En 2023, l’économie mondiale s’enfoncera dans sa crise structurelle

mercredi 18 janvier 2023.
 

La baisse récente des taux d’inflation semble rassurer certains observateurs. Mais l’année qui s’ouvre restera sous la pression d’un capitalisme soumis à des tensions diverses et profondes. Signe d’une crise de régime.

L’année 2023 s’annonce rude pour l’économie mondiale. Dès le 1er janvier, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Kristalina Georgieva, a prévenu dans un entretien à la chaîne de télévision états-unienne CBS qu’un tiers de l’économie mondiale pourrait être en récession cette année. La moitié des pays de l’Union européenne devraient, eux aussi, connaître une récession.

Et d’enfoncer le clou : les trois principaux pôles économiques du monde, les États-Unis, la Chine et l’Europe vont tous les trois ralentir, ce qui laisse peu d’espoir quant à la possibilité d’une heureuse surprise sur le plan de la conjoncture.

La dirigeante de l’institution de Washington a voulu ainsi tempérer le léger vent d’optimisme qui semble souffler ces dernières semaines, dans la foulée de l’apaisement relatif des taux d’inflation. Le mouvement a débuté aux États-Unis, où l’indice des prix à la consommation a reflué de 9,1 % annuels en juin 2022 à 7,1 % en novembre. En Europe, l’inflation a connu un regain en septembre, mais les chiffres de décembre montrent aussi un reflux. En Allemagne, le taux annuel est passé de 10 % à 8,6 % en décembre ; en France, il a reculé de 6,2 % à 5,9 % sur le même mois.

C’est bien ce recul de l’inflation, ou plutôt, sa relative décélération, qui alimente les discours optimistes circulant actuellement sur les marchés financiers et parmi les économistes conjoncturistes. Le raisonnement est simple (voire simpliste) : l’inflation moins forte va permettre de réduire les pressions sur les salaires et les marges, tout en incitant les banques centrales à faire une pause dans leur resserrement monétaire. Dès lors, alimentée par le crédit et la consommation, l’économie mondiale pourrait repartir et éviter un scénario de ralentissement général.

Un certain nombre de signes sont venus conforter cette idée, à commencer par les indicateurs avancés d’activité. L’indice PMI S&P des directeurs d’achat du 4 janvier pour la zone euro est ainsi remonté en décembre de 47,8 à 49,3 (tout chiffre en dessous de 50 signale une contraction). Autrement dit, si la contraction de l’activité pour le dernier trimestre de 2022 semble assez probable, il ne s’agirait que d’une parenthèse et la croissance reprendrait dès les premiers mois de 2023.

C’est précisément à rebours de ces anticipations qu’est intervenue Kristalina Georgieva le 1er janvier. Et à y regarder de plus près, l’optimisme, même mesuré, semble pour le moins excessif à ce stade. Chacune des étapes de ce « scénario rêvé » semble très audacieuse lorsque l’on regarde de près l’état de l’économie mondiale.

Une inflation qui dure

Le premier point concerne évidemment l’inflation. Il semble désormais évident que la hausse des prix a atteint une forme de « pic », les chiffres dépassant dans certains pays 10 % sont sans doute, pour un temps, derrière nous. Mais cela ne signifie pas un « retour à la normale » ou plutôt un retour à un statu quo ante, celui de 2019, qui fait fantasmer la plupart des observateurs économiques.

D’abord parce que se contenter de lier le problème inflationniste aux seuls prix du gaz et du pétrole est simpliste. En réalité, les prix ont commencé à se redresser après la crise sanitaire, dans la foulée de la désorganisation de la chaîne logistique. La hausse a été ensuite amplifiée par la volonté des entreprises de préserver ou d’augmenter leurs marges.

L’inflation est d’ailleurs désormais plus large que celle des prix énergétiques et le phénomène ne devrait pas s’apaiser de sitôt : l’époque de la « grande modération », comme on a appelé la période d’inflation faible des années 1990 à 2010, est derrière nous. Il existe à cela plusieurs raisons structurelles tenant non seulement à l’énergie, mais aussi à la crise écologique et au fait que la baisse des gains de productivité rend la hausse des prix incontournable pour préserver les profits.

À court ou moyen terme, des tensions demeurent : la guerre en Ukraine est loin d’être terminée et pourrait bien peser encore sur les prix de l’énergie l’hiver prochain, et le changement brutal de politique Covid en Chine pourrait provoquer des perturbations dans la production et la logistique. Les faiblesses des chaînes d’approvisionnement restent entières.

Les perspectives d’inflation demeurent donc élevées. L’enquête parue le 3 janvier des instituts allemand IFO et suisse IWP auprès des conjoncturistes laisse apparaître une décrue très progressive de l’inflation, avec un taux mondial qui passerait de 7,1 % en 2023 à 4,5 % en 2026. À ce niveau, on resterait donc dans trois ans très au-dessus du taux d’inflation moyen de la décennie 2010-2019, qui était de 2,8 %.

Un changement d’époque

Cela confirme bien un changement de régime, sachant qu’il convient toujours de prendre ces perspectives avec beaucoup de prudence et qu’un rebond inflationniste n’est pas à exclure. Le 5 janvier, la vice-secrétaire générale du FMI, Gita Gopinath, a d’ailleurs prévenu que l’inflation états-unienne « n’avait pas encore dépassé le cap critique » qui permettrait, selon elle, de desserrer le mouvement de hausse des taux.

Par ailleurs, on ne le répétera jamais assez : la question centrale de l’inflation n’est pas en soi la hausse des prix, mais bien davantage son impact sur les revenus. Si le reflux inflationniste s’accompagne d’un reflux des hausses salariales dans les mêmes proportions, l’effet sur la conjoncture sera toujours négatif. Or on peut penser que ce sera le cas : les hausses de facture énergétique ont grignoté les marges des entreprises, qui vont s’efforcer de les rétablir ou bien par des hausses de prix, ou bien par la modération salariale. Dans les deux cas, cela laisserait le problème entier.

D’autant que ce que l’année 2022 nous aura appris, c’est que nous ne sommes plus dans les années 1970. Autrement dit, les moteurs de l’inflation ne sont pas les salaires. Bien au contraire, les quatre décennies de néolibéralisme ont affaibli considérablement la capacité de formation des salaires. En conséquence, les salaires réels ont connu une baisse générale, globale et forte. En France ou au Royaume-Uni, les salaires réels du privé ont reculé d’environ 3 % sur un an le troisième trimestre. Quant au salaire moyen du privé aux États-Unis, il est revenu à son niveau de la fin 2019.

Selon le dernier rapport hebdomadaire sur l’emploi aux États-Unis, paru le 6 janvier, la hausse des salaires nominaux a été la plus faible depuis août 2021, confirmant que la baisse du taux global d’inflation ne signifie pas une hausse des niveaux de vie des travailleurs et travailleuses.

Compte tenu de cette faiblesse du monde du travail, un ralentissement de l’inflation n’est nullement une garantie que les salaires réels retrouveront leur dynamisme et, partant, que la demande sera capable de croître.

Une baisse d’un des éléments de l’indice des prix ne signifie pas automatiquement une hausse du niveau de vie.

Enfin, l’obsession du taux global d’inflation ne raconte pas l’ensemble de l’histoire. Par exemple, si le taux d’inflation global annuel recule en zone euro en décembre 2022 de 0,9 point (à 9,2 %), le taux d’inflation hors énergie, lui, progresse encore de 0,2 point (à 7,2 %) et connaît même une progression mensuelle de 0,6 %. Or l’indice des prix à la consommation n’est pas un indice du niveau de vie, il traduit une tendance générale des prix, pas l’évolution d’un « panier moyen de dépenses ».

Une baisse d’un des éléments de l’indice ne signifie donc pas automatiquement une hausse du niveau de vie. Tout dépend de ce que dépensent réellement les ménages. Dans ce cadre, l’alimentation est un poste important parce qu’il représente une part notable des dépenses quotidiennes des ménages modestes. Les gains réalisés par ailleurs ne peuvent pas toujours compenser les pertes sur ce poste de dépenses. Or les hausses des prix alimentaires sont vertigineuses. En France, la hausse annuelle en décembre est de 12,1 %, soit plus du double de l’indice global. En zone euro, la hausse en décembre était de 13,8 %, en hausse sur un mois de 0,7 point.

Cette hausse des prix alimentaires n’a aucune raison de s’apaiser. La crise écologique commence à frapper et perturbe les récoltes, tout comme le conflit ukrainien et le caractère profondément oligopolistique de la distribution de ces biens. En définitive, l’inflation alimentaire pourrait même dans les mois qui viennent devenir le sujet principal d’inquiétude, d’autant que l’hiver très doux en Europe, facteur d’une partie de la baisse des prix de l’énergie, a comme revers de futures perturbations de la production agricole.

Bref, les réflexions fondées sur la seule baisse de l’indice global des prix oublient que la crise actuelle est d’abord et avant tout une crise du niveau de vie. Et que les composantes de cette crise sont toujours là : inflation élevée, faiblesse du camp du travail, crise alimentaire. Dans ces conditions, espérer un rebond vif de l’activité semble assez illusoire.

Les banques centrales, garantes du pire

La deuxième partie du raisonnement des optimistes semble également très fragile. La logique à laquelle les marchés financiers ont massivement adhéré depuis octobre (ce qui a expliqué leur rebond) est que la baisse du taux d’inflation permettra aux banques centrales de cesser leur hausse des taux. Mais les banques centrales n’ont, en réalité, aucune raison d’agir de la sorte.

De la Réserve fédérale des États-Unis (Fed) à la Banque centrale européenne (BCE), en passant par la plupart des banques centrales des pays avancés, la lutte contre l’inflation est devenue la priorité. L’apaisement des taux globaux ne peut alors signifier la fin de la hausse des taux puisque les banques centrales vont chercher à briser tout effet de transmission de la hausse des prix de l’énergie vers le reste de l’économie. Le maintien de taux sous-jacents forts et en hausse conforte alors plutôt les banques centrales dans leur volonté de hausse des taux. C’est bien le sens de ce que Gita Gopinath a déclaré en invitant la Fed à ne pas baisser la garde.

De ce point de vue, elle a d’ailleurs été entendue. Le 4 janvier, Neel Kashkari, membre du comité de politique monétaire de la Fed, a indiqué que celle-ci « doit éviter de réduire les taux trop rapidement pour empêcher tout rebond de l’inflation ». On ne doit pas, par ailleurs, négliger des éléments « externes » aux choix de la Fed et des autres banques centrales. D’abord, il leur faut regagner de la « crédibilité », autrement dit une forme d’efficacité de façade, dans leur lutte contre l’inflation après 15 années de politiques ultra-accommodantes.

Ensuite, la stratégie d’un resserrement un peu excessif permettrait de renforcer l’idée d’une normalisation de la politique monétaire. En cas de récession excessive, il serait alors possible de baisser à nouveau les taux. La politique monétaire redeviendrait alors décisive dans la gestion de la conjoncture.

Enfin, pour les autres banques centrales, le taux de change est un élément déterminant. Tout resserrement de la Fed implique une réponse des autres banques centrales pour éviter de voir leurs devises baisser trop vite et conduire à une forme « d’importation » de l’inflation états-unienne.

La situation n’est donc guère réjouissante. Si la croissance se redresse réellement, les banques centrales durciront le ton, si elle se dégrade, la Fed continuera son durcissement. Dans tous les cas, les banques centrales, et la Fed en particulier, apparaissent comme des formes de garanties pour le pire. Ainsi, à chaque rapport hebdomadaire de l’emploi aux États-Unis, on guette une « bonne nouvelle », autrement dit une baisse du salaire réel pour s’assurer que la Fed reste modérée…

On ne peut donc que s’attendre à ce que le mouvement de hausse des taux se poursuive et pèse lourdement sur la croissance. Certes, les taux réels, en prenant en compte l’inflation, sont négatifs. Mais, on l’a vu, les revenus des ménages aussi évoluent de façon négative. Dès lors, ils ne peuvent qu’inciter à une prudence accrue dans la demande de crédits.

La hausse des taux pose un risque financier majeur pour l’immobilier.

En France, par exemple, la Banque de France a indiqué le 5 janvier que la distribution de crédits aux particuliers, si elle augmentait sur un an glissant, montrait un affaiblissement au fil des mois. En novembre, on comptait 300 millions d’euros de crédits à l’habitat en moins qu’en octobre (à 18,3 milliards d’euros), alors que la hausse des taux était encore limitée (+ 0,2 point sur un mois).

La hausse des taux peut aussi jouer sur la croissance par d’autres canaux. Dans les pays où les taux de crédit sont variables, il peut y avoir un effet sur le revenu, avec un accroissement de la crise du niveau de vie évoquée plus haut. Globalement, la hausse des taux peut aussi réduire un investissement productif déjà au plus bas depuis des décennies. Enfin, cette hausse des taux pose un risque financier majeur pour l’immobilier comme pour l’ensemble des marchés financiers, dont la hausse a été soutenue depuis 2009 par les politiques d’injection de liquidités des banques centrales.

Multiplication des crises

Or, sans bulles immobilières ni bulles financières, la croissance mondiale va forcément s’affaiblir. Si l’éclatement de ces bulles conduit à des phases d’instabilité majeure, une nouvelle phase de récession sera difficilement évitable. Un des enjeux de l’année qui s’ouvre sera de voir comment les marchés financiers feront face à un triple défi : le resserrement monétaire, l’absence de perspectives de croissance et l’effondrement du secteur des technologies, locomotive des marchés ces dernières années. Comme on l’avait déjà indiqué dans un article récent à propos de Meta (ex-Facebook), ce secteur en a sans doute terminé avec son âge d’or, celui de la croissance facile et des financements illimités.

Désormais, il lui faut dégager des profits croissants, gagner de la productivité et, en quelque sorte, devenir un secteur « normal ». La transition sera douloureuse sur le plan des emplois. Après Meta, Twitter ou TikTok, Amazon a annoncé le 5 janvier la suppression de 18 000 emplois, soit 3 % de ses effectifs. Dans la Silicon Valley, l’heure est désormais à la grimace, car l’ajustement du secteur, frappé indéniablement par une bulle, sera douloureux.

Ce retournement technologique est cependant encore peu visible dans les statistiques. Selon S&P, ce secteur est même le seul à afficher de la croissance en décembre 2022, avec celui de la santé. Mais le déclin est amorcé. Et cela fragilise un autre pilier de l’optimisme ambiant : celui de la résistance de l’économie états-unienne.

Certes, la première économie du monde a, au troisième trimestre, affiché un taux de croissance annualisé de 3,2 % (soit une hausse de 0,8 % d’un trimestre sur l’autre). Mais là encore, on ne saurait trop recommander la prudence. D’abord, la décélération de la « tech » n’avait pas encore été sensible : le secteur a apporté 19 % de la croissance trimestrielle. Ensuite, si l’emploi se porte plutôt bien aux États-Unis, c’est uniquement parce qu’il est très bon marché, comme le montrent les données des salaires réels. Enfin, certains indicateurs sont plus inquiétants : l’investissement immobilier, autrement dit les achats de logements, a reculé de 6,7 % sur le trimestre, après une baisse de 4,5 % le trimestre précédent. Signe qu’un éclatement de la bulle immobilière est bien sur le point de se produire.

Toute la question est désormais de savoir si l’économie états-unienne sera capable de résister à tant de vents contraires : ralentissement du secteur technologique, salaires réels faibles, fin de la bulle immobilière et hausse des taux. Quoi qu’il advienne, on a du mal à imaginer où le pays pourrait trouver des relais de croissance. D’ailleurs, en décembre, les États-Unis se sont situés au premier rang en termes de contraction d’activité des indices mondiaux PMI.

Il est vrai que, comme l’a noté Kristalina Georgieva, le ralentissement est général sur la planète. C’est particulièrement vrai dans les pays émergents et en Chine, lesquels, jusqu’ici, avaient toujours résisté. La fin de la bulle immobilière, les déboires des chaînes logistiques, les errances de la politique sanitaire et, plus généralement, l’absence de modèle économique cohérent pèsent sur la croissance chinoise. Or, pendant très longtemps, la République populaire avait permis d’offrir un îlot de croissance au monde. C’est terminé. La secrétaire générale du FMI a dû le reconnaître : « Pour la première fois depuis quarante ans, la Chine n’apportera pas de croissance supplémentaire au monde. »

Une crise rampante et structurelle

Un à un, donc, les piliers de la croissance de l’ère néolibérale, déjà plus faible que les précédentes, se dérobent sous les pieds de l’économie mondiale. La possibilité d’un retour de la croissance et d’un retour au statu quo ante semble bien compromise. La récession n’est certes pas certaine, mais elle n’est pas non plus réellement la question centrale.

Car ce qui est sûr, c’est que l’on est dans un ralentissement structurel de l’économie qui menace à tout moment de déraper dans une crise plus violente et plus profonde. La situation actuelle ne peut donc pas être vue uniquement au prisme de la conjoncture immédiate, il est nécessaire de prendre du recul et de comprendre les grandes tendances du système capitaliste.

La crise actuelle n’est pas un simple ajustement cyclique comme il s’en produit régulièrement : c’est ce que l’économiste britannique Michael Roberts appelle, dans son ouvrage du même nom de 2016, une « longue dépression ». La différence entre une crise cyclique et une dépression est, selon lui, que dans le dernier cas, les économies demeurent pendant « une longue période avec des niveaux faibles de croissance, d’investissement et d’emploi ».

Ce qui compte alors, ce n’est pas tant le taux de croissance en lui-même, mais bien plutôt les tendances sur une longue période. De ce point de vue, la situation est très préoccupante. Depuis 2008, chaque crise est en réalité une cassure irrémédiable de la tendance précédente. Les difficultés actuelles ne font pas exception : elles prouvent au contraire que, à l’inverse de ce que beaucoup croyaient après 2020, la crise sanitaire n’est pas une simple parenthèse, c’est une cassure de plus que l’économie mondiale n’est pas capable de dépasser.

Ce qui se déploie est donc une crise rampante, longue et à chaque fois plus profonde, en ce sens que les piliers du régime précédent de croissance cassent les uns après les autres. Michael Roberts identifie deux autres périodes de ce type dans l’histoire du capitalisme : « la grande déflation » de 1873-96 et la grande dépression de 1929-39. Dans les deux cas, ce sont des crises du régime d’accumulation, du régime de la manufacture manchestérienne et de l’impérialisme. Notre époque s’inscrirait donc dans un changement de ce type, mais avec une particularité notable.

Évolution du taux de profit mondial entre 1960 et 2022. © Basu et alii. Dans les deux cas, le système économique a été sauvegardé par un changement de braquet du capitalisme. À la fin du XIXe siècle, la Seconde Révolution industrielle (celle du moteur à explosion et de l’électricité) ainsi que l’expansion coloniale ont permis de relancer la croissance. Après la Seconde Guerre mondiale, le développement de l’État social et de la société de consommation a joué le même rôle. Dans les deux cas, les gains de productivité ont accéléré et sauvé le système.

Cette fois, la situation est un peu différente. La crise actuelle est une crise de la productivité qui n’a pas été réglée, loin de là, par la « révolution de l’information » et de la cybernétique. La situation actuelle est donc la conséquence d’un mouvement sur le temps long où la rentabilité des entreprises est de moins en moins facile à extraire des activités « normales ». Quatre économistes, Evan Wasner, Jesus Lara, Julio Huato et Deepankar Basu ont récemment réalisé un travail minutieux de reconstitution de l’évolution du taux de profit au sens marxien, consultable ici. Leur conclusion est sans équivoque : ce taux est en chute libre entre 1960 et 2022.

Cette chute ne signifie pas pour autant que les profits réalisés reculent, comme on le croit souvent. En réalité, des moyens de masquer cette tendance de long terme ont été fortement mobilisés depuis les années 1970 : réduction des coûts directs (salaires réels) et indirects (conditions de production) du travail, mondialisation de la production, financiarisation, part croissante de l’échappement fiscal, privatisations massives des secteurs et soutien de l’État.

Progressivement, chacune de ces méthodes semble se réduire au soutien budgétaire aux entreprises. Pour faire face à la crise, la seule réponse disponible semble être le développement d’une forme de socialisme privé dans lequel l’État porte à bout de bras ce capitalisme de bas régime en étant l’assureur en dernier ressort de la rentabilité. Mais cette solution même est mise à mal par la hausse des taux.

Le capitalisme mondial s’installe donc dans un régime d’exception permanente. Ce qui se dessine est une omniprésence de l’État, avec comme moyen d’assurer l’acceptation de cette crise rampante un marché du travail en apparence solide. Mais là encore, on est dans une forme d’illusion. Un capitalisme sans gains de productivité crée naturellement plus d’emplois, mais aussi nécessairement plus d’emplois faiblement rémunérés. C’est pour cette raison que des pays en plein emploi statistique, comme l’Allemagne, le Royaume-Uni ou les États-Unis, peuvent créer des emplois tout en connaissant une baisse du salaire réel.

Dans ce cadre, l’inflation non compensée par les emplois et doublée d’un flux continuel de soutien public semble une nécessité pour assurer la croissance des profits à court terme. Mais cette logique ne peut tenir longtemps, car elle sape les bases de la demande, de la financiarisation de l’économie et des capacités de l’État.

C’est pourquoi la période actuelle ressemble à une impasse structurelle dangereuse sur le plan économique et politique. Une impasse qui prend désormais la forme d’une profonde crise du niveau de vie, mais aussi d’une aggravation inévitable de la crise écologique. Car plus la pression est forte sur la rentabilité, moins le système se préoccupe du reste, les ménages et le climat. C’est bien pour cette raison que, quoi qu’il arrive, la crise ne se résumera pas en 2023 à la seule question de la récession.

Romaric Godin


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