de l’identité, et l’identité de la puissance, qui crée la radicalité démocratique.

Cette définition par l’identité arrache la notion de sujet de tout son potentiel d’assujettissement puisque le sujet, en renvoyant toujours à sa capacité de décision politique, prend désormais le nom de citoyen : « Ces mots de sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le mot de citoyen ».[9]

C’est bien la même communauté qui, en tant que corps politique, est à la fois mais non indistinctement, Souverain et État. Et à l’intérieur de cette même communauté, les individus jouissent eux aussi de ce statut identitaire : en tant que membre du peuple, les mêmes individus sont à la fois, mais non indistinctement, Sujets et Législateurs. Le peuple développe donc son identité à deux niveaux : au niveau collectif, en tant que communauté qui doit rester souveraine en refusant d’aliéner sa puissance politique dans une instance extérieure à elle et au niveau individuel, puisque tous les citoyens peuvent participer à la puissance politique.

Définir la démocratie par l’identité c’est affirmer qu’un peuple n’est un peuple que si perdure en lui cette coïncidence entre le consentement au pouvoir et l’exercice de la puissance de décision politique. Ainsi, alors que la représentation est un dispositif politique qui clive le pouvoir et la puissance, l’identité affirme leur lien irréductible dans ce seul sujet du politique : le peuple. La démocratie n’existe qu’en vertu de ce sujet qui produit l’identité entre le pouvoir et la puissance politique. La représentation produit précisément un peuple manquant en clivant le pouvoir et la puissance. Le peuple ne dispose plus que d’une capacité éphémère de consentement au pouvoir.

La démocratie de Rousseau ne met pas en son centre le consentement au pouvoir, mais la production d’un espace de pouvoir dans lequel le peuple crée et exploite sa propre puissance. Cette détermination donne un nouveau sens au lien entre le consentement et la démocratie à distance du consentement fabriquant la représentation et la consécration du peuple manquant. En effet la radicalité démocratique affirme que ce n’est qu’en exerçant sa pleine puissance de décision que le peuple consent à lui-même. C’est la seule façon d’empêcher que le consentement ne soit que la phase préparatoire au transfert de la puissance politique du peuple.

Alors s’il y a un mouvement démocratique c’est celui du cercle. L’égalité est le cercle par lequel la démocratie s’instaure et dans lequel elle existe. Alors toute décision doit « partir de tous pour s’appliquer à tous »[10]. Ainsi, la démocratie se définit strictement comme le cercle du pouvoir et le pouvoir du cercle. Ce chiasme démocratique signifie précisément que le pouvoir n’est démocratique que s’il parvient à courber l’espace social et politique pour permettre ce mouvement de la décision qui seule peut se qualifier de politique : partir de tous pour s’appliquer à tous. Ce cercle se réalise pour Rousseau dans l’identité. Cette identité de l’activité et de la passivité politique n’est que l’autre nom de notre chiasme démocratique.

Le peuple chez Rousseau, en vertu même de cette égalité constituante n’est donc pas seulement un pouvoir que l’on convoque tous les cinq ans pour constituer une majorité électorale, mais la manifestation de la puissance politique de l’identité entre la souveraineté et le souverain. C’est la puissance de l’identité et l’identité de la puissance qui crée le cercle démocratique. Ce cercle signifie que le peuple rousseauiste ne prend pas le pouvoir car il est le pouvoir et il est le pouvoir car il le construit à travers cette structure identitaire de la décision.

Mais précisément, Rousseau ne s’est-il pas rendu à cette évidence, n’a-t-il pas abandonné les attendus du principe d’identité pour enfin être raisonnable et se ranger du côté de la réalité de la nécessité de la représentation politique ? En effet, il affirme : « Dans les grands États la puissance législative ne peut s’y montrer elle-même, et ne peut agir que par députation »[11] Face à cette affirmation, on peut choisir entre deux hypothèses de lecture.

La première mettra en avant l’épreuve du principe de réalité qui battrait en brèche les attendus désirés du Contrat Social. Ces attendus du peuple souverain dans son identité entre le pouvoir de consentir et la puissance de décision ne seraient alors qu’un simple résidu politique fantasmé que l’on devrait abandonner au nom du réalisme politique. Ainsi, face à la réalité politique, le principe d’identité démocratique serait frappé d’invalidité.

La deuxième hypothèse, que nous retiendrons car nous la pensons plus féconde, invite à penser la nécessité de la députation non pas comme une solution de repli mais bel et bien comme un prolongement de la détermination de la démocratie par le principe d’identité. L’existence des médiations politiques comme la députation, loin d’annuler le principe démocratique de l’identité le renforce en le dédoublant. C’est pour cette raison que l’on peut parler chez Rousseau d’une identité démocratique à deux degrés. Le premier degré est celui du Contrat Social, comme détermination abstraite du principe de la démocratie dans la déclinaison identitaire du peuple. Le second degré est celui de la mise en regard du principe de l’identité avec la réalité des différences sociales et politiques qui entraînent une institutionnalisation du pouvoir. Mais précisément, le principe d’identité nous permet de problématiser cette institutionnalisation en posant cette question : comment penser les médiations politiques pour qu’elles ne deviennent pas une forme de négation de la démocratie en étant un dispositif oligarchique de la captation du pouvoir et de la puissance du peuple ? Question que l’on peut aussi décliner de cette façon : l’identité peut-elle être un principe réelle de structuration de la politique ou doit-elle nécessairement sombrer dans la loi de l’oligarchie ?

3- Radicalité démocratique et institutionnalisation de la participation populaire

Précisément, la pensée de Rousseau possède cette actualité car elle nous fait sortir de ce que l’on peut appeler le pessimisme des médiations que l’on peut formuler avec Robert Michels. Pour cette conception, la démocratie doit subir « la loi d’airain de l’oligarchie »[12] : « La constitution d’oligarchies au sein des multiples formes de démocratie est un phénomène organique et par conséquent une tendance à laquelle succombe fatalement toute organisation ».[13] Nous pensons que l’identité de deuxième degré chez Rousseau présente une réponse à ce pessimisme des médiations pour lequel les pouvoirs constitués ne peuvent être qu’une pétrification de la puissance populaire.

Précisément, la première lecture, qui en appelle au réalisme politique pour rejeter la définition de la démocratie du Contrat Social, produit un Rousseau irréel par simplification de sa pensée. Alors peut se déployer une critique non de sa pensée, mais de sa caricature. En effet cette hypothèse de lecture part de cette certitude : Rousseau serait le défenseur de la démocratie directe. C’est à travers ce concept qui serait le principe même du Contrat Social que l’on devrait évaluer la réalité de la démocratie rousseauiste. Mais le problème est que, dans le Contrat Social, non seulement on ne trouve pas trace d’une défense de la démocratie directe, mais surtout Rousseau déclare son impossibilité et son illégitimité. C’est pour cette raison qu’il réserve la réalité d’une telle démocratie à « un peuple de Dieux » : « S’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un peuple si parfait ne convient pas à des hommes »[14]. Rousseau, s’il utilise bien le terme de démocratie pour qualifier ce type de régime, il n’emploie pas le terme de « directe » car ce type de démocratie, même si le peuple dispose du pouvoir législatif, intègre nécessairement l’existence d’une différentiation institutionnelle du pouvoir politique et par conséquent d’intermédiaires : « La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance législative le peuple ne peut être représenté ; mais il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi »[15]. D’autre part, Rousseau admet comme nous l’avons vu la nécessité d’intermédiaires au sein du pouvoir législatif. Mais il convient de souligner qu’il prend soin de distinguer la notion de représentant de celle de député. Par cette distinction, il veut nous faire comprendre que la différence entre un gouvernement représentatif et une démocratie, où l’éventualité de députés n’est pas écartée, ne réside pas dans l’existence d’intermédiaires, mais dans l’existence d’une logique politique qu’il définit comme spécifique à la représentation : la volonté politique des représentants devient indépendante de la volonté du peuple.

Par conséquent, réfléchir avec Rousseau sur la démocratie, ce n’est pas opposer la légitimité de la démocratie directe à l’illégitimité des régimes politiques qui disposent d’institutions intermédiaires empêchant une totale participation populaire, mais c’est s’interroger sur la différence qu’il produit entre un gouvernement fondé sur la représentation et une démocratie où le peuple peut élire des députés qui ne sont pas « ses représentants mais ses commissaires »[16]. On peut alors affirmer que Rousseau propose un troisième type de régime politique pour la modernité, régime que nous dénommerons démocratie figurative de mandataires.

Sa pensée est alors une théorie critique des formes représentatives des médiations politiques et non une critique de toutes les formes politiques de médiation faite au nom de l’immédiateté. Sa critique ne s’organise pas au nom de l’immédiateté, mais en vertu de l’identité qui doit inventer des médiations politiques autres que celles de la représentation. Ces médiations ne doivent donc pas capter la puissance populaire pour produire un peuple manquant, mais l’institutionnaliser pour la dynamiser, et lui servir de relais.

La pensée de Rousseau n’a donc pas un intérêt simplement archéologique, une pensée de pure interprétation de ses textes. Non ! Sa pensée est pleinement moderne car elle nous permet de poser ce problème : comment penser l’articulation entre la nécessité de mandataires de la volonté du peuple et l’institutionnalisation de la participation populaire ?

C’est dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne et les Lettres écrites de la montagne que Rousseau est le plus précis sur ce système politique qu’il fonde sur quatre principes fondamentaux.

Les principes fondamentaux d’un système politique démocratique

1- Il s’agit d’un système reposant sur l’élection au suffrage universel. La seule façon de légitimer le pouvoir des députés est de « les élire »[17]. L’élection doit être le seul mode de désignation des titulaires des charges politiques « car aucun poste n’est rempli que par le vœu de la nation »[18]. Cette défense du suffrage universel est un trait constant de la pensée de Rousseau. Dans le Contrat Social, il affirme « qu’aucun citoyen ne doit être exclu du droit de suffrage »[19].

2- Le second principe concerne d’une part la fréquence des assemblées des députés et le renouvellement de leur composition. A cet effet, Rousseau dit que l’assemblée reste « un organe de la liberté », si « les Diètes (assemblée des députés polonais) sont fréquentes et si elles changent souvent leurs représentants »[20]. C’est en favorisant le changement des députés que la démocratie conserve sa force. Le principe d’identité affirme donc qu’une médiation politique si elle veut rester démocratique doit reposer sur cette logique de l’élection : elle doit créer une véritable mobilité du pouvoir en rendant « le pouvoir passager »[21].

Mais une démocratie se définit aussi par les moyens dont les citoyens disposent pour contrôler le pouvoir.

3- Rousseau fait reposer la démocratie sur ce rapport de proportionnalité : plus importante est la puissance d’une institution, plus importants doivent être les moyens de contrôle de cette médiation et plus grande doit être la responsabilité du médiateur. Le moyen central de ce contrôle et de cette responsabilité est le mandat impératif. Rousseau souhaite que les députés suivent les instructions précises de leurs électeurs : « Il faut assujettir les représentants à suivre exactement leurs instructions et à rendre un compte sévère à leurs constituants de leur conduite à la Diete »[22]. Ce système est solidaire du principe de la révocabilité permanente des députés. C’est la solidarité de ces deux principes, mandat impératif et révocabilité permanente, qui assure la coïncidence entre la volonté des électeurs et la décision des députés, puisque les électeurs peuvent immédiatement sanctionner des députés qui ne respecteraient pas leurs volontés politiques : « C’est sur ces instructions que les députés doivent à leur retour rendre compte de leur conduite aux Dietines (disons le collège électoral ou la circonscription électorale) […], et c’est sur ce compte rendu qu’ils doivent être ou exclus de toute nonciature subséquente, ou déclarés derechef admissibles quand il auront suivi leurs instructions à la satisfaction de leurs constituants »[23].

C’est bien l’interdépendance du mandat impératif et de la révocabilité permanente qui est au cœur de l’identité démocratique de second degré. La révocabilité est essentiellement associée à la vision politique d’une mobilité du pouvoir. En fondant la politique sur l’électeur et non sur l’élu, Rousseau nous signifie que la mobilité du pouvoir doit rester à l’initiative des citoyens. Ils peuvent à tout moment révoquer un député qui prendrait des décisions contraires à l’intérêt général.

C’est sur ce point que l’élection connaît un élargissement de son sens. En effet l’élection n’est pas un dispositif de déperdition de la puissance du peuple. Avec le mandat impératif, elle reste certes un mode de désignation. Mais cette désignation porte sur un mandataire qui est entièrement dépendant de la volonté de ses électeurs car il ne fait qu’appliquer leurs instructions et décisions. Les citoyens par le moyen du mandat impératif gardent donc l’initiative de la décision. La possibilité de révoquer à tout moment son député montre aussi que les citoyens disposent en continu de leur puissance d’intervention politique. Le changement de député ne doit pas attendre une date fixée par un agenda constitutionnel. C’est la volonté des citoyens qui crée l’agenda même du politique : ils gardent à tout moment l’initiative politique de démettre par le vote un député qui aurait mal figuré leur projet de loi.

Les médiations politiques ne suppriment pas la puissance du peuple puisqu’il garde l’initiative du politique. On peut même dire que les médiations politiques prolongent le principe d’identité puisque l’initiative des citoyens est découplée en un versant positif et un versant critique. Le moment positif correspond au fait que la médiation ne court-circuite pas la puissance du peuple car les citoyens gardent l’initiative des lois à travers leurs projets législatifs qui deviennent les instructions que le député doit défendre. Par le moyen des instructions qu’ils produisent, les citoyens continuent donc à participer au pouvoir législatif, même si cette participation s’opère par la médiation d’un député. A travers la possibilité de révoquer un député, les citoyens conservent leur puissance critique qui n’est pas simplement une puissance verbale mais la possibilité réelle de modifier la composition de l’assemblée. Ainsi l’institutionnalisation de la puissance populaire doit réfléchir à des moyens de rendre toutes les positions de pouvoir réversibles. En effet, pour que les institutions restent des relais fonctionnels de la volonté populaire, il est important que les fonctions politiques exercées par les individus soient toujours réversibles. Et cette réversibilité doit reposer sur cette puissance du peuple de révoquer leurs mandataires.

4- Cette puissance critique constitue un autre peuple, le peuple oppositionnel à travers ce que Rousseau appelle le droit de représentation. Ce droit qui est placé au cœur de cette tension pouvoir constituant / pouvoir constitués, donne une voix critique aux citoyens. Pour le présenter partons de cette affirmation :

Hors des assemblées, le peuple souverain n’est pas anéanti ; ses membres sont épars, mais ils ne sont pas morts ; ils ne peuvent parler par des lois, mais ils peuvent toujours veiller sur l’administration des lois ; c’est un droit, c’est même un devoir attaché à leurs personnes et qui ne peut leur être ôté dans aucun temps »[24].

Ce passage distingue deux actes du citoyen qui correspondent à ses deux déterminations fondamentales. Le premier acte correspond à la participation de chaque citoyen au pouvoir législatif. En vertu de ce pouvoir, les citoyens « parlent par des lois ». Dans le deuxième acte, le citoyen n’est plus législateur, mais il veille à ce que les lois correspondent effectivement à leur fin : la création de l’égalité. Cette vigilance, exercée par le citoyen est aussi un acte pleinement politique, non législatif, mais un recours contre la transgression des lois. Le citoyen dispose d’un droit de requête quand il estime que le gouvernement produit une mauvaise application des lois, c’est-à-dire quand il favorise non plus tous les citoyens, mais certains intérêts privés. Ce pouvoir de requête nous dit Rousseau est « un frein qui évite beaucoup d’iniquité »[25]. Le citoyen rousseauiste a donc le droit d’exprimer son désaccord avec l’application des lois opérée par le gouvernement. Avec ce droit, le citoyen garde l’initiative des lois, initiative non législatrice, mais initiative d’intervenir quand l’écart, entre la fin de la loi et son effet, produit une transgression de cette dernière. Rousseau donne une précision importante sur l’étendue de ce droit de représentation et par conséquent sur la possibilité que le citoyen a d’intervenir politiquement en dehors de son pouvoir législatif : « Les représentations peuvent rouler sur deux objets principaux [...]. De ces deux objets, l’un est de faire quelque changement à la loi, l’autre de réparer quelque transgression à la loi »[26]. Nous sommes ici en présence des deux causes principales qui produisent le décalage de la loi entre sa fin et ses effets et dont la conséquence est toujours la création de l’inégalité. Soit la loi est mal adaptée à la réalité sociale, soit elle a été transgressée. Ainsi, le citoyen intervient politiquement soit pour proposer une modification de la loi, soit pour exiger la fin de la transgression de la loi. La démocratie en continu comme exigence politique radicale c’est que le citoyen possède la possibilité toujours ouverte de rectifier une loi : telle est la vertu de ce droit de représentation. Mais il faut poser avec Rousseau cette question : comment éviter que ce droit soit illusoire et vain, comment éviter « qu’il n’apporte à la transgression des lois d’autre opposition, d’autre droit, d’autre résistance qu’un murmure inutile et d’impuissantes clameurs »[27] ? Si effectivement, comme Rousseau le réaffirme ce droit de représentation « se borne à la rare prérogative de demander et ne rien obtenir », il ne donne alors aucune efficience à l’intervention politique des citoyens.

Ce droit ne peut être « l’appui de la démocratie »[28] que parce qu’il est constitutif d’une vie démocratique, d’un véritable espace intérieur de la contestation et d’une certaine institutionnalisation du pouvoir.

Ce droit donne bien vie à une démocratie car il donne sens et contenu à la notion d’opinion publique. Rousseau, avec ce droit de représentation, affirme bien la nécessité politique d’une expression et d’une opinion publique auxquelles tout citoyen peut et doit participer : « l’effet des Représentations des particuliers [...] est de devenir la voix du public »[29]. Les citoyens, au moyen de « la voix du public qui s’élève »[30] créent un espace public qui est précisément celui de leur intervention politique. Cette intervention a pour but de contrôler le devenir des lois en rendant apparent, c’est-à-dire public, soit la nécessité de transformer une loi, soit la transgression d’une loi. Comme le dit Rousseau, avec le droit de représentation « toute transgression des lois devient une affaire publique »[31]. Pour Rousseau, la démocratie acquiert une pleine réalité si les citoyens ont la possibilité d’exprimer et de combattre les causes qui menacent l’exercice de leur puissance. Le droit de représentation constitue donc bien une opinion publique dont les citoyens sont à l’origine à partir de la connaissance de l’effet des lois.

Donc nous nous voyons bien avec ce droit de représentation que la notion de peuple se dédouble chez Rousseau. Nous avons un peuple de la législation et celui de la contestation, mais d’une contestation qui organise un véritable jeu institutionnel de l’opposition. Ce droit a donc un effet institutionnel précis : celui d’obtenir une réaction des institutions politiques et leur intervention. Ainsi, le droit de représentation n’est pas seulement une critique du pouvoir, mais organise un pouvoir de la critique :

Dans les représentations, l’avis des citoyens n’est que celui d’un particulier ou de plusieurs, mais ces particuliers étant membres du Souverain et pouvant le représenter quelquefois par leur multitude, la raison veut qu’alors on ait égard à leur avis, non comme à une décision, mais comme à une proposition qui la demande, et qui la rend quelquefois nécessaire[32].

Ainsi, dans une démocratie, les revendications politiques des citoyens, loin d’être des murmures inutiles, ont la possibilité de devenir des décisions politiques. Pour juger si la proposition des citoyens doit se transformer en décision politique, Rousseau définit une organisation spécifique du souverain et la nécessité de l’intervention d’une autre institution : le Tribunat. Par conséquent, il existe un mode de fonctionnement des institutions politiques qui ne peut s’activer qu’avec le droit de représentation, preuve s’il en est qu’aux yeux de Rousseau ce droit n’est pas une formalité vide. L’examen du droit de représentation se fait au sein de l’assemblée du peuple. Ce droit a donc une conséquence politique majeure car il a la possibilité de convoquer la plus haute puissance politique et de suspendre l’activité du gouvernement : « A l’instant, que le Peuple est légitimement assemblé en corps souverain, toute juridiction du Gouvernement cesse, la puissance exécutive est suspendue »[33]. Nous assistons alors à une distinction dans les motifs de réunion du Souverain. Le peuple se réunit soit pour légiférer, soit pour examiner et décider de la nature des conséquences politiques à donner aux requêtes des citoyens. Rousseau affirme la nécessité d’assemblées du peuple « périodiques qui se bornent aux plaintes mises en représentations » et dans lesquelles précise-t-il « il n’est pas permis d’y porter aucune autre question »[34]. Le droit de représentation organise bien un pouvoir de la critique car il est à l’origine de décisions et d’actes politiques spécifiques. Ce droit a la spécificité de produire un agencement des institutions, agencement dont le seul but est de mesurer la légitimité des revendications des citoyens concernant l’application d’une loi. C’est pour cette raison que Rousseau affirme bien la complémentarité absolue entre démocratie et droit de représentation, complémentarité qui n’est que la manifestation de la radicalité démocratique : « C’est dans une démocratie qu’on donne authentiquement aux citoyens, aux membres du souverain, la permission d’user de ce droit »[35]. L’usage authentique de ce droit donne bien à la démocratie la caractéristique de la continuité qui n’est autre que cette exigence politique : les citoyens ne doivent jamais perdre le droit d’être en activité, c’est-à-dire d’avoir le droit d’intervenir dans les institutions politiques.

Une démocratie fidèle à cette radicalité pense à un lien nécessaire entre la puissance constituante du peuple et les pouvoirs institués. Le droit de représentation est la manifestation de cette puissance constituante car en lui les citoyens conservent cette puissance de proposer à l’assemblée une modification des décisions législatives. Et cette puissance passe par le relais de pouvoirs institués, l’assemblée et le tribunat qui ne peuvent agir qu’à la demande des citoyens et dont la seule fonction et de réaliser la requête des citoyens. L’institutionnalisation du pouvoir n’est donc pas le signe nécessaire de la pétrification de la puissance du peuple car elle peut être pensée comme un prolongement de cette puissance. La médiation politique n’est donc pas irrémédiablement soumise à une logique oligarchique car elle peut être aussi le lieu d’une articulation entre la volonté du peuple de transformations sociales et une institution, le tribunat, qui donne effectivité à ce désir. Lorsque les citoyens ne reconnaissent plus, dans l’application de la loi, l’esprit d’égalité et de liberté qu’ils avaient tenté de lui communiquer, c’est dans la critique politique que se déplace, pour eux, le pouvoir d’exprimer les conditions de l’égalité et de la liberté. Mais cette critique n’est réelle que parce qu’elle se fonde sur un droit qui permet l’activation d’un agencement institutionnel particulier : le couplage entre l’assemblée et le tribunat. Par conséquent ce droit de représentation est placé au cœur de la tension démocratique entre la puissance constituante du peuple et les effets potentiellement oligarchiques des pouvoirs constitués. L’institution n’est pas un moindre mal dont il faudrait mieux se passer, mais elle est constitutive de la démocratie, constitutive d’une démocratie dans laquelle existe des pouvoirs constitués que les citoyens peuvent activer pour contrer des effets anti-démocratiques. Il y a donc démocratie non pas en l’absence d’institution, pure immanence de la volonté à elle même, mais quand cette volonté a la capacité de provoquer un agencement institutionnel augmentant sa propre puissance politique.

Par conséquent, le problème de la démocratie n’est pas réglé en affirmant que le peuple détient la souveraineté. Il faut le compléter par cette question : les citoyens disposent-ils de moyens institutionnels pour critiquer et répondre à la création de l’inégalité politique ? C’est pour cette raison qu’une démocratie fait de ce droit de représentation un droit central de son dispositif politique, car il maintient ouverte la question de la légitimité politique en étant le moyen institutionnel dont dispose la démocratie pour répondre à la création de sa propre illégitimité. Conclusion

Une démocratie ne conserve sa légitimité que si les citoyens possèdent les moyens d’intervenir dans les institutions politiques. La légitimité démocratique c’est donc aussi offrir la possibilité en continu aux citoyens de critiquer le pouvoir. La radicalité démocratique n’est alors que l’autre nom de cette possibilité pour le peuple de se dédoubler : d’être la puissance souveraine, mais aussi d’être une puissance de délégitimatiion des pouvoirs constitués quand ces derniers deviennent des lieux oligarchiques qui tendent à rendre muette la volonté générale.

NOTES

[1] Rousseau, Fragments politiques, Du pacte social, 10, t. III, p. 484.

[2] Lettres écrites de la montagne, Lettre 9, p. 889.

[3] Du Contrat Social, Liv. II, Chap. 1, p. 368.

[4] Lettres écrites de la montagne, Lettre 8, p. 841.

[5] Du Contrat Social, Liv. III, Chap. 15, p. 431.

[6] Du Contrat Social, Liv. III, Chap. 14, p. 428

[7] Du Contrat Social, Liv. I, Chap. 6, t. III., p. 361-362.

[8] Lettre à d’Alembert, t. V, p. 105.

[9] Idem., Liv. III, Chap. 13, p. 427.

[10] Du Contrat Social, Liv. II, Chap. 4, p. 373.

[11] Rousseau, Considérations sur le Gouvernement de Pologne, VII, t. III., p. 978.

[12] Robert Michels, Les partis politiques, Trad. S. Jankélévitch, Editions de l’Université de Bruxelles, 2009, p. 247.

[13] Ibid., p. 263.

[14] Contrat Social, III, 4, p. 406.

[15] Contrat Social, III, 15, p. 430.

[16] Le Contrat Social, III, 14, p. 428.

[17] Considérations sur le gouvernement de Pologne, XIII, p. 1022.

[18] Ibid., XII, p. 1019.

[19] Le Contrat social, IV, 4, p. 449.

[20] Rousseau, op. cit., VII, p. 979.

[21] Ibid., p. 977.

[22] Rousseau, op. cit., VII, p. 979.

[23] Rousseau, op. cit., p. 980.

[24] Lettres écrites de la montagne, lettre 8, p. 845.

[25] Ibid.p. 849.

[26] Ibid. p. 846.

[27] Ibid. lettre 9, p. 871.

[28] Ibid. lettre 8, p.850.

[29] Lettres écrites de la montagne, lettre 8, p. 850.

[30] Ibid. p. 850.

[31] Ibid. p. 850.

[32] Lettres écrites de la montagne, Lettre 8, p. 845.

[33] Contrat Social, III, 14, p. 427.

[34] Lettres écrites de la montagne, lettre 8, p. 854.

[35] Lettres écrites de la montagne, lettre 8, p. 844.

4ème partie) Notes complémentaires : biographie, amoureux de la nature

4A) Biographie rapide

Les aïeux de Jean-Jacques Rousseau sont des protestants qui ont fui les persécutions catholiques de la région parisienne et se sont installés en 1549 à Genève. Orphelin de mère neuf jours après sa naissance (28 juin 1712) et largement oublié par son père, il est élevé à partir de l’âge de dix ans, par son oncle Gabriel, pasteur protestant. De 1725 à 1728, il est placé comme apprenti chez un maître graveur qui le bat fréquemment. Ayant quitté son maître d’apprentissage qui le battait, il bénéficie de la protection de la baronne Françoise-Louise de Warens dans le pays de Vaud durant une douzaine d’années, ; c’est à cette époque qu’il découvre le plaisir des promenades, de la contemplation de la nature, de la lecture. suite à sa conversion intéressée au catholicisme,

A partir de 1740, il entre en contact avec des personnalités du monde des Lumières sur Lyon et Paris : Condillac, Mably, D’Alembert, Diderot... De 1745 à 1753, il s’installe en ménage et se marie civilement avec une jeune lingère nommé Marie-Thérèse Le Vasseur qui accouche de cinq enfants. Fondamentalement croyant, Rousseau ne connaît pas la tentation athée d’autres philosophes mais il abjure le catholicisme en 1754, réintègre le protestantisme, ce qui lui permet de redevenir citoyen de Genève. Grâce à l’aide de Malesherbes, il peut publier en 1761 1762 ses oeuvres maîtresses Julie ou la Nouvelle Héloïse, Émile ou De l’éducation, Du contrat social, La Profession de foi du Vicaire savoyard.

L’Émile est mis à l’Index par l’Eglise catholique en septembre 1762 et Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, lance l’anathème contre les idées professées par Le Vicaire savoyard. Obligé par des catholiques conservateurs de quitter la France, il se voit également rejeté en Suisse par des protestants conservateurs en raison de ses idées démocratiques. harcelé et critiqué de tous côtés, ses dernières années sont marquées par l’errance et par un sentiment de persécution de plus en plus marqué. Il meurt le 2 juillet 1778, vraisemblablement d’un accident vasculaire cérébral.

4B) Rousseau, la nature et l’idée de nature

De 1729 à 1739, auprès de la baronne de Warens, dans le magnifique canton de Vaud, il prend l’habitude de grandes promenades qui lui font découvrir la beauté de la nature. Cette passion se poursuit plus tard, dans sa vie comme dans ses écrits.

« Jean-Jacques Rousseau s’était nourri jusqu’à la cinquantaine de musique, de fortes et graves lectures et surtout de toutes les images familières ou grandioses de la nature ; il aimait les champs, les bois, le ciel changeant. Il avait sous les arbres, étudié et rêvé, classé des herbes et songé à Dieu... Rien ne pouvait remplacer dans son coeur sensible la contemplation muette de la nature... Un pareil homme, vivant avec la nature, y cherchant l’activité de l’esprit, le pain du coeur, l’oubli des misères sociales, ne peut être le réformateur outré et fiévreux qu’on s’imagine. » (Jean Jaurès)

« La nature est au centre de la philosophie de Rousseau. Elle constitue l’axe fondamental sur lequel s’édifie son discours anthropologique, moral et politique. Omniprésente, elle n’occupe pas seulement ses ouvrages doctrinaux, mais aussi ses écrits autobiographiques. Elle accompagne Rousseau dans ses idées et dans sa vie. Elle identifie son existence et sa pensée et constitue le socle sur lequel repose la partie critique et la partie constructive de son œuvre. » (Hichem Ghorbel, universitaire en philo)

4C) Rousseau, amateur de musique

Passionné par l’art de la muse Euterpe, il est placé en 1729 à Lyon, auprès d’un maître de chapelle nommé M. Le Maître. En 1730 1731, il vit des leçons de musique dispensées à des enfants de "bonne famille". Dans les années 1740 1743, il présente un mémoire justifiant un nouveau système de notation musicale. En 1743 1744, il compose un ballet héroïque, Les Muses galantes puis contribue à la création de la comédie-ballet les Fêtes de Ramire. En 1749, Diderot le charge de rédiger les articles sur la musique de l’Encyclopédie. En 1752, son intermède intitulé Le Devin du village est représenté devant le roi Louis XV et la Pompadour, à Fontainebleau. De temps à autres, les cours de musique et transcriptions de partitions complètent ses revenus. Durant ses dernières années, il correspond avec le compositeur d’opéra Gluck.

Liens

Quels enseignements peut-on tirer des écrits de Rousseau 300 ans après sa naissance  le 28 juin 1712 ?

Rousseau penseur de l’émancipation ? :

http://www.europe-solidaire.org/spi...

Robespierre, itinéraire philosophique (par Georges Labica*)

http://blogs.mediapart.fr/blog/nico...

De rousseau à Marx : les métamorphoses du peuple

https://www.cairn.info/revue-hermes...

Pourquoi Rousseau était un Gilet Jaune

https://www.legrandsoir.info/pourqu...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message