Nouvelle élection, nouvelle donne politique

dimanche 3 juillet 2022.
 

Les urnes ont tranché. Le Président sortant est réélu, mais il n’a plus de majorité absolue. La gauche s’est remplumée en sièges et s’est replacée au centre du jeu électoral. Hélas, l’extrême droite a elle aussi franchi un nouveau seuil.

Le profil des binômes en lice (il n’y a eu que huit triangulaires) laissait entendre que la bataille serait d’abord entre les deux forces arrivées nationalement en tête : Ensemble et la Nupes étaient présents respectivement dans 397 et 368 circonscriptions métropolitaines. Mais, avec ses 221 candidatures, le RN restait en embuscade. Ajoutons que, dans 180 des circonscriptions en jeu, l’écart entre les deux premiers était inférieur à 2%. Autant dire que tout semblait ouvert et, de fait, on peut noter que, dans plus de 60 circonscriptions, l’écart au second tour est resté inférieur à 2%, ce qui correspond souvent à une poignée infime de voix séparant vainqueurs et vaincus.

Mais quelle que soit l’incertitude des votes à tel ou tel endroit, le résultat global a sa logique, qui a joué d’abord au détriment de l’hôte de l’Élysée. Pour la troisième fois depuis 1958 (gouvernement Debré), la deuxième depuis 1993 (gouvernement Rocard) et la première depuis la réforme du quinquennat, le Président élu ne va pas disposer de la majorité législative absolue que le scrutin uninominal majoritaire était censé lui procurer. Il devra donc tenir compte d’une situation qui ne sera plus celle d’une Chambre entérinant sans broncher les choix les plus vivement récusés par le « bas ».

Manifestement, Macron n’a pas su interpréter dans sa complexité le message ambigu des urnes du mois d’avril. Sûr de lui, persuadé qu’il bénéficierait automatiquement du vote utile, il n’a pas compris que, démultiplié dans 577 circonscriptions, le jeu de « l’utilité » pouvait se retourner contre lui. Sa stratégie entre la présidentielle et les législatives s’est voulue légère, discrète, réduite à une tardive dénonciation des « extrêmes ». Du coup, il a perdu 105 sièges (près d’un tiers de sa majorité d’hier). Notre Jupiter est contraint désormais contraint de descendre de l’Olympe… Ajoutons que, de 2017 à aujourd’hui, l’homme du « et de droite et de gauche » a phagocyté la droite classique, la plongeant dans les abysses du classement lors de la récente présidentielle. Au soir du second tour, cette droite a certes repris du poil de la bête par rapport à la présidentielle, mais les LR et l’UDI perdent tout de même 66 sièges. Les réserves de droite pour compenser les pertes de leurs propres troupes risquent de n’être pas si facilement mobilisables pour les détenteurs des rênes du pouvoir.

Les bénéficiaires en sièges de cette débâcle sont la gauche et l’extrême droite. La première était attendue, depuis le bon résultat de Jean-Luc Mélenchon le 10 avril et la conclusion de l’accord inédit de la Nupes. Le gain de la gauche en pourcentage reste bien sûr très modeste (2,3%), mais le nombre de sièges a triplé pour la gauche parlementaire, au bénéfice avant tout de la FI et des Verts. Sans doute le bilan est-il un peu moins spectaculaire que les chiffres annoncés par la plupart des sondeurs (en juin, ils oscillaient entre 140 et 230 sièges). Et il est au-dessous des espoirs d’une majorité à gauche et du recours inévitable à un gouvernement Mélenchon, que l’intéressé a mis sur la table sitôt passée la joute présidentielle. Il n’en reste pas moins que, boostée par le score Mélenchon et par l’inébranlable opiniâtreté du leader de la France insoumise, la gauche dans son ensemble est devenue dimanche le principal bloc d’opposition au pouvoir.

La satisfaction à gauche serait sans nuance, si la surprise du second tour n’était pas venue de l’inattendu Rassemblement national. On le pensait pénalisé par l’image persistante de division qu’a nourrie l’incrustation du phénomène Zemmour. On trouvait Marine Le Pen bien timide à côté de l’omniprésent Mélenchon, installé dans la peau de l’opposant numéro un. C’était oublier que le RN était présent au second tour dans un grand nombre de circonscriptions, avec de bonnes réserves de mobilisation. Sans que l’on s’en rende compte, la relative discrétion de Le Pen a eu pour effet d’atténuer la force – déjà bien amoindrie – d’un « front républicain » qui a été tenu – imprudemment – comme obsolète chez beaucoup, à gauche comme à droite. Du coup, bien que légèrement en retrait sur le premier tour et plus encore sur les résultats présidentiels, le RN a gagné le jackpot au moment décisif, multipliant par plus de dix son contingent de 2017 et confirmant le score du premier tour, le meilleur – et de loin – de toute l’histoire de l’extrême droite après 1945.

Dans une France profondément divisée et dans un espace politique désormais fractionné en trois grands ensembles, la règle majoritaire a bien du mal à s’exprimer. Les soutiens du Président l’ont mesuré à leur détriment…

Des France contrastées

On aurait tort de penser que les problèmes ne sont désormais que l’apanage d’un Président trop confiant dans ses capacités et son talent. Le premier tour avait dessiné un dispositif inédit des forces politiques, amplifiant le mouvement esquissé en 2017. Le second tour n’a fait qu’installer le nouveau visage politique des territoires. Or il n’a rien de simple.

Si l’on s’en tient au pourcentage d’exprimés, la droite obtient son troisième plus mauvais score depuis 1958, la gauche son deuxième plus mauvais score, tandis que l’extrême droite pulvérise son record législatif de 1997. L’installation de cette extrême droite bouleverse la donne. Jusqu’en 1986, tout se jouait entre deux blocs plus ou moins homogènes : une gauche partagée pour l’essentiel entre le PC et le PS et une constellation variable de la droite et du centre. La balance entre droite et gauche jouait en faveur de la droite jusqu’en 1973, puis alternativement en faveur de l’un des deux camps jusqu’en 2017. Bon an mal an, le clivage fondateur structurait le champ politique avec, au cœur de chaque grande famille, un parti dominant, pivot des majorités et des gouvernements.

Peu à peu cette simplicité s’est érodée. La gauche et la droite restent certes des repères et ordonnent encore massivement les choix des individus. Mais la confiance s’est altérée dans chaque camp et d’autres lignes de clivage sont venues perturber les représentations dans les deux grands blocs historiques. L’abstention massive s’est faite structurelle, le vote est devenu aléatoire et l’engagement civique est de plus en plus incertain. Les chefs de file ont perdu de leur superbe, les héritiers plus ou moins lointains du gaullisme historique, comme ceux du socialisme post-congrès d’Épinay. En 2017, la débâcle du social-libéralisme de gouvernement ouvre la voie à une recomposition macronienne qui se veut « et à gauche et à droite ». Du coup la gauche obtient le plus mauvais résultat global de son histoire législative et, pour la première fois depuis la fin des années 1970, c’est la gauche la plus à gauche qui donne le ton. Mais, à l’autre extrémité du spectre politique, l’extrême droite redéployée s’installe chaque jour un peu plus, imposant l’idée qu’elle est une forme plus radicale de la droite et non le rejeton dangereux des extrêmes droites fascisantes du passé.

Le tableau des données législatives nous donne une indication de l’équilibre : la gauche redépasse légèrement le seuil perdu des 30% ; le total des droites classiques, épuisé par cinq ans de macronisme, abandonne la majorité confortable de 2017 pour passer au-dessous du seuil de 40% ; quant à l’extrême droite, elle oscille entre le tiers des suffrages présidentiels et un score législatif en progrès de plus de 11 points sur 2017.

Au premier tour de la présidentielle de 2017, l’irruption du phénomène Macron mettait en scène la concurrence de quatre forces d’importance proche : une droite classique (François Fillon), une extrême droite relookée (Marine Le Pen), une gauche réorientée vers sa gauche (Jean-Luc Mélenchon) et un ovni (Emmanuel Macron) qui voulait théoriquement s’abreuver à la fois du côté de la droite et de celui de la gauche. En cinq ans, Macron a déstabilisé un peu plus une partie de la gauche (le compteur s’est fixé sur les chiffres de 2017 jusqu’à il y a quelques mois). La gauche attirée par Macron n’est pas revenue vers la gauche, une partie de la droite s’est laissé séduire par le parti pris modernisateur du nouveau Jupiter et une autre partie de cette droite a trouvé plus de mordant du côté du Rassemblement national. Nous voilà du coup, non pas devant quatre familles mais devant trois. Le tableau des données législatives nous donne une indication de l’équilibre : la gauche redépasse légèrement le seuil perdu des 30% ; le total des droites classiques, épuisé par cinq ans de macronisme, abandonne la majorité confortable de 2017 pour passer au-dessous du seuil de 40% ; quant à l’extrême droite, elle oscille entre le tiers des suffrages présidentiels et un score législatif en progrès de plus de 11 points sur 2017.

Il y avait autrefois une France de gauche et une France de droite. Il y a désormais des France qui tendent à se cloisonner. Les « familles » ont leurs territoires de prédilection. Beaucoup a été dit et commenté, de façon souvent passionnante, sur les territoires contrastés de la politique. On ne les répétera pas ici. Seules seront mises en exergue quelques données simples. La première est un tableau illustrant la hiérarchie départementale des votes de quatre acteurs politiques au premier tour de la récente élection législative.

La répartition du vote de la majorité présidentielle est la plus équilibrée. Ensemble n’obtient pas des moyennes départementales aussi élevée que ses trois concurrents, mais ses résultats se distribuent de façon régulière (10% environ) au-dessus et au-dessous de la moyenne métropolitaine. Au total, le socle électoral du Président est au-dessus de 20% dans 77 départements. En gros, son implantation s’est un peu plus coulée dans les zones de force de la droite, à l’ouest, au centre et dans la région parisienne. Mais on trouve aussi quelques bastions anciens de la gauche, comme les Landes ou la Nièvre.

L’alliance LR-UDI est sans surprise pénalisée par le fait qu’elle est politiquement tiraillée entre la Macronie et l’extrême droite. Elle reste au-dessus de 20% dans une dizaine de départements caractéristique de la vieille droite, mais elle est au-dessous de 10% dans une cinquantaine de départements et au-dessous de 8% dans une trentaine d’entre eux.

Les résultats du RN auraient dû faire l’objet d’une attention plus soutenue. On pouvait dès le premier tour que 56 départements se situaient au-dessus de sa moyenne métropolitaine de 19% et que 21 d’entre eux se situaient même au-dessus des 25%. Longtemps voué au statut de force avant tout nationalisée, et donc faiblement territorialisée, le parti de Marine Le Pen est en train de consolider son implantation, avec ses zones de force à l’est et au nord, dans le centre et sur le littoral méditerranéen.

L’électorat de la Nupes se présente de son côté comme le plus concentré : ses candidatures cumulent la moitié de leurs voix dans 18 départements, dont 7 en région parisienne. L’alliance inédite de la Nupes a conforté le constat fait à l’occasion de la présidentielle : la gauche rassemblée retrouve de la densité dans des zones de force traditionnelle de la gauche, que ce soient celles du communisme d’hier (région parisienne, France du centre) ou celle du socialisme des années 1970-1980 (France de l’Ouest et du Sud-Ouest). Mais elle conserve sa fragilité dans d’autres zones anciennes, souvent très populaires, où elle est vivement concurrencée par la poussée du Rassemblement national, comme le montre le tableau des évolutions entre 2017 et 2022.

Déterminations géographiques et sociologiques se combinent dans cette distribution. La majorité macronienne garde sa triple caractéristique métropolitaine, bourgeoise et de droite (de députés dans 74 départements). La Nupes (des députés dans 55 départements) se concentre sur l’Île-de-France (38 députés sur les 15 premiers départements, dont 12 députés sur 12 en Seine-Saint-Denis), les aires métropolitaines et l’espace politique de la gauche. Le RN élargit son assise (37 départements), enraciné qu’il est dans le Nord, l’Est et tout le littoral méditerranéen. Il rafle la totalité des sièges dans l’Aude, les Pyrénées-Orientales, la Haute-Marne et la Haute-Saône, et l’écrasante majorité dan l’Eure, le Lot-et-Garonne, le Var, le Vaucluse et la Vendée. Deux forces installées et une qui s’installe… La novation n’est pas toujours exaltante.

Un nouveau visage pour la gauche ?

Incontestablement, la gauche va mieux depuis le mois de mai dernier. Alors que la droite classique (incluant Macron) s’effondre entre 2017 et 2022 (elle perd de 13% à 15% en cinq ans), le total des gauches redépasse le seuil des 30% et progresse d’un peu plus de 2% sur 2017. La gauche reste donc loin des scores auxquels elle s’était habituée depuis les années 1970, et elle progresse nettement moins que l’extrême droite (qui gagne de 9 à 11 points entre 2017 et aujourd’hui). Mais, après une longue atonie de cinq années, elle se retrouve en dynamique de progression que l’on finissait par ne plus attendre. Enfin, dans l’immédiat tout au moins, elle s’est unie, dans les urnes et autour d’un programme dont elle promeut la logique devant le pays.

Ce programme, qui a été bâti patiemment par la France insoumise depuis 2017, est dans la continuité — sensiblement améliorée — des projets qui furent ceux d’une gauche de gauche refusant vertement, au fil des années, les ajustements et renoncements successifs des socialistes au pouvoir. La gauche qui est au centre du jeu actuel s’est donc déplacée nettement vers sa gauche. Cet équilibre se maintiendra-t-il et parviendra-t-il à déboucher sur de franches majorités, pas seulement relatives ? L’avenir le dira.

La Nupes l’emporte haut la main dans les zones métropolitaines et voit son influence diminuer en même temps que la taille des communes. C’est le phénomène inverse qui se produit pour le RN, toujours plus à l’aise dans les plus petites communes, où se concentre souvent les catégories populaires anciennes écartées des noyaux métropolitains. Si l’on va au-delà des trois étiquettes principales (Nupes, Ensemble et RN), le tableau est un peu différent : à l’exception des très grandes villes, plus favorable à la gauche, c’est la droite classique qui est en tête dans toutes les tranches de communes, les LR et l’UDI compensant en partie les carences du regroupement présidentiel en chute libre.

La gauche face à son destin

La Nupes est fortement installée dans l’espace métropolitain, en son centre (comme le montre brillamment l’exemple de Paris) comme dans sa périphérie populaire (la Seine–Saint-Denis en est à nouveau le symbole). Cette gauche enregistre un impact spectaculaire chez les moins de 35 ans et dans cette part du monde populaire qui combine des revenus très modestes et des niveaux d’instruction plus grands que dans le passé.

On dit à juste raison que, entre les années 1980 et aujourd’hui, la gauche a perdu le peuple, tout comme le peuple a la sensation qu’il a perdu la gauche qui partageait autrefois ses combats et portait ses espérances. Globalement, elle semble attirer moins les ouvriers qu’elle n’attire d’autres groupes sociaux. Pour l’instant, le monde ouvrier continue de se porter plus vers l’abstention et le vote d’extrême droite que vers la gauche, même la plus « radicale ».

Elle est sans doute loin de toucher les catégories populaires qui votaient encore majoritairement pour elle au début des années 1980. Et il est vrai que la gauche ne donne pas vraiment l’image de ce peuple qu’elle entend rassembler et mettre en mouvement.

Mais si elle repousse encore une grande part des plus modestes, elle semble avoir touché cette année une partie du « peuple », celle en particulier des périphéries métropolitaines délaissées et discriminées.

La gauche est ainsi dans un de ces moments privilégiés où s’élargit l’horizon de tous les possibles, propulsifs comme régressifs. Après des années de morosité, consécutives au naufrage de l’option sociale-libérale de gouvernement, l’échec du pouvoir macronien sanctionne le refus massif du mépris et de la régression sociale. Que la gauche soit de retour et retrouve de son allant et de sa fierté est un événement considérable. Mais la satisfaction et la fierté ne peuvent pousser à occulter l’ampleur des difficultés à surmonter. La crise politique ne fait que refléter l’éclatement profond d’une société qui, déchirée par les inégalités, perturbée par un avenir incertain, hésite sur ses valeurs et ses projets.

La force de l’extrême droite, si souvent décryptée par Regards, doit rester l’objet d’une attention extrême et doit amener à écarter impitoyablement toute confusion, toute tentation de relativiser la gravité de la percée des projets portés par l’extrême droite. Rien ne peut justifier cette relativisation, ni la mise en cause de l’inacceptable casse démocratique et sociale ni le désir de ne pas rejeter, dans un opprobre vertueux, l’ensemble indistinct de celles et ceux qui trouvent refuge et réconfort dans le discours de repli et d’exclusion. Ce n’est pas parce que nos démocraties sont malades qu’il n’y a plus aujourd’hui qu’un continuum, conduisant sans césure de la démocratie « occidentale » à « l’illibéralisme » des extrêmes droites européennes ou américaines. Entre ce que nous vivons aujourd’hui et la tentation d’un nouvel ordre autoritaire et excluant, il y de la rupture, même si ce que nous vivons contribue à légitimer trop souvent le passage de l’autre côté de la force…

Les catégories populaires restent dispersées et aucun mouvement n’a acquis à ce jour la force unifiante qui fut celle du mouvement ouvrier. Dès lors, comment ne pas voir que la progression incontestable de l’extrême droite dit que nous n’en sommes pas encore au moment où la colère, se raccordant à l’espérance, se détourne du ressentiment et des variantes multiples du repli sur soi ?

Les satisfactions présentes et à venir n’exonéreront donc pas la gauche, dans toutes ses composantes, d’une réflexion critique sur ce qui l’a enlisée pendant trop longtemps. Mais dans l’immédiat l’enlisement est du côté du pouvoir en place, qui ne renonce pas pour autant à ses projets néfastes. Face à lui, comme face à une extrême droite qui continue sa progression, on aurait bien tort de ne pas saisir les occasions de faire tous les pas en avant possibles.

Roger Martelli


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