Crise politique : le miroir électoral

lundi 26 septembre 2022.
 

Abstention, rapport des forces gauche/droite, vote des fonctionnaires, ancrage des idées d’extrême droite... Le résultat du cycle électoral 2022 continue de nourrir de vigoureux débats à gauche. Deux enquêtes récentes fournissent de nouveaux éléments de compréhension. Analyse de Roger Martelli.

Deux rapports viennent compléter les regards portés sur les élections de l’année. Le premier est paru cet été sur le site de Fondapol, la fondation de droite présidée par Dominique Reynié, sous le titre « Mutations politiques et majorité de gouvernement dans une France à droite ». Le second est une note de recherche du politiste Luc Rouban, paru sur le site du Cevipof et portant sur « le vote des fonctionnaires à l’élection présidentielle de 2022 ». Les deux études s’appuient sur des données de l’institut de sondage OpinionWay, téléchargeables sur le site de Fondapol. Nous en résumons ici les principales conclusions.

Abstention : vers l’infini et au-delà ?

La crise politique s’épaissit. L’abstention grandit, d’élection en élection. À la présidentielle, elle est passée de 15,3% en 1965 à 27,9% en 2022. Aux législatives, elle s’incruste au-delà du seuil des 50%. L’enquête OpinionWay nous en livre les ressorts, sociologiques et politiques.

L’abstention législative garde les caractéristiques sociologiques qui séparent les catégories les plus aisées (35% d’abstentions chez les revenus mensuels supérieurs à 3500 euros) et les chômeurs (75% d’abstentions). L’âge, les faibles revenus, les statuts jugés inférieurs et les formations courtes continuent de creuser la distance des individus avec le fait électoral. Mais le motif de la prise de distance reste ouvertement politique : la moitié des abstentionnistes invoquent l’absence d’intérêt pour une élection dont on estime volontiers qu’elle ne sert à rien.

La dimension protestataire du vote est renforcée par la distribution des résultats. Les partis dominants n’ont plus le vent en poupe. Le PS et l’UMP se partageaient 56% des suffrages présidentiels en 2022, 26% en 2017 et 6% à peine en 2022. Le total des suffrages obtenus par Macron, Pécresse et Hidalgo approche tout juste le quart des électeurs inscrits (en 2017 encore, les candidats supposés « gouvernementaux » en totalisaient 38,2%).

Tout va bien pour le RN !

Si la coalition des députés composant la Nupes forme le second bloc derrière la majorité relative macronienne, c’est le Rassemblement national qui peut se présenter comme le premier groupe d’opposition. Le plus préoccupant est que ses réserves électorales semblent loin d’être négligeables : 55% seulement des électeurs de Marine Le Pen du mois d’avril sont allés aux urnes en juin et ils sont plus nombreux (58%) que ceux de Jean-Luc Mélenchon (40%) à expliquer que leur absence est un geste de protestation contre le système électoral.

Quelle que soit l’élection de référence, présidentielle ou législative, premier ou second tour, l’extrême droite est le courant politique qui a le plus progressé en cinq ans. Cette progression n’est pas seulement l’effet d’un choix par défaut : 39% des électeurs se disent « tout à fait » ou « plutôt d’accord » avec les idées du RN (le pourcentage est de 28% pour LFI). Du coup, près de la moitié des interrogés (47%) voient comme « une bonne chose » l’entrée en force de l’extrême droite à l’Assemblée.

Les élections suggèrent donc, tout à la fois, une poussée de l’extrême droite – y compris en dehors de ses zones de force devenues traditionnelles – et une droitisation de la droite. C’est là encore près de la moitié (47%) des électeurs LR qui se disent proches des idées du RN, au point que les électeurs de droite sont plus nombreux (39%) à souhaiter un accord de LR avec le RN qu’avec la Macronie (34%). Voilà qui n’a rien d’étonnant, si l’on tient compte de ce que, pour 59% d’entre eux, le RN est capable de gouverner et que, aux yeux de 52%, le parti lepéniste incarne même une société dans laquelle ils souhaiteraient vivre.

Du point de vue idéologique, on aurait tort de sous-estimer le poids persistant des enjeux migratoires. Il est vrai que la plupart des sondages suggèrent depuis quelques mois que l’immigration n’est plus dans le trio de tête des sujets qui « préoccupent » les Français (la palme revient en général au pouvoir d’achat, à l’insécurité et aux enjeux sanitaires).

Mais ce n’est pas parce que les mots de l’immigration n’affleurent pas sur le terrain qu’ils n’agissent pas, confortant la conviction classique selon laquelle le RN « dit tout haut ce que les Français pensent tout bas »… Quand OpinionWay propose par exemple à ses interlocuteurs l’item « La plupart des immigrés ne partagent pas les valeurs de notre pays et cela pose des problèmes de cohabitation », plus de 90% des proches de l’extrême droite répondent affirmativement. Mais 80% des électeurs de la droite classique en font de même et les deux tiers des « sans préférence partisane » et des abstentionnistes. Au total, ce n’est qu’une courte majorité de 53% qui repousse l’idée centrale de la grande menace migratoire.

Fonctionnaires : une citadelle pour la gauche ?

Le premier tableau confirme, dans le monde du salariat, la tripartition observée dans l’ensemble des suffrages exprimés. La droite et l’extrême droite (37% et 34%) sont en tête chez les salariés du privé, où la gauche est au-dessous de sa moyenne nationale (28%). En revanche la gauche est en tête (37%) dans la fonction publique d’État où elle dépasse sensiblement sa moyenne nationale et où l’extrême droite est plus à la traîne (28%). Les situations sont plus équilibrées dans les entreprises publiques, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière.

Les zones de force de la gauche restent dans le monde enseignant (49%) et les catégories A de la fonction publique (43%), celles de la droite macronisée restent du côté des cadres du privé et celles de l’extrême droite chez les policiers et militaires. Mais cette situation a évolué entre 2017 et 2022, parfois de façon sensible. Entre les présidentielles de ces années-là, la gauche radicale s’est renforcée chez les employés du privé, les fonctionnaires d’État et les catégories A, tandis que la droite a reculé dans la fonction publique d’État et les catégories A. Ce recul a droite est d’abord celui de la droite classique : à l’exception du monde enseignant – éloigné par quelques années de « blanquerisme » militant – la Macronie résiste plutôt bien, notamment en milieu hospitalier.

Mais, une fois de plus, c’est le Rassemblement national qui tire les marrons du feu. Il progresse de plus de 10% chez les cadres du privé, les enseignants et les hospitaliers et il se consolide sensiblement du côté des entreprises publiques et de la territoriale. La perte de confiance dans l’institution publique et la confusion grandissante du privé et du public brouillent les perceptions et déplacent les rapports de force électoraux.

Le second tour amplifie encore le mouvement. Marine Le Pen gagne 9% entre 2017 et 2022 dans la fonction publique d’État, 7% dans la territoriale et jusqu’à 15% chez les hospitaliers. Elle progresse dans toutes les catégories de fonctionnaires : 7% chez les « A », 13% chez les « B » et 9% chez les « C » (où elle attire les votes de 46% d’entre eux, quasiment la moitié de la catégorie).

Ayant pris ses distances avec l’ultralibéralisme de la droite traditionnelle, le RN a installé l’extrême droite comme une concurrente de la gauche sur le terrain du « social ». S’arc-boutant sur la défense des agents publics les plus défavorisés, Marine Le Pen a permis que, par un étonnant paradoxe, la protestation contre la confusion du privé et du public tourne avant tout au bénéfice de l’extrême droite, sans que le macronisme soit pour autant irrémédiablement distancé.

Le devoir de lucidité

Malgré le grand retour de la gauche au sein de l’hémicycle, le cycle électoral de l’année 2022 a tourné plutôt en faveur de l’extrême droite. L’image des « deux France » chère à Christophe Guilluy est certes trop simple pour être retenue. Mais la gauche aurait tort de sous-estimer une réalité globale marquée par une conjonction, qui n’est hélas pas propre à la France et qui juxtapose une translation vers la droite du champ politique et une division accentuée des catégories populaires.

La spectaculaire abstention de la consultation législative, notamment dans les catégories populaires, atténue l’image sociologique dessinée par le premier tour de la présidentielle d’avril. Mais elle ne contredit pas les tendances alors dégagées. Le tableau ci-dessous reprend les données de l’enquête OpinionWay, en triant les pourcentages de pénétration des votes Nupes et RN, de part et d’autre de leur moyenne nationale.

Plus que le vote Mélenchon d’avril, le vote en faveur de la Nupes est assez homogène : elle obtient rarement moins de 20% et rarement plus de 33%. Mais le profil général de cet électorat est typé : les pourcentages les plus élevés concernent les catégories jeunes, notamment lycéennes et étudiantes, les « CSP + » et les professions intermédiaires, les formations au-delà du baccalauréat, les revenus moyens et les grandes villes avec en tête l’aire urbaine de Paris et l’Île-de-France.

De son côté, le profil du vote RN est plus éclaté mais reste dominé par les catégories les plus populaires et les moins pourvues en « capital » matériel et culturel, installé en dehors de l’espace métropolitain et francilien.

La crise voue chaque situation à l’instabilité et rien n’indique que l’extrême droite a gagné définitivement la bataille de l’hégémonie et engagé inexorablement le processus qui peut la conduire au pouvoir. Mais elle a pour l’instant marqué des points importants, sur les terrains où elle est attendue (la protection, l’identité, l’immigration) et sur ceux où on l’attendait beaucoup moins (le social, la peur de l’avenir, la colère devenue ressentiment).

La gauche va mieux, elle s’est renforcée sur son flanc gauche et elle s’est réunie entre mai et juin. Mais elle reste dans ses basses eaux, n’a que partiellement regagné des points dans les milieux populaires et elle se retrouve profondément déséquilibrée. Elle est plus que concurrencée par l’extrême droite sur le terrain de la colère et n’a pas encore convaincu que ses projets de société sont renouvelés, pertinents et réalisables. Le temps de l’entre-deux est celui des possibles : le problème est qu’il en est des progressifs et d’autres trop tangibles et régressifs. Promouvoir les uns et conjurer les autres n’est pas qu’une affaire de volonté : c’est avant tout une question de pensée – et donc de repensée – et un processus maîtrisé de pratique populaire partagée.

Roger Martelli


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