Depuis quelques mois, l’économie mondiale est entrée dans une phase de crise. Tout a commencé aux Etats-Unis par la crise immobilière dite des subprimes, laquelle s’est propagée vers l’Europe assez rapidement. Une forte inflation, en particulier des matières premières, coexiste avec une déprime paradoxale des prix industriels apparemment d’origine structurelle. En outre, des crises financières récurrentes qui vont de bulles spéculatives en krach secouent les indicateurs économiques mondiaux depuis plusieurs dizaines d’années.
En réalité, il s’agit de l’interaction de plusieurs crises au tempo différent : une dépression longue qui touche essentiellement les pays développés depuis plus de 40 ans, où prix et volumes divergent à long terme ; une crise de surproduction (ou/et de sous-consommation), conséquence de la précédente, liée à un ajustement par le bas des revenus du travail dans le monde à cause de la concurrence internationale entre pays de niveau de développement très différent ;
enfin une crise financière, de court terme mais dont les racines sont pluridécennales et dont la conséquence se manifeste par un surinvestissement sur les marchés des matières premières, en particulier les marchés à terme.
Pour comprendre les relations d’interdépendance entre ces trois phénomènes, nous étudierons tout d’abord la crise inflationniste de court terme et nous montrerons qu’elle est une conséquence de la dépression longue. Celle-ci fera l’objet de la deuxième partie. Enfin nous analyserons les effets de feed-back entre conjonctures longue et courte afin de comprendre la nature du problème financier structurel qui affecte l’économie du monde depuis plusieurs décennies.
I - LA CRISE COURTE
Il existe en réalité deux problèmes de court terme dont l’un est la conséquence de l’autre. La crise américaine des subprimes a déclenché une crise financière globale. Il s’agit au départ d’une crise de crédits immobiliers à taux variables hypothéqués sur les dits-biens, touchant non seulement les débiteurs insolvables, mais aussi les bailleurs, principalement des banques. Les soubresauts violents d’un certain nombre de produits financiers, touchés par la crise des subprimes via la titrisation (c’est-à-dire le partage des risques liés aux titres « pourris » à travers des produits financiers divers, parfois très éloignés en apparence des titres initiaux) ont dirigé les spéculateurs vers des investissements plus sûrs. Or, par ailleurs, des tensions inflationnistes apparaissaient dans certains secteurs agricoles et énergétiques, dont il va nous falloir expliquer les causes. Le report massif des investissements financiers vers les marchés de ces secteurs - en particulier les marchés à terme - ont transformé ces tensions en une véritable inflation à l’échelle mondiale.
Les arguments traditionnels répétés en boucle sur les médias pour expliquer cette inflation sont extrêmement discutables. Ainsi sont accusés conjointement :
la hausse de la consommation des nouveaux pays industriels et l’ « essor » apparemment « considérable des classes moyennes consommatrices de céréales, de lait et de viande » ; la sécheresse australienne et les mauvaises récoltes de ces dernières années ;
la substitution de culture de céréales alimentaires en produits énergétiques (dans le but de diminuer les émissions de gaz à effet de serre) ;
l’émergence du peak oil énergétique, c’est-à-dire le moment précis où la moitié des réserves mondiales d’hydrocarbure aura été extraite. La rigidité structurelle de l’offre de ces matières premières, pourtant évidente depuis plusieurs décennies, est bien moins souvent invoquée que celle supposée de la demande. Or, c’est bien ici que la plupart des analystes se trompe.
Il est inutile de s’étendre sur les causes physiques (sécheresses, inondations, etc.) dans la mesure où si elles sont bien réelles, leurs déclenchements - par nature aléatoire - et leurs conséquences révèlent un problème de plus long terme. Le monde a connu d’autres années de récoltes mauvaises ou médiocres sans que l’inflation se déclenchât pour autant.
L’expansion des classes moyennes dans les NPI est quant à elle une fable. Ainsi, par exemple, la demande chinoise en matière première ne représente que 3 % de la demande mondiale (malgré la rapidité de sa croissance) ; celle de lait et de viande est infime (inférieure à 0,5 %).
L’idée fort répandue d’une croissance rapide des salaires - valable dans le cas des petits pays (Dragons d’Asie) où le marché du travail est restreint - n’est pas tenable pour des pays de la dimension de la Chine ou de l’Inde. L’offre de travail y est immense. Il y existe une « armée de réserve » de travailleurs en provenance des campagnes qui interdit toute hausse salariale avant longtemps. Les entreprises industrielles ne sont pas philanthropiques : seule une rigidité de l’offre de travail y justifierait des augmentations de salaire. Elle n’aura lieu ni en Chine, ni en Inde dans les années qui viennent ; tout au plus à la fin du siècle, si le rythme de croissance actuelle se maintenait.
La question de l’éthanol - dont la Banque Mondiale a prétendu récemment qu’elle était la cause essentielle de l’inflation des matières premières alimentaires - est également discutable : cela fait plusieurs années que la substitution culture alimentaire / culture énergétique est en œuvre ; or ce serait justement cette année que les quantités produites atteindraient le point critique, déclencheur d’inflation des produits alimentaires. La coïncidence serait curieuse ! En outre, l’inflation touche toutes les matières premières et non les seules matières premières alimentaires. L’augmentation du volume des cultures énergétiques, jugée capable de hausser par défaut les prix de la nourriture, aurait du logiquement faire baisser les prix de l’énergie, ou au minimum en limiter l’inflation. Or, c’est précisément le contraire qui se produit : énergies et aliments sont conjointement victimes de l’inflation.
Le problème du peak oil censé expliquer les prix élevés des hydrocarbures est une équation qui comporte, par nature, de nombreuses inconnues. Puisqu’on ignore le volume des réserves mondiales, on ignore forcément le moment du peak oil. Prétendre qu’il serait en train de se produire est une affirmation tout aussi gratuite que de d’avancer - comme certains experts le faisaient encore l’année dernière - qu’il aurait lieu en 2050. La vérité oblige à admettre, qu’on aura connaissance de la date du peak oil qu’une fois les réserves de pétrole totalement épuisées. Il sera évidemment alors loin derrière nous ! La loi de l’offre et de la demande n’étant pas rétroactive, il est donc de facto impossible que le peak oil puisse influer sur les prix. Souvenons-nous des fluctuations violentes des prix du baril au cours de ces 40 dernières années et souvenons-nous de leurs causes. Le peak oil n’en est naturellement pas responsable.
II - LA CRISE LONGUE
La question des prix du pétrole est toutefois exemplaire quand on veut comprendre les mécanismes de l’inflation des matières premières. En 1973-1974, l’OPEP décida de réduire les volumes et de multiplier les prix par 4 afin de restaurer des profits menacés par une éventuelle déflation. Ce schéma, de type ciseaux prix / volume, est désormais classique en Occident. C’est même la marque qu’appose la Crise longue à un secteur d’activité, lorsqu’elle l’atteint.
Si l’on prend l’exemple de la France, la crise de ciseaux commence par atteindre le secteur minier au tout début des années 1960. Puis ce fut le tour des textiles, des industries lourdes et du BTP (avant 1973). Vient alors la crise du pétrole, qui a ceci de particulier qu’il représente une part importante des coûts de production. Ainsi, la France « découvre » en 1973 une crise qui était déjà là depuis plus de 10 ans. Pourtant, ce qui arrive à la branche pétrolière est similaire à ce qui était arrivé dans les autres branches précédemment. D’abord des tensions déflationnistes pesant sur les prix et les profits ; puis, une restauration des profits via une baisse des volumes et une hausse conséquente des prix. Les oligopoles industriels ont ainsi été capables de contrecarrer l’inversion des ciseaux prix / volumes. Contrairement à la Grande Dépression de la fin du XIXème siècle, où malgré la déflation, la production avait continué d’augmenter et avait alors laminé la profitabilité, les entreprises ont cette fois anticipé une crise dont elles avaient déjà fait l’expérience. Le caractère oligopolistique ou monopolistique de ces branches a permis aux producteurs d’inverser la baisse des profits en court-circuitant une éventuelle déflation par une baisse anticipée des volumes.
Après 1973, d’autres branches ont continué d’être touchées, dans l’agriculture comme dans l’industrie. Il serait fastidieux d’indiquer par le menu les dates d’entrée des différents secteurs de la production « physique » dans la crise. Au début du XXIème siècle, quel secteur connaît encore une réelle croissance des volumes ? Et la France n’est pas un cas particulier.
La crise longue que les pays développés « découvrent » en 1973 les touche différemment selon leur structure de production. Plus un pays est spécialisé dans des branches qui entrent tôt dans la crise, plus il est tôt touché. Ainsi, les années 1970 seront fatales à des pays ou à des régions tels que : la France du Nord-Est, la Belgique francophone, la Manufacturing Belt américaine, le Royaume-Uni (1er pays touché dès les années 1960, ce qui explique la stagflation britannique dès 1960). En revanche, d’autres pays moins marqués par la Première Révolution industrielle et, par conséquent, spécialisés dans des secteurs entrés plus tardivement en crise, seront également plus tardivement touchés : Allemagne, Pays Scandinaves, Suisse, Croissant périphérique américain, Japon. Il semble même que les Dragons d’Asie soient à leur tour entrés dans cette crise à la fin du XXème siècle ; comme s’il existait un seuil de développement « critique » qu’ils auraient à leur tour atteint.
Les pays en voie de développement, n’ayant naturellement pas atteint ce seuil critique, devinrent alors logiquement le réceptacle de capitaux que les « rendements décroissants » expulsaient des pays développés. C’est ce que les économistes ont alors commencé d’appeler : « Mondialisation ».
III - INTERACTIONS CONJONCTURE LONGUE / CONJONCTURE COURTE
La Crise longue, dans laquelle sont progressivement entrés les pays développés entre 1960 et 2000, procède d’une inversion totale de leurs dynamiques économique et spatiale. Les rendements sont devenus décroissants, via la baisse des volumes. En même temps, les flux spatiaux s’inversaient également avec la fin de l’exode rural et le début de la périurbanisation. Là où les « rendements croissants » avaient provoqué un phénomène millénaire d’agglomération des facteurs de production, les « rendements décroissants » produisent le contraire : une dynamique spatiale centrifuge à toutes les échelles. Les facteurs quittent les villes pour les campagnes périurbaines, les régions industrielles et urbaines (vieilles régions industrielles) pour les régions rurales (parfois appelées « Sunbelt » en vertu d’une théorie fantaisiste de l’héliotropisme), les centres pour les périphéries, les pays développés pour les pays en voie de développement.
Les puissants mouvements de capitaux vers les NPI procèdent de cette logique. Le capital y trouve des rendements croissants qui lui sont désormais inaccessibles dans les pays développés. Par conséquent, ce que les économistes et les médias appellent curieusement « Mondialisation » n’est rien d’autres que le fruit de cette nouvelle dynamique centrifuge. La « Mondialisation » est donc une pure conséquence de la crise. Il s’agit d’une stratégie du capital pour restaurer ses profits, une stratégie spatiale. On sait que les mouvements spatiaux de facteurs sont sous-optimaux, car coûteux.
Pour que le capital y trouve un moyen optimal de restaurer sa profitabilité, il fallait qu’il fût privé de toute autre solution dans le strict cadre des pays développés.
Cependant, si la « Mondialisation » est donc une conséquence de la crise de « rendement décroissant » des pays développés, elle leur renvoie en feed back leurs propres déséquilibres.
En soumettant à la même concurrence, volontairement dérégulée (afin que le mouvement des capitaux en fût facilité) des pays de niveaux de développement et de niveaux de salaire - à productivité équivalente - très différents, la « Mondialisation » a provoqué une augmentation du chômage dans les pays développés. Toutefois, le chômage « keynésien », généré par cette concurrence qui pèse sur les revenus des travailleurs des pays développés et qui ajuste les salaires mondiaux par le bas, est très différent du chômage « classique » qui y existait jusque là à cause de la Crise longue. Rappelons que le chômage « classique » est causé par des coûts salariaux trop élevés - conséquences des rendements décroissants [1] dans les pays développés - ; tandis que le chômage « keynésien » a au contraire pour cause des salaires trop bas - liés à la concurrence internationale. La « Mondialisation », en surimposant ce chômage « keynésien » à un chômage « classique » endémique préexistant dans les pays développés, les a privé de toute possibilité de lutter contre ce chômage. Une baisse des salaires entraînerait une augmentation du chômage « keynésien » proportionnelle à la baisse du chômage « classique » ; tandis qu’une hausse de ces salaires aurait un effet à la fois inverse (augmentation du chômage « classique » proportionnelle à la baisse du chômage « keynésien ») et strictement identique, le maintien d’un niveau de chômage inchangé. Ainsi, le taux de sous-emploi est de l’ordre de 20 à 25 % dans tous les pays développés ; y compris dans ceux qui prétendent avoir atteint le plein emploi avec 3 à 5 % de chômeurs officiels pour plus du double ou du triple de « chômeurs dissimulés » ; soit par une multiplication du temps partiel, soit par un taux de « handicap » démesuré (Royaume-Uni, Pays-Bas, Danemark). De toute façon, la « Mondialisation » prive les gouvernements de toute action efficace contre le chômage.
Dès lors, malgré la croissance du commerce international qui tente de différer la surproduction en se défaussant sur les pays voisins (et en y exportant au passage son chômage et ses déséquilibres), celle-ci est à terme inévitable à l’échelle mondiale. La conséquence en est la déflation qui touche désormais la plupart des secteurs industriels [2].
En outre, un flux croissant d’épargne, liée à l’explosion des inégalités, ne trouve nulle part d’investissement productif, à cause de la faiblesse de la demande mondiale. Cette épargne n’a donc d’autre choix que de se financiariser, alimentant de la sorte des déséquilibres dans ce secteur.
La spéculation amplifie ou raccourcit le flot des transactions financières, provoquant tour à tour expansion et crunch monétaires [3]. Plus les inégalités croissent à cause de la « Mondialisation » et du déséquilibre profit / salaire, plus l’épargne financière augmente, plus les mouvements d’expansion et de ralentissement de ces flux financiers deviennent chaotiques.
Ainsi vint la crise des subprimes qui fait suite à bien d’autres krachs boursiers ou immobiliers durant ces 40 dernières années ; à cette différence près que l’épargne financière n’a jamais été aussi élevée. Or, par « chance », il reste certains titres qui rapportent…
Alors que la surproduction est plus qu’une menace, en particulier pour l’industrie, la baisse des volumes dans certains secteurs en crise depuis 40 ans dans les pays développés provoque paradoxalement des crises pénuriques dans ces secteurs. De la même manière que le chômage « classique » coexiste avec le chômage « keynésien », l’inflation des matières premières coexiste avec la déflation des produits finis. A chaque fois, c’est la logique des rendements croissants dans les pays sous-développés et les NPI qui s’entrechoque avec la logique inverse des rendements décroissants dans les pays développés (et les ex-pays communistes), à cause de la « Mondialisation ». Ainsi, la « hot money » (capitaux flottants de l’épargne financière) trouve son profit dans la faim des miséreux.
CONCLUSION
La crise courte inflationniste qui résulte en partie de la crise des subprimes est, en fin de compte, une conséquence à long terme de la Crise des pays développés. C’est la logique inverse de la dynamique économique dans une partie du monde et dans l’autre qui en est la cause. Dans les pays développés, où le capital tente de contrecarrer les rendements décroissants par une baisse des volumes, la conséquence ultime en est pénurie et inflation [4]. Dans les pays en voie de développement, les rendements croissants mêlés aux inégalités provoquent surproduction et déflation. La stratégie de fuite du capital des pays développés vers les pays sous-développés - en réponse à la crise longue des premiers - fait ainsi s’affronter deux logiques économiques strictement inverses. Aucune politique économique néo-classique n’est plus alors capable d’inverser ce processus.
de Thierry Rebour, Maître de conférences à l’Université d’Amiens (SEDET, Paris 7).
Conférence donnée à Reims le 8 juillet 2008 et retranscrite par Farid Benhammou.
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