Gorbatchev : celui qui arrivait trop tard

mardi 13 septembre 2022.
 

L’Histoire a été doublement cruelle à l’égard de Mikhaïl Gorbatchev, en l’entraînant dans l’échec, puis en le précipitant dans l’oubli. Et pourtant cet homme, qui fut adulé à l’extérieur et détesté chez lui, mérite plus que notre respect.

n mars 1985, après la très partielle ouverture esquissée par Youri Andropov (1982-1983) et la courte expérience gérontocratique de Valentin Tchernenko (1983-1984), Mikhaïl Gorbatchev accède à la responsabilité suprême, à l’âge de 54 ans. Voilà plus de trente ans que l’Union soviétique est alors à la recherche d’un nouveau souffle, après les longues et cruelles décennies du soviétisme stalinien. Les audaces brouillonnes et les hésitations de Nikita Khrouchtchev (1953-1964) ont laissé la place à une variante du post-stalinisme pilotée par Leonid Brejnev (1964-1982) et conduite par une bureaucratie, la nomenklatura, une large couche dirigeante désormais stabilisée. Mais la stabilité se paie au prix fort de l’immobilité : les Soviétiques eux-mêmes parleront plus tard de la « stagnation brejnévienne ».

Gorbatchev appartient à la nomenklatura. Il est un apparatchik comme les autres, qui a gravi tranquillement les échelons le rapprochant peu à peu du cœur du système. Il en incarne certes une variante plus souple, à l’image d’Andropov, cet ancien responsable du KGB, ce « faucon » assagi qui savait parfaitement où en était la société soviétique et qui avait compris que le modèle contraignant définitivement installé à la fin des années trente ne pouvait se maintenir en l’état. Au fond, Gorbatchev est moins caricatural que beaucoup de ses collègues, de la vieille comme de la jeune garde au pouvoir, mais rien ne laisse supposer qu’il va chercher à subvertir le système existant.

Or, une fois au pouvoir, il amorce une voie réformatrice, plus ambitieuse que celle de Khrouchtchev quelques décennies plus tôt. Le nouveau Gensek — le secrétaire général, pour le PC soviétique — se persuade en effet très vite que la guerre fraîche a pour effet principal d’épuiser une puissance qui n’est plus en état de jouer la concurrence technologique avec l’Occident. Il décide donc, tout à la fois, de desserrer l’étau de la guerre froide et d’engager l’Union dans une vaste démocratisation politique, destinée à effacer définitivement la macule du stalinisme. À ses yeux, la détente internationale, la transparence politique (glasnost) et la restructuration économique (perestroïka) sont les clés de toute modernisation.

Il s’engage dans cette voie, avec intelligence et courage. Il rompt avec la logique de guerre froide et propose de lui substituer une « nouvelle pensée » des relations internationales. Il engage le dialogue avec l’Amérique reaganienne, met fin à l’engagement désastreux en Afghanistan, entérine la fin de la tutelle russe sur l’Est européen. Il desserre l’étau de la contrainte intérieure, brise l’omerta officielle sur la période stalinienne, essaie de secouer l’inertie des gestions bureaucratiques et de s’ouvrir sur la société civile.

Si Gorbatchev a eu une responsabilité dans l’effondrement du système soviétique, c’est d’avoir refusé le recours à la force brutale pour le préserver. Qui oserait aujourd’hui le lui reprocher ?

Dans un premier temps, il suscite l’intérêt et même l’enthousiasme des milieux intellectuels, des réformateurs jusqu’alors discrets, d’une partie de la jeunesse. Mais la masse de la population observe à distance, rendue circonspecte par les soubresauts antérieurs des sommets. Elle attend de voir venir et, plus que tout, elle mesure son approbation à l’aune des améliorations concrètes de son univers quotidien. Du coup, l’espace du choix politique se réduit bien vite à deux ensembles numériquement minoritaires, antagoniques et inégaux : d’un côté, la mouvance des « libéraux », qui ne savent pas très bien si la « libéralisation » suppose la réforme du système ou son abolition ; de l’autre côté, le bloc des « conservateurs », persuadés que tout mouvement conduira inéluctablement à l’explosion.

Énième variante de la réforme par en haut, la tentative gorbatchévienne ne trouve pas la base populaire qui conditionne son succès. Comme ses prédécesseurs, Gorbatchev est convaincu que le système soviétique doit être préservé et que le maintien de l’Union soviétique est une clé de l’équilibre mondial. Il veut donc subvertir le modèle existant, mais il ne peut ni ne veut s’aliéner la nomenklatura du parti dominant. Quelles que soient la sincérité et les compétences de son promoteur, le gorbatchévisme relève dès lors d’une utopie que le réel ne tarde pas à rattraper. Élargi au-delà de l’URSS, le souffle de la liberté fait voler en éclat le bloc soviétique de l’Est européen et la fin de la guerre froide entérine la victoire des États-Unis par abandon. Quant à la croissance tant espérée, elle est bien loin d’être au rendez-vous et la statistique d’État ne peut plus en masquer les béances.

La guerre froide, en prolongeant l’équilibre des forces de la Seconde Guerre mondiale, avait masqué l’inégalité flagrante séparant les deux superpuissances. Loin des rêves khrouchtchéviens du grand rattrapage, la guerre fraîche et l’essor de la mondialisation capitaliste ont accru l’écart, jusqu’à en faire un gouffre.

Au fil du temps, une fois tournée la page du stalinisme de pouvoir, la contrainte a certes persisté tout en devenant seconde dans la reproduction du système. Le pouvoir a glissé de la tutelle d’un clan restreint (les proches de Staline) à celle, plus large, d’une bureaucratie soviétique qui ne peut penser d’autres régulations que celles qui assoient son pouvoir. Quant à l’ossification du « marxisme-léninisme », qui est la base symbolique de légitimité du système, elle a rendu impossible toute pensée dynamique de la continuité et de la rupture.

Le soviétisme se reproduit, de façon de plus en plus pragmatique, de moins en moins efficace et donc de moins en moins « totalitaire ». Il se défait de l’intérieur, dans une concurrence absurde avec le monde adverse, que l’on vilipende en paroles et que l’on rêve d’imiter et de rattraper. Quand les États-Unis de l’époque reaganienne s’engagent dans une nouvelle « guerre fraîche » contre le « grand Satan », le système soviétique, gangrené de l’intérieur, tourne à vide et se trouve sans ressort alternatif.

Une fois défaite la cohérence focalisée sur l’exceptionnalité de Staline et sur l’inéluctabilité de la terreur, la spirale totalitaire perd ce qu’elle avait de force propulsive. Plus autoritaire que totalitaire, soutenu par le pouvoir discrétionnaire d’un groupe social aux limites incertaines, le système soviétique erre à la recherche d’un modèle de développement qui le conforte. En vain : l’alternative non libérale et non capitaliste au stalinisme n’a pas été trouvée. À l’arrivée, c’est le capitalisme qui l’a donc emporté en Russie, dans sa variante ultralibérale la plus sauvage.

Le mythe totalitaire compensait la violence de la terreur par l’attrait d’une cohérence qui légitimait le pouvoir infini de l’État. L’effondrement du mythe libère certes la société de la pression totalitaire ; elle érode en même temps la légitimité du pouvoir du Parti. L’avantage d’une cohérence idéologique est qu’elle trouve en elle-même sa raison d’être. Quand cela n’est plus possible, c’est la réalité qui décide in fine des limites de la légitimité, de l’utilité et de l’efficacité. Or la crise systémique des années 1970-1980 remet en question les capacités de redistribution du système tout entier. À prix humain excessif, le stalinisme pouvait au moins produire de la croissance ; le post-stalinisme, au bout du compte, perd jusqu’à cette capacité.

Dès lors, les marges d’évolution du système ont été drastiquement limitées. L’historien Jean-Jacques Marie écrivait avec justesse en 2017 (La Guerre des Russes blancs. 1917-1920, Tallandier) : « Ce ne sont pas les Blancs qui ont renversé l’URSS et son régime, mais la nomenklatura soviétique ». On notera simplement qu’elle l’a fait sans effusion de sang, tout comme les bolcheviks ont pris le pouvoir à Petrograd, dans l’octobre glacé de 1917.

Pour n’avoir pas saisi les multiples occasions de se réformer de lui-même, le système soviétique a fini par devenir irréformable. Telle est la cause profonde de son effondrement. Si Gorbatchev a eu une responsabilité, c’est d’avoir refusé le recours à la force brutale pour le préserver. Qui oserait aujourd’hui le lui reprocher ?

Roger Martelli


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