Entre les États-Unis et l’Europe, l’ombre d’une guerre commerciale

lundi 5 décembre 2022.
 

L’adoption d’un programme de 369 milliards de dollars par le gouvernement américain, destiné à attirer tous les groupes sur son territoire, fait craindre une désindustrialisation massive en Europe. Les Européens se divisent sur la façon d’y répondre.

Aucun des responsables européens n’ose encore parler trop fort. Par peur de briser l’unanimité qui s’est formée entre les États-Unis et l’Europe contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Par peur de donner des arguments à Vladimir Poutine, qui a beaucoup misé sur les divisions entre l’Europe et les États-Unis dans sa stratégie guerrière. Mais plus le temps passe, plus l’impatience grandit dans les pays européens face au gouvernement américain.

Tout leur agacement se focalise sur trois mots : l’Inflation Reduction Act (IRA). Adopté le 15 août, ce programme de 369 milliards de dollars a pour but affiché de favoriser la transition écologique en aidant au développement des technologies et des méthodes décarbonées. Mais les Européens y voient surtout une formidable machine pour attirer, aspirer les industries et savoir-faire européens, et les inciter à s’installer sur le territoire américain à coups de subventions et d’aides en tout genre.

« En pleine guerre d’Ukraine, l’administration Biden fait preuve d’une agressivité sans précédent contre l’Europe », dénonce un responsable européen qui a requis l’anonymat. Olivier Blanchard, ancien économiste du Fonds monétaire international, dit redouter que ces subventions massives ne mènent à « une guerre commerciale » entre les deux rives de l’Atlantique.

Le sujet s’annonce au cœur des discussions entre Emmanuel Macron et Joe Biden, lors de leur rencontre à Washington le 1er décembre. De son côté, Jozef Síkela, le ministre tchèque de l’économie, qui conduit actuellement les discussions économiques et commerciales européennes dans le cadre de la présidence tournante, a déclaré le 25 novembre qu’il « voulait des solutions » lors de la prochaine réunion bilatérale du « Trade and Technology Council » du 5 décembre. « Il est important que les États-Unis soient attentifs à nos préoccupations et qu’une task force travaille à une solution acceptable par les deux parties », a-t-il expliqué.

Sans étaler publiquement leurs divergences, de plus en plus de voix, officieusement et officiellement, s’élèvent dans les capitales européennes et au sein de la Commission contre l’attitude des États-Unis. Alors que l’ensemble de l’Europe paie très cher pour la guerre en Ukraine, rappellent-elles, Washington est en train de se faire des fortunes sur le dos des Européens. « Si vous regardez simplement les faits, le pays qui profite le plus de la guerre, ce sont les États-Unis car ils vendent plus de gaz à des prix très élevés et parce qu’ils vendent plus d’armes », constatait un haut fonctionnaire européen auprès de Politico ces derniers jours.

Les capitales européennes en ont déjà fait le constat. Le remplacement du gaz russe par le gaz de schiste américain bénéficie massivement aux États-Unis : pour la première fois depuis des décennies, Washington affiche un excédent commercial grâce à ses ventes de gaz et de pétrole au prix fort à l’Europe.

Dès septembre, Emmanuel Macron avait dénoncé « le double standard » sur le marché du gaz. Les prix du gaz acheté aux États-Unis par l’Europe, relevait-il, sont trois à quatre fois plus élevés que ceux pratiqués sur le marché intérieur. Le sujet, selon lui, touchait « à la sincérité du commerce transatlantique ». Sans adresser des critiques aussi directes contre Washington, plusieurs dirigeants européens, dont le premier ministre belge, insistaient sur « le siphonnage des économies européennes ».

Dumping américain

Mais le ton a monté avec la promulgation de l’Inflation Reduction Act. Dans un premier temps, les responsables européens n’ont pas vraiment pris la mesure de ce programme. La Commission ne pouvait imaginer que les États-Unis tournaient le dos à trente ans de néolibéralisme et relançaient une politique massive de subventionnement afin de se réindustrialiser. Elle a eu encore plus de difficulté à admettre qu’en plein conflit contre la Russie, l’administration Biden, par certains aspects, marchait sur les traces de celle de Donald Trump.

La volte-face était si inattendue et si imprévisible que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, se fendit d’un tweet dès le lendemain de l’adoption du programme américain pour se féliciter de ce plan, « posant les fondements d’une économie verte aux États-Unis ». De plus en plus critiquée pour sa gestion de la crise énergétique en Europe, von der Leyen s’efforce depuis de faire oublier ce message malheureux. Ses détracteurs y voient un signe supplémentaire de son alignement aveugle sur les États-Unis.

Dès début septembre, nombre de présidents de grands groupes européens ont commencé à tirer la sonnette d’alarme auprès des dirigeants de leurs pays et de la Commission européenne. Tous ont découvert les effets potentiellement dévastateurs contenus dans le programme de l’IRA. « Sous couvert de verdissement de l’industrie, les États-Unis se livrent à un véritable dumping pour rapatrier les industries et les savoir-faire sur le territoire américain. Et il ne s’agit pas seulement de secteurs ou de technologies stratégiques comme les semi-conducteurs. L’énergie, le solaire, l’hydrogène, l’automobile, l’acier, le zinc, les batteries, tous les secteurs se voient offrir des subventions massives, s’ils s’installent ou se réinstallent aux États-Unis », analyse ce responsable européen.

La menace d’une désindustrialisation massive

Ainsi, le gouvernement américain entend proposer un crédit d’impôt allant jusqu’à 7 500 dollars pour tout achat de véhicule électrique fabriqué aux États-Unis. Un plan de 52 milliards de dollars est ouvert pour les fabricants de semi-conducteurs, afin de relocaliser leurs productions et financer leur recherche et développement. Les producteurs d’hydrogène, considéré comme l’une des énergies d’avenir, se voient offrir 60 à 70 % de subventions pour construire de nouvelles usines aux États-Unis. Le gouvernement américain leur garantit également un prix de l’énergie en dessous de 30 dollars le MWh pendant quinze ans. Mais ces garanties de prix de l’énergie valent aussi pour la sidérurgie, les producteurs de zinc ou d’engrais.

Quel groupe européen peut résister à un tel appel, au moment où les coûts de l’énergie explosent en Europe, où les prix sont dix fois plus élevés qu’aux États-Unis ? Près de 60 % des installations métallurgiques en Europe ont déjà été arrêtées ces derniers mois en raison de la flambée des prix du gaz et de l’électricité. La moitié des productions d’engrais a aussi été stoppée, tout comme celles du verre, du papier. Alors que le continent européen est dans l’incapacité d’offrir la moindre visibilité sur les coûts de l’énergie dans un horizon de trois à cinq ans, beaucoup se disent que leur intérêt n’est plus de se développer sur le continent européen.

BASF a été l’un des premiers à briser le tabou. Dès le début de l’automne, le groupe chimique allemand a annoncé qu’il réfléchissait à maintenir une partie de ses productions en Europe. « La question se pose de savoir si les produits de base notamment pourront encore être fabriqués de manière compétitive en Europe et en Allemagne à long terme », a-t-il confirmé dans un entretien au quotidien économique Handelsblatt le 17 novembre.

L’attraction irrésistible des États-Unis

Depuis, la liste s’allonge indéfiniment. Les constructeurs automobiles, PSA en tête, ont annoncé qu’ils réfléchissaient à installer une partie de la production de leurs véhicules électriques aux États-Unis pour bénéficier de subventions auxquelles ils n’ont pas accès en Europe. L’électricien espagnol Iberdrola a décidé de liquider une partie de ses actifs en Europe pour se désendetter, afin de mieux financer un programme de développement de 15 milliards de dollars outre-Atlantique. L’équipementier aéronautique Safran a suspendu ses projets d’investissements en Europe, en attendant d’y voir plus clair. ArcelorMittal arrête des hauts fourneaux en Europe, estimant qu’il est bien plus rentable de produire de l’acier aux États-Unis, quitte à l’importer en Europe par la suite.

Même les grands projets européens censés incarner la transition écologique industrielle sont touchés. Tesla, propriété du milliardaire Elon Musk, a annoncé fin octobre qu’il renonçait à son projet de gigafactory à Berlin au profit d’Austin au Texas. Northvolt, le fabricant suédois de batteries, qui devait construire une usine en coopération avec Volkswagen, a suspendu son projet, estimant que les États-Unis sont désormais bien plus attractifs. Les fabricants asiatiques japonais et sud-coréens de véhicules électriques, bien plus avancés que les Européens en matière de composants électroniques, hésitent désormais à poursuivre leurs projets d’expansion en Europe aux côtés des constructeurs automobiles européens.

Ce qui est vrai pour les batteries l’est tout autant pour les semi-conducteurs, la fabrication d’éoliennes ou de panneaux solaires. Chacun soupèse la situation et se demande, dans ce contexte de totale incertitude, si cela vaut vraiment le coup d’investir en Europe.

Les uns après les autres, les gouvernements s’alarment : l’Europe est menacée d’une désindustrialisation massive, qui risque de compromettre toute sa transition écologique et son avenir économique et social. Car derrière les grands groupes, ce sont tous les écosystèmes industriels qui sont en péril. Non seulement la chaîne de sous-traitants, de services, mais aussi toutes les chaînes de recherche, de valeur ajoutée travaillant en symbiose avec les grands groupes et qui sont appelées à former la nouvelle matrice de la réindustrialisation, après la grande période d’éclatement liée à la globalisation et aux délocalisations.

En ordre dispersé

Mais face à cette menace désormais identifiée, les Européens avancent comme à leur habitude en ordre dispersé. Comme souvent, les hauts fonctionnaires de la Commission européenne imaginent une réponse juridique et formelle. La présidente de la Commission a ainsi agité la menace d’aller porter le différend entre l’Europe et les États-Unis devant l’Organisation mondiale du commerce, estimant que l’Inflation Reduction Act contournait les règles du commerce international.

Cette riposte est jugée totalement inadéquate par ses détracteurs. L’OMC est une structure morte avec l’échec du cycle de Doha en 2008. Son incapacité à sortir de sa vision dogmatique et à répondre aux défis du changement climatique notamment a démontré son inutilité. Ses avis n’intéressent plus personne. « Et même si elle se saisissait du dossier, elle rendrait un avis dans cinq ans. D’ici là, les dommages seraient devenus irréversibles », estime un connaisseur du sujet.

Certains, à l’instar de Valdis Dombrovskis, le commissaire européen au commerce, considéré comme l’un des plus atlantistes de la Commission, misent beaucoup sur la réunion bilatérale du « Trade and Technology Council » prévue le 5 décembre prochain. Connaissant par cœur le fonctionnement de l’administration américaine, beaucoup redoutent que cette réunion soit le lieu de beaux discours et de vagues promesses afin d’endormir les Européens. Au mieux, selon certains observateurs, les Américains vont proposer aux Européens les mêmes dispositifs de compensation qu’ils ont offerts au Mexique et au Canada sur les aides aux véhicules électriques. Un système très insuffisant pour contrer les menaces de désindustrialisation en Europe et compenser l’énorme choc économique provoqué par la guerre en Ukraine.

« Tournant historique » Lors d’une rencontre à Berlin avec le chancelier allemand, Olaf Scholz, le 25 novembre, la première ministre française, Élisabeth Borne, s’est dite favorable à l’utilisation de tous les outils européens favorisant l’investissement dans la transformation énergétique. Avec l’Italien Paolo Gentiloni, commissaire européen à l’économie, Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, défend l’idée d’un mécanisme européen susceptible d’offrir les mêmes conditions et la garantie d’endettement à tous les États membres, de façon à aider chacun à protéger son industrie. Une manière aussi de combattre le plan de 200 milliards d’euros lancé par le gouvernement allemand pour aider les entreprises et les ménages à faire face à la flambée des prix de l’énergie.

« La course aux subventions est très chère et inefficace », a déjà répliqué Vladis Dombrovskis. « Personne ne veut se lancer dans la course aux subventions, mais ce qu’ont fait les États-Unis n’est pas en accord avec les principes du libre-échange et de la concurrence loyale », lui a répondu le vice premier ministre et ministre des entreprises irlandais Leo Varadkar.

Le débat entre les différentes sensibilités européennes se poursuit, et l’administration Biden va être fort tentée d’en profiter. L’acuité de la guerre en Ukraine et le choc économique sur le Vieux Continent, cependant, ne prêtent guère aux manœuvres et tergiversations.

« Nous sommes à un tournant historique », confie un haut responsable européen à Politico, en soulignant que le double coup des subventions américaines dans l’industrie et de l’envolée des prix de l’énergie risque de retourner l’opinion publique à la fois contre l’effort de guerre et contre l’alliance transatlantique. « L’Amérique doit réaliser que l’opinion publique change dans de nombreux pays européens. »

Martine Orange


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