EDF : les oppositions parlementaires donnent un coup d’arrêt à la « libéralisation »

jeudi 16 février 2023.
 

Dans un hémicycle déserté par la majorité, les oppositions ont voté à une quasi-unanimité la renationalisation d’EDF et l’accès aux tarifs régulés pour les artisans et PME qui n’y ont pas droit. « Un premier pas » pour les députés déterminés à défaire des pans entiers de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité.

Cette journée du 9 février 2023 pourrait rester dans les annales parlementaires. Et pas seulement en raison de la débandade de la majorité présidentielle. Pour la première fois depuis 1986, un coup d’arrêt a été donné à ce qui semblait l’inexorable mouvement de privatisation et de démantèlement de la puissance publique, à la « libéralisation » de l’économie.

Ce revirement symbolique s’est produit au sujet de l’entreprise la plus emblématique en France : EDF. Dans un hémicycle déserté par la majorité (Renaissance, Horizons, MoDem), l’ensemble des oppositions ont voté par 205 voix contre 1 la nationalisation d’EDF, l’incessibilité de son capital et l’accès aux tarifs régulés d’électricité aux artisans, boulangers notamment, commerçants et PME qui, jusqu’à présent, ne pouvaient pas en bénéficier en raison de la puissance consommée.

Le revers est sévère pour le gouvernement. Celui-ci voit sanctionner son entêtement, son dogmatisme, ses réponses tardives et brouillonnes à la crise énergétique. La flambée des coûts de l’électricité et du gaz mettant à mal ménages, entreprises et finances publiques, les déboires industriels de l’électricien le mettant pour la première fois de son histoire dans l’incapacité de produire l’énergie nécessaire au pays ont dessillé les yeux de beaucoup sur un sujet qu’ils avaient délaissé depuis des lustres. Le changement d’état d’esprit est total : la démonstration des bienfaits de la concurrence libre et non faussée en matière d’énergie ne convainc plus personne, en dehors des parlementaires de la majorité.

L’exécutif paie aussi l’opacité qui entoure toute la question énergétique, devenue domaine réservé présidentiel. Bien que la planification écologique soit officiellement placée sous l’égide de Matignon, tout se décide à l’Élysée en un conseil écologique et nucléaire digne d’un conseil de sécurité. Rien ne filtre.

À aucun moment l’exécutif n’a donné une vision d’ensemble de sa politique énergétique à court et à long terme, des moyens à mettre en œuvre pour engager une véritable transition énergétique. Un jour, les parlementaires votent sur les énergies renouvelables, puis ils vont être saisis de textes sur le nucléaire, en attendant d’étudier le problème des économies d’énergie. Tout est morcelé, saucissonné, sans perspectives, de façon à laisser une totale liberté de manœuvre à l’exécutif, sans que jamais le pouvoir législatif puisse s’emparer du sujet.

Et c’est cette gestion toute jupitérienne qui est aussi refusée par des oppositions. Divisées, voire déchirées sur les stratégies à suivre (entre les anti- et les pro-nucléaires, ceux qui ne jurent que par les énergies renouvelables et ceux qui ne veulent pas en entendre parler), elles se retrouvent unanimes dans leur volonté de se réapproprier un sujet essentiel dont on a voulu les écarter depuis des années.

Reprendre la main sur le dossier EDF

Il n’y avait pas eu de débat parlementaire sur l’avenir d’EDF depuis 2010. Et manifestement, le gouvernement aurait aimé que cette situation s’éternise. La proposition de loi sur la renationalisation d’EDF présentée par le Parti socialiste dans le cadre de sa niche parlementaire ce 9 février vient « à contre-temps », est « contre-productive », voire « destructive », a dénoncé le ministre de l’industrie, Roland Lescure, chargé de défendre les positions du gouvernement dans l’hémicycle.

Car enfin pourquoi vouloir renationaliser EDF alors que le gouvernement a lancé une offre publique d’achat sur les 15 % du capital du groupe placé en bourse et qu’il en détient déjà plus de 96 % ? Atteindre les 100 %, a expliqué Roland Lescure, n’est qu’une question de mois, le temps que la cour d’appel de Paris se prononce sur les derniers recours juridiques engagés par des actionnaires minoritaires.

Le rapporteur de cette proposition de loi, le député socialiste Philippe Brun, avait depuis longtemps fourbi ses arguments : « Ce que le gouvernement présente comme une nationalisation n’est en fait qu’une sortie de la cote », a-t-il insisté. Car, après, il est prévu que rien ne change. EDF, selon le gouvernement, doit continuer à être géré comme avant, sous l’ombre tutélaire de Bercy et de l’Agence des participations de l’État (APE), selon la volonté de l’exécutif, sans que le Parlement ait seulement un droit de regard.

Rien de rassurant pour les parlementaires. « La présence des commissaires de l’État et des administrateurs de l’État n’a empêché aucun des errements passés », a rappelé le député communiste Sébastien Jumel. C’est la raison de l’article 2 de la proposition de loi : le texte prévoit de rendre incessible le capital d’EDF et de ses filiales. Si la direction d’EDF ou le gouvernement souhaitent vendre une activité ou ouvrir le capital d’une société, il leur faudrait à l’avenir présenter au préalable le projet au Parlement et obtenir son accord.

L’ombre d’Hercule

L’ombre du projet Hercule visant à démanteler l’électricien public et à vendre les parties les plus rentables, notamment Enedis, présenté par le gouvernement, planait dans l’hémicycle. « Hercule, c’est fini. La première ministre Élisabeth Borne vous l’a dit et l’a écrit. Elle l’a confirmé dans sa lettre de mission à Luc Rémont [le nouveau PDG d’EDF, nommé en novembre 2019 – ndlr] », a martelé Roland Lescure, sans convaincre. « Vous n’abandonnez pas l’occasion de céder des parties de notre patrimoine », a accusé en réponse Sébastien Rome (La France insoumise).

Pour nombre de députés, la volonté du gouvernement de désintégrer EDF est toujours là. Mettant à profit sa position de rapporteur, Philippe Brun, à l’automne, s’est rendu dans les bureaux de Bercy et de l’APE pour consulter les travaux des hauts fonctionnaires sur le sujet. Les notes qu’il a pu consulter ne l’ont pas rassuré : il est toujours question de scission, d’ouverture du capital des filiales les plus rentables pour rembourser les 10 milliards dépensés pour racheter 15 % du capital d’EDF en bourse.

Le flou qu’entretient le gouvernement sur ses intentions à l’égard d’EDF nourrit le soupçon. Roland Lescure a résumé la vision de l’exécutif en une seule phrase : « Le groupe EDF restera un instrument essentiel de la politique énergétique du pays. » Ce qui laisse le champ libre à toutes les interprétations.

Deux visions pour EDF

Lors des débats, deux visions de ce que doit être EDF se sont affrontées. Dans toutes les oppositions, il y a désormais consensus pour « tirer les leçons de l’échec de la libéralisation du marché de l’électricité ». Elles considèrent l’électricité comme un « bien commun essentiel » et veulent reconstruire « un grand service public de l’électricité capable de fournir à tous une énergie peu chère et d’assurer la compétitivité du pays ». « Il n’y a pas de souveraineté énergétique sans un outil public fort, il n’y a pas de transition écologique sans une maîtrise publique », a rappelé Sébastien Jumel. « Le gouvernement doit reprendre en main la politique énergétique qui est indissociablement liée à EDF », a renchéri Michel Castellani (Liot). « Osez le bras de fer avec Bruxelles. Là vous jouez petit bras dans les négociations. Vous en êtes à quémander parce que EDF est placé dans une spirale infernale », a poursuivi Valérie Rabault (PS).

En face, la majorité a tenté de tenir bon. Reprenant des éléments de langage vieux de vingt ans, les députés de la majorité ont parlé d’EDF appelée à être « un leader mondial », se développant « partout à l’international ». Pour cela, ont-ils plaidé, le groupe ne doit pas être soumis à d’« inutiles contraintes de gestion ». « EDF-ENR [la filiale du groupe qui réunit les activités dans les énergies renouvelables – ndlr] a besoin de flexibilité, de faire des fusions-acquisitions », a expliqué Pascal Lecamp (MoDem). Un exemple fâcheux : dans les notes de l’APE, ENR figure en tête de liste des filiales à privatiser.

À bout d’arguments, Emmanuel Lacresse (Renaissance) a eu cette sortie définitive : « Ceux qui sont dans l’opposition sont les mêmes qui ont failli nous faire renoncer à Hinkley Point. » Est-ce vraiment la bonne référence ? En juillet, EDF annonçait de nouveaux retards dans la construction de l’EPR britannique, comme le redoutaient les ingénieurs du groupe dès le départ. Censée démarrer début 2023, la mise en service de la première tranche a été reportée à juin 2027. Le projet, qui était estimé à 19 milliards de livres, est chiffré désormais à 27 milliards de livres (30,5 milliards d’euros). Des sommes financées par EDF seule.

La défaite de la majorité sur les tarifs régulés

Mais la vraie empoignade entre la majorité et l’opposition s’est déroulée autour de l’élargissement des tarifs régulés de l’électricité aux commerçants, artisans, PME qui ne peuvent pas en bénéficier en raison de leur consommation élevée. « Un texte inconstitutionnel », car il engage « des dépenses publiques de façon illégale », a tonné Jean-René Cazeneuve (Renaissance), rapporteur à la commission des finances. Une folie de « 18 milliards d’euros », a insisté le ministre Roland Lescure, sans jamais indiquer comment il arrivait à ce chiffrage, en dépit de demandes d’explication des parlementaires. De plus, cet élargissement est « contraire au droit européen », ont rappelé d’autres élus de la majorité.

À gauche comme à droite, les députés de l’opposition ont accusé le gouvernement d’être déconnecté de « l’économie réelle », racontant les inquiétudes des petites entreprises et des commerçants dans leur circonscription. « Il en va de leur survie, du maintien de leur activité, de l’emploi », a insisté Michel Castellani.

De rappels au règlement en invectives, le débat a dérivé. Jusqu’à ce qu’Oliver Marleix, chef de file du groupe Les Républicains (LR), siffle la fin de partie. « Vous êtes en panique, quand on parle de tarifs réglementés parce que les solutions que vous avez apportées ne sont pas à la hauteur. Ne vous cachez pas derrière la procédure. L’Assemblée nationale doit débattre de ce sujet. » « Le problème est politique. Si vous ne voulez pas de cette réponse, apportez-en une autre », a ajouté Anne Genevard (LR).

Pour la majorité, ce rappel à l’ordre était clair : la défaite était en vue. Les députés Les Républicains, qui jusque-là avaient dit qu’ils ne voteraient pas la proposition de loi, avaient viré de bord, ils se ralliaient aux oppositions. Dès lors, tout changeait. L’article sur l’élargissement de l’accès aux tarifs régulés serait bien discuté.

Il allait falloir assumer auprès de leurs électeurs d’avoir voté contre le principe d’accorder une protection aux boulangers, PME et autres artisans. Plus grave encore, il allait falloir supporter le spectacle humiliant de la majorité mise en minorité à l’Assemblée nationale par les oppositions. Un précédent dangereux en plein débat sur la réforme des retraites. Aurore Bergé, cheffe de file de Renaissance, a donné le signal de la fuite. Dénonçant une « mascarade », elle a demandé à tous les députés de la majorité de quitter les bancs de l’hémicycle.

Dès lors, tout est allé très vite. Les articles de la proposition de loi ont été adoptés à une écrasante majorité et même à l’unanimité pour celui permettant aux artisans et PME de bénéficier des tarifs régulés.

Il y a encore beaucoup d’étapes (Sénat, nouvelle lecture à l’Assemblée, Conseil constitutionnel) et de chausse-trapes à franchir avant que ce texte entre en vigueur, si jamais il parvient. Mais pour les députés, « un premier pas » a été fait. Et ils comptent bien poursuivre leur action avec le projet partagé de défaire des pans entiers du cadre législatif de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité. Tout au long des débats, ils ont commencé à en dresser une première liste : en finir avec l’Arenh qui oblige EDF à vendre à perte de l’électricité à ses concurrents, en finir avec l’indexation du prix de l’électricité sur le gaz, sortir du marché européen de l’électricité si nécessaire.

Face à ce que les députés considèrent comme une urgence économique et climatique, le gouvernement risque d’avoir du mal à camper sur ses positions. L’avertissement vaut aussi pour la Commission européenne. Les députés français sont entrés en rébellion.

Martine Orange


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