Il y a un siècle en Italie, les fascistes prenaient le pouvoir

mardi 8 novembre 2022.
 

Entre le 28 et le 31 octobre 1922, un mouvement insurrectionnel fasciste menace la capitale du royaume italien, et conduit le souverain à donner les clés du pouvoir à Mussolini. Récit de ce qui a rendu ces journées possibles.

« Bref« Bref, la marche sur Rome avait été une partie de campagne. Fatigante, mais une partie de campagne tout de même. Et ils ont pris le pouvoir. » Voilà comment, dans son roman Canal Mussolini, l’écrivain Antonio Pennacchi résume l’épisode qui a vu les fascistes italiens s’emparer du gouvernement, entre le 28 et le 31 octobre 1922.

Le centenaire de cet événement, dont on ne peut s’empêcher de relever qu’il coïncide avec l’arrivée à la présidence du Conseil de la postfasciste Giorgia Meloni, est l’occasion de revenir sur sa nature et sa portée. Les mots de Pennacchi ont l’avantage de capturer le paradoxe qui entoure la marche sur Rome. Contrairement à ce qu’a suggéré la propagande fasciste, elle n’a rien eu de grandiose. En même temps, elle a ouvert la voie à la construction inédite, sur les décombres d’une démocratie parlementaire, d’un régime de parti unique doté d’un projet totalitaire.

Il est frappant que cet acte fondateur ait pu être qualifié, par des témoins ou dans des études sérieuses, d’« opéra-bouffe » ou de « kermesse maladroite ». Une chose est vraie : son issue n’était pas écrite. « Toutes les conditions de l’échec étaient réunies », écrit Didier Musiedlak, auteur de La Marche sur Rome : entre histoire et mythe (Éditions de la Sorbonne, 2022). « On aurait encore pu barrer la route au fascisme, voire l’écraser », affirme Emilio Gentile dans son bel essai intitulé Soudain, le fascisme (Gallimard, 2015).

De fait, les 20 000 miliciens fascistes qui campaient sous la pluie aux portes de Rome étaient inférieurs en nombre aux forces armées de la ville, par ailleurs bien mieux équipées et maîtresses du terrain. Ces troupes, en manque de vivres et passablement désordonnées, recevaient d’autant moins d’informations et d’ordres clairs que les organisateurs de l’insurrection, les « quadriumvirs » (Italo Balbo, Michele Bianchi, Emilio De Bono et Cesare Maria De Vecchi), n’étaient eux-mêmes pas complètement alignés dans leur conduite des opérations.

Quant à Benito Mussolini, le chef du Parti national fasciste (PNF) qui réclamait d’être nommé à la tête du gouvernement en menaçant de prendre le pouvoir de force, il s’est prudemment tenu à l’écart, à Milan. « Étrange disposition de combat, commente ironiquement l’antifasciste Emilio Lussu dans son témoignage sur la période. Même avec la stratégie moderne, six cents kilomètres loin du front, c’est beaucoup. Mais, en revanche, Milan a l’avantage d’être à quelques kilomètres de la frontière suisse. »

Si le sort de la marche sur Rome s’était joué sur un plan uniquement militaire, les précautions de Mussolini n’auraient pas été inutiles. Mais c’est la dimension politique qui a été décisive. Le 28 octobre, alors que le gouvernement soumet au roi Victor Emmanuel un décret de promulgation de l’état de siège, ce dernier refuse de le signer. S’ensuivent plusieurs heures de tractations, durant lesquelles Mussolini pousse son avantage jusqu’au bout. Le 29 octobre, le monarque lui propose de former un gouvernement. Le leader fasciste n’a plus qu’à descendre en train jusqu’à la capitale.

Jusqu’au bout, la pression milicienne a été utilisée pour « forcer » un accès au pouvoir d’apparence légale. « La grande préoccupation des chefs politiques du fascisme, souligne Angelo Tasca dans son ouvrage Naissance du fascisme (Gallimard, 1938), [a été] de tenir les colonnes de Chemises noires le plus loin possible de Rome, dans toute la mesure compatible avec la mise en scène de la “marche”. Celle-ci [devait] constituer une menace sans gêner le développement “normal” de la crise politique. »

« J’ai roulé tout le monde dans la farine », affirma Mussolini. « L’ère fasciste avait commencé par un incroyable coup de bluff », confirme Giulia Albanese, autrice de The March on Rome (Routledge, 2019). Pour autant, les conséquences sont majeures et n’autorisent guère à tourner l’événement en dérision.

Un des symboles les plus forts du tournant à l’œuvre fut le défilé des troupes fascistes devant le roi, le 31 octobre, au lendemain de la formation de son cabinet par Mussolini. « Il s’agissait d’une armée privée, composée de simples citoyens, qui portaient des armes illégitimes, […] présentées devant la plus haute autorité de l’État », remarque Giulia Albanese. « La marche sur Rome marque donc le triomphe de l’État en puissance, expression d’un parti armé, sur un État impuissant », conclut Emilio Gentile.

De la marginalité au seuil du pouvoir Durant les trois petites années qui ont précédé, c’est à ce rapport de force que les fascistes ont travaillé, en partant de très bas. Lorsque les Faisceaux de combats sont créés en mars 1919, ils figurent en effet à la marge du système politique.

Leurs membres exècrent le parlementarisme, la classe dirigeante libérale et les socialistes internationalistes. Ils aspirent à un renouveau national conduit par et pour ceux qui ont fait la guerre. Ils composent, selon les mots de Berstein et Milza, une « clientèle très hétérogène d’idéalistes mal à l’aise dans les partis traditionnels, d’extrémistes en quête d’agitation et de jeunes bourgeois nationalistes qui éprouvent des difficultés à se recaser dans la vie civile ».

Électoralement, à la fin 1919, leur échec est cuisant. Et même durant les mois qui suivent, la croissance de l’organisation fasciste n’est que modeste, à l’image des moyens matériels dont elle dispose. Rien à voir avec les partis de masse que sont alors les « rouges » du Parti socialiste italien (PSI) ou les « blancs » du Parti populaire italien (PPI, d’orientation catholique). Mussolini évoque d’ailleurs à plusieurs reprises la possibilité que le mouvement ne soit qu’éphémère.

Agrandir l’image Benito Mussolini participant à un rassemblement fasciste à Naples en 1920. © Photo Alinari / Roger-Viollet Dès les débuts, ce « premier fascisme » se distingue par des actes de violence, comme la destruction des locaux du quotidien socialiste Avanti ! à Milan le 15 avril 1919, puis le meurtre de trois militants socialistes au cours d’une fusillade à Lodi, le 2 novembre de la même année. Très tôt, d’anciens combattants et des étudiants exaltés qui n’ont pas connu la guerre forment des escouades d’action (squadre), d’où ils tireront leur nom de « squadristes ». Ils constituent à la fois la base du mouvement et un vivier des futurs cadres du régime fasciste.

Le vent tourne entre l’été et l’automne 1920. Mussolini décide d’ancrer franchement le fascisme à droite, en abandonnant les thèmes républicains, anticléricaux et antibourgeois des commencements, pour se faire respectueux de l’Église catholique et s’affirmer le meilleur gardien du capitalisme contre les forces « subversives ». Celles-ci ont clairement inquiété les milieux d’affaires et les élites de l’État libéral entre 1919 et 1920, les deux « années rouges » qui ont vu se succéder grèves, mutineries, ainsi qu’occupations de terres et d’usines, le tout dans l’ombre portée de la révolution bolchévique, survenue fin 1917 en Russie.

Le moment est donc propice pour ce tournant stratégique, d’autant que si le parti socialiste est encore puissant, il n’a pas su profiter de cette période pour atteindre ses objectifs les plus transformateurs. Il se retrouve par conséquent en proie à de graves dissensions internes. En même temps, alors qu’il n’a pas su faire la révolution, il continue de camper sur une posture antisystème dite « maximaliste », qui l’empêche de former des alliances institutionnelles afin de préserver le régime existant de l’offensive fasciste.

Angelo Tasca y voit une « impasse » : « Réduire les bandes fascistes à la raison n’est possible [à l’État] que si les travailleurs, eux aussi, acceptent l’impératif de cet “intérêt général” auquel l’État devrait soumettre, par tous les moyens, les hordes déchaînées des squadristes. »

Mais le positionnement bancal des socialistes s’explique justement, du moins en partie, par la faiblesse avec laquelle « l’intérêt général » est défendu par les classes possédantes et leurs représentants au sein de l’État. Ceux-ci ont en effet clairement succombé à la tentation d’instrumentaliser le squadrisme, afin d’écarter définitivement le cauchemar d’une révolution socialiste.

Violence et intégrisme politique Dès lors, le fascisme bénéficie de soutiens et de complicités cruciales pour sa croissance. Des financements privés viennent ainsi gonfler les moyens du mouvement fasciste. Celui-ci grossit de plusieurs dizaines de milliers de membres en se livrant à des attaques contre les principales organisations ouvrières et paysannes du pays, contribuant à un véritable climat de guerre civile.

Les expéditions punitives commencent dans les campagnes avant de gagner le milieu urbain, en particulier en Italie du Nord et du Centre où sont implantés les partis de masse (ce qui inclut les « populaires », qui feront également les frais de la violence fasciste dans un second temps). Des bâtiments sont saccagés, des chefs ou des militants violentés ou assassinés, des conseils municipaux empêchés de se tenir.

En face, les forces de police et de justice laissent largement faire. Elles n’appliquent pas, ou mal, les consignes gouvernementales qui ne sont aucunement fermes. Et pour cause. Au printemps 1921, le libéral Giovanni Giolitti légitime les fascistes en les intégrant à de larges coalitions électorales, ce qui permet à Mussolini et à ses amis d’obtenir trente-cinq sièges de députés. Le Duce donne le ton dès le début de la mandature : « Nous ne serons pas un groupe parlementaire, mais un peloton d’action d’exécution. »

Agrandir l’image Des militants fascistes pendant une manifestation à Rome en 1922. © Photo Alinari / Roger-Viollet Dans l’enceinte du Parlement, raconte Emilio Lussu qui assista à la scène en tant que député, les fascistes se permettent de faire déguerpir, revolver au poing, le communiste Misiano connu pour avoir été un déserteur pendant la guerre.

Pour sa première prise de parole à la Chambre, Mussolini prévient qu’il fera « un discours réactionnaire, parce que je suis antiparlementaire, antidémocratique, antisocialiste. Et, étant antisocialiste, je suis résolument anti-giolittien ». Lussu se souvient de la réaction outrée de Giolitti : « Surpris, le vieux parlementaire le regardait et semblait vouloir dire “À quel jeu jouons-nous ?” . Car ils avaient bien été compagnons de liste, peu de jours auparavant. »

L’année qui sépare ces premiers instants de parlementaires de la marche sur Rome peut se résumer ainsi : une sidération des classes dirigeantes envers un phénomène fasciste qui sert leurs intérêts à court terme, et dont elles refusent de prendre au sérieux les prétentions de plus en plus maximales, y compris dans l’évocation des voies extralégales pour y parvenir.

En tout état de cause, les violences sur le terrain continuent plus que jamais, dans la plus grande impunité. Mussolini est néanmoins conscient de la précarité de sa position et du danger d’une tactique insurrectionnelle dont l’éventuel échec mettrait à terre toute son entreprise. Durant l’été 1921, il tente d’imposer aux Faisceaux un accord de « pacification » avec le parti socialiste. Il fait cependant face à une fronde de ses propres troupes.

Avec fanatisme, les fascistes prétendaient représenter la Nation de manière exclusive.

Emilio Gentile (historien) Le leader fasciste est alors contraint à faire machine arrière, finissant par trouver un compromis avec ses opposants internes. De leur côté, ceux-ci se sont rendu compte, à l’occasion du congrès des Faisceaux tenu à Rome et des résistances qu’ils ont rencontrées à leurs comportements habituels, qu’une stratégie frontale contre l’État comportait en effet de gros risques. Il n’en reste pas moins que lorsque le mouvement fasciste se transforme en véritable parti (le PNF) en novembre 1921, c’est bien sous la forme d’un parti-milice.

« Pour être reconnu et acclamé en tant que duce, [Mussolini] avait dû accepter de devenir le chef d’un parti militarisé qui opérait illégalement dans le pays », résume Emilio Gentile. L’historien insiste sur la culture du combat qui caractérise à la fois l’organisation fasciste et sa vision du monde. « La politique était une guerre civile contre les adversaires du fascisme, systématiquement considérés comme des ennemis irréductibles non seulement des fascistes, mais aussi de la Nation, qu’avec fanatisme les fascistes prétendaient représenter de manière exclusive. »

Les écrits et les paroles des fascistes sont à cet égard explicites tout au long de la période. Le respect de la légalité étatique était conditionné, de leur point de vue, à la conformité de l’action de l’État à leur propre volonté. En cas contraire, et au nom d’un intérêt supérieur quasi divin, ils se considéraient légitimes à employer la force. Au cours de l’année 1922, plusieurs facteurs vont justement les inciter à accélérer les préparatifs d’une prise du pouvoir.

« La bonne occasion » D’une part, à force de détruire les organisations paysannes et ouvrières et de voir leurs effectifs grossir, avec de plus en plus d’attentes à concilier et de mérites à récompenser, le PNF avait besoin de ressources supérieures. Or, débarrassés de la menace « rouge », les propriétaires terriens et les industriels raréfient leur soutien financier. Intéressante à cet égard, la prise de contrôle de l’État devenait d’autant plus tentante que ce dernier était singulièrement affaibli, de même que le mouvement ouvrier qui avait tenté sans succès de lancer une grève générale durant l’été.

D’autre part, une réaction aux menaces d’insurrection fasciste pouvait faire disparaître la fenêtre d’opportunité qui se profilait. Alors que l’instabilité parlementaire couvait et profitait à ses promesses de restauration de l’ordre, Mussolini craignait que le vieux Giolitti ne parvienne tout de même à y mettre fin, en formant un gouvernement sans les fascistes. De plus, le gouvernement en place venait de s’entendre avec Gabriele D’Annunzio, une figure nationaliste rivale de Mussolini, pour que celui-ci vienne à Rome le 4 novembre au milieu d’une manifestation de mutilés de guerre. De quoi gêner une éventuelle insurrection menée par des anciens combattants...

« La bonne occasion que les socialistes n’ont pas su saisir est désormais entre les mains du fascisme, considéra Mussolini début octobre auprès de squadristes milanais. Nous sommes des hommes d’action et nous ne la laisserons pas passer. Nous marcherons. » De fait, les fascistes marchèrent, et le pouvoir leur arriva comme un fruit mûr entre les mains, dans le contexte d’un gouvernement non seulement fragilisé car démissionnaire, mais en outre désavoué par le roi lui-même, reculant devant l’occasion de réaffirmer le monopole de la force par l’État.

« Le succès de la marche sur Rome, écrit Emilio Gentile, renforça chez les fascistes la conviction qu’ils étaient le seul parti incarnant la Nation, ce qui lui conférait le droit de gouverner le pays, indépendamment et au-dessus des lois, de la Constitution et du régime parlementaire. » Pendant vingt ans, Mussolini aura en effet le temps de transformer l’État en État fasciste, de poursuivre un projet totalitaire, d’entraîner l’Italie dans la guerre aux côtés d’Hitler, avant d’être lâché par le même roi et plusieurs de ses alliés, en 1943.

Dans sa saga familiale courant sur plusieurs décennies, Antonio Pennacchi aborde l’épisode, dans un style tout aussi lapidaire et grinçant qu’à propos de la marche sur Rome. « Le roi avait ordonné qu’on arrête le Duce et, juste après, les hiérarques conjurés. Il les avait roulés lui aussi. Le fascisme était tombé, point final. Qu’on n’en reparle plus. Je ne vous dis même pas les fêtes dans toute l’Italie. Jusqu’à l’année précédente, les gens criaient à l’unisson “Du-ce, Du-ce” […]. Désormais personne ne l’avait jamais supporté. »

Fabien Escalona


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