De même que les écoles de commerce enseignent comment utiliser au mieux les moyens financiers ou les possibilités du marché, les nouveaux manageurs apprennent à gérer les êtres humains, ravalés au rang de ressource comme une autre. Ils jouent sur les sentiments (empathie, complicité, plaisir, mais aussi peur et stress) pour arriver à leurs fins. Tout découle de l’« effet Hawthorne »…
Humaniser pour mieux capitaliser
PAR DANIELE LINHART
Winslow Taylor (1856-1915) a conçu son modèle d’organisation scientifique du travail, il avait une vision claire de ce qu’il voulait obtenir des ouvriers : qu’ils n’interviennent pas sur les méthodes et les rythmes de travail selon leurs intérêts, au détriment de la productivité. « Le remplacement du mode empirique de direction par le système scientifique de direction ne consiste pas seulement en une étude de la vitesse convenable d’exécution d’un travail et des outils à utiliser dans l’atelier ; il nécessite également un changement complet de l’état d’esprit des ouvriers de l’atelier vis-à-vis de leur travail et de leurs employeurs (1) », explique-t-il alors. Il s’agit d’arracher leur docilité, voire leur adhésion, afin d’obtenir le meilleur rendement possible. De ses analyses en atelier, Taylor avait tiré cette conclusion : il ne faut pas laisser le savoir aux ouvriers car il représente un pouvoir, celui de décider de l’organisation de leur travail. Il faut être en mesure de leur imposer les méthodes jugées les plus efficaces et faire en sorte qu’ils s’en satisfassent. En parallèle — ou plutôt en complément — s’est diffusée la pensée d’Elton Mayo, sur la base de ce que l’on a appelé l’« effet Hawthorne », du nom de l’usine de la Western Electric (en Illinois) où ont été réalisées des expériences de 1924 à 1939. Celles-ci ont montré qu’il suffit de s’intéresser à un groupe de travailleurs et de tenter quelques menues modifications (d’éclairage, de positionnement des machines, etc.) pour augmenter sa productivité (2). La seule intention de la direction compterait bien plus que le contenu du changement lui-même. Plus tard, les travaux du Tavistock Institute of Human Relations, créé en 1947 à Londres grâce au mécénat de la Rockefeller Foundation, donneront une légitimité moderne à l’introduction de la psychologie et de la psychanalyse au sein des directions chargées de gérer la main-d’œuvre.
Cette approche continuera de se développer et de s’affirmer. L’idée que les travailleurs peuvent être amenés à réagir comme on le souhaite si l’on joue sur leur besoin de reconnaissance constitue une arme précieuse pour les manageurs. Elle est toujours d’actualité, comme le montre un article publié en mars 2021 par l’École des hautes études commerciales du Nord (Edhec) - Business School : « Contrairement à ce que beaucoup pourraient croire, les êtres humains ne sont pas tant motivés par des facteurs économiques que des facteurs émotionnels. Le sentiment d’être impliqués et le fait de recevoir de l’attention de la part de leurs superviseurs leur donneront la sensation que leurs préoccupations sont prises en compte (3). » Susciter chez le personnel l’idée que la direction a en permanence le souci de son bien-être, qu’elle cherche à satisfaire ses aspirations est devenu la boussole de nombreuses pratiques managériales contemporaines.
Bien entendu, il ne s’agit pas de combler réellement les besoins des travailleurs, mais de leur donner le sentiment que c’est ce que veulent les dirigeants, afin de les motiver pour être le plus productifs possible. « La bonne nouvelle que l’on peut tirer de l’effet Hawthorne (…), c’est que vous n’avez pas à introduire d’énormes changements pour obtenir des résultats, précise l’auteur. Comme pour l’exemple de l’éclairage, ce sont au contraire les petits changements qui feront des merveilles sur votre productivité. En tant qu’équipe, mais aussi de manière individuelle ! Que vous changiez la disposition de vos bureaux, la décoration de votre open space, ou que vous y installiez des plantes, cela aura un effet positif sur la productivité de votre équipe. » On connaît les séances de yoga, de méditation, de fou rire, sans oublier les salles de jeux vidéo, de baby-foot et de sieste, ou encore les conciergeries, etc. La liste s’étend à n’en plus finir.
En retour, les salariés sont censés donner tout d’eux-mêmes selon la rationalité imposée par la direction en matière de finalité, de rentabilité et de qualité. Pour nourrir cette orientation, on ne lésine pas sur les cabinets de consultants, qui sont les éclaireurs omniprésents de la politique managériale. Le marché du conseil en ressources humaines (RH), qui réunit psychologues, psychanalystes, sociologues, philosophes, ergonomes, économistes, informaticiens, sportifs de haut niveau, a doublé entre 2009 et 2019, selon Syntec Conseil, et devrait encore doubler d’ici à 2031. Il compte plus de 15 000 entreprises en France et 120 000 salariés, dont 80 % de cadres. Il a représenté 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021 (4). « Les expériences d’Hawthorne ont marqué un tournant significatif dans les recherches en sciences sociales et en management. Comme toutes les théories, le tout est d’y puiser ce qui est pertinent pour votre entreprise, et pourra s’y appliquer sans bouleverser complètement son organisation », conclut l’Edhec. Chacun y prend en effet ce qui lui sera utile. Les modalités d’instrumentalisation des sentiments des salariés sont de multiples natures, et elles peuvent parfois surprendre, comme le montre cet entretien avec deux jeunes commerciaux, passés par une grande école de commerce et embauchés au même moment dans une start-up (5) :
David. — J’avais demandé 35 000 [euros] fixe. Ils m’ont fait une proposition à 32 000 fixe, j’accepte pour être au même niveau que Paul. Le boss m’a dit : « Très bien que tout le monde soit à égalité. »
Paul. — En fin d’année, le patron fait un grand meeting à vingt-cinq : « On a fait de très mauvais résultats, personne n’aura de prime sur l’intéressement. » On s’est dit « putain ! ». Mais après la réunion, le patron nous a gardés David et moi et nous a dit : « J’ai menti, il y aura des primes pour vous, vous vous êtes bien battus. On vous donne car vous partez avec la dalle [vous êtes motivés]. Mais on vous donne sur des objectifs pas atteints, moi le boss, je me prive pour vous. J’ai menti aux autres [les collègues], il faut que vous mentiez aussi. Je vous fais confiance, il faut que vous mentiez aussi… » On était hyper proches des autres, ils voulaient aussi leurs primes, mais on n’a rien dit, on a eu honte. Je n’en reviens pas qu’on soit restés encore douze mois après ça.
David. — Ben on était bien payés, je n’étais pas d’accord avec mes valeurs, mais franchement, c’était un gros chèque. Le boss m’a dit « fais tes preuves ». Les autres nous ont dit « vous avez eu une prime ? » ; on a dit « non ». Est-ce que c’est normal d’avoir un patron comme ça ?
Paul. — Ça fait bizarre. Le salariat, ça fait des traumatismes. Le boss nous disait : « Faites vos preuves. On verra si vous êtes des chevaux de course ou de trait. » Mais il y avait beaucoup d’événements organisés, un ou deux apéros par semaine, il payait le champagne, le rosé, petits-fours. Il est notre pote, il vient en boîte avec nous, joue au pote. Mais quand tu parles business, il vrille, c’est plus le même regard. »
Utilisée pour motiver, la mobilisation stratégique des sentiments peut également servir à générer stress et angoisse, afin de faire plier ou de se débarrasser de salariés. Ainsi, quand la direction de France Télécom prépare la privatisation de cette grande entreprise publique, elle cherche à faire partir, sans licenciements, 22 000 des 120 000 agents qui y travaillent, soit un salarié sur cinq. À les faire partir « par la porte ou la fenêtre », explique, le 20 octobre 2006, le président-directeur général (PDG) Didier Lombard à ses cadres supérieurs. Deux plans — NEXT (nouvelle expérience des télécommunications) et ACT (anticipations et compétences pour la transformation) — sont élaborés. S’ensuivent des pratiques managériales systématiques visant à déstabiliser les agents pour les pousser dehors : mutations brutales sans formation, incitations pressantes à des reconversions sans cohérence avec leur itinéraire professionnel et disqualifiantes, pressions, humiliations, harcèlements. La suite tragique, qui s’est soldée par des suicides (ou des tentatives), des dépressions et des maladies, a fini par être révélée au grand public à travers deux procès : un premier au tribunal correctionnel débouchant en décembre 2019 sur une condamnation de trois dirigeants pour harcèlement moral institutionnel, et un second en appel qui confirme la condamnation pour deux d’entre eux, tout en ramenant la peine de prison à un an avec sursis (contre un an dont quatre mois ferme en première instance).
Les méthodes managériales mobilisant les ressorts psychologiques des employés ne prennent évidemment pas toutes un tour aussi outrancier. Mais, pour atteindre les objectifs économiques et financiers qu’elles se sont fixés, les directions recourent fréquemment à des stratégies qui se focalisent sur la subjectivité des salariés pour arraisonner leurs émotions, leur affectivité, leurs angoisses. Les investiguer sur le même mode que celles adoptées pour les gestions de produits, de la communication, du marketing, des technologies, de la recherche, de la concurrence, du droit, des finances etc., met en lumière l’énergie, les dépenses, la succession d’innovations engagées par les employeurs pour arriver à leurs fins.
Des modèles sont élaborés et développés, des enquêtes systématiquement menées pour outiller ces politiques, grâce à des questionnaires internes qui tentent de quantifier la qualité de la vie au travail (QVT), des baromètres qui suivent les humeurs des salariés. Les entretiens individuels avec le supérieur hiérarchique immédiat (N + 1) visent à analyser la performance de chacun et à fixer des objectifs, mais aussi à évaluer la personnalité du travailleur, sa motivation, sa résilience.
C’est ainsi qu’il faut désormais comprendre le terme « ressources humaines ». Nul complot contre les salariés de la part d’une armée souterraine de consultants au service des dirigeants ; mais une organisation du travail s’imposant aux salariés sans discussion possible (dans la « vieille » logique taylorienne), où le management (dans l’esprit de l’école des relations humaines) mobilise et sursollicite les spécificités humaines, notamment émotionnelles, pour mieux les retourner, les façonner, sur une base individuelle, dans un contexte de mise en concurrence des uns avec les autres et de chacun avec lui-même.
La seule remise en cause qui peut faire son chemin est celle conçue et orchestrée par certains patrons eux-mêmes. C’est le cas de la mouvance des « entreprises libérées » (6), particulièrement développée en France avec des sociétés comme Decathlon, Michelin, Airbus, la Maif, Kiabi, etc. Elles suppriment une grande partie de la hiérarchie intermédiaire et des fonctions opérationnelles, pour confier plus de responsabilités et de tâches aux salariés de base réunis en groupe. L’idée est qu’une fois définis les objectifs, les critères et les moyens, il est utile de mettre à profit le savoir et l’expérience des travailleurs et de leur laisser une certaine liberté. Ces derniers sont ainsi mis en condition de s’automotiver, s’autodiscipliner et s’autogérer. Cet enrôlement dans des fonctions qui ne leur sont pas attribuées dans le management dominant, pas nécessairement rétribuées, est censé être considéré comme une forme de reconnaissance et de confiance accordée par le leader (l’employeur) à ses subordonnés. Cette élaboration organisationnelle se fonde sur une critique (proche du mea culpa) de la posture patronale traditionnellement assise sur la méfiance à l’encontre des salariés, qu’il faut contraindre et contrôler par une bureaucratie et une hiérarchie coûteuses et paralysantes.
Pour être légitime, toute critique du management contemporain doit venir de la seule sphère patronale, lui permettant de se renouveler, tel un caméléon, et de digérer, tel un boa, toutes les formes de contestation éventuelles. Celle des autres — syndicalistes, chercheurs ou experts en sciences sociales — se voit le plus souvent taxée d’archaïsme, de passéisme, d’irréalisme, voire de complotisme. Quant à celle des salariés eux-mêmes, soumis à un lien de subordination de plus en plus personnalisé, elle a bien du mal à se formuler en dehors des cabinets médicaux ou du secret des familles…
DANIELE LINHART
Chercheuse émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), sociologue du travail. Dernier ouvrage paru : L’Insoutenable Subordination des salariés, Érès, Toulouse, 2021.
(1) Frederick Winslow Taylor, La Direction scientifique des entreprises, Dunod, Paris, 1957.
(2) Fritz Jules Roethlisberger et William John Dickson, Management and the Worker, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 1939.
(3) « Mettre l’effet Hawthorne au service d’un meilleur management », Edhec, 27 mars 2021.
(4) Cf. Fabienne Lemaigre-Voreaux, « Le marché du conseil en France en 2021. Les chiffres du consulting », Kiosk Formation & Consulting, 15 novembre 2021
(5) Cf. L’Insoutenable Subordination des salariés, Érès, Toulouse, 2021.
(6) Cf. Isaac Getz et Brian M. Carney, Liberté et compagnie. Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Fayard, Paris, 2009 ; et Isaac Getz, La liberté, ça marche ! L’entreprise libérée. Les textes qui l’ont inspirée, les pionniers qui l’ont bâtie, Flammarion, Paris, 2016.
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