1914-1918 Les Carnets de guerre de Louis Barthas comme épitaphe des poilus dotés d’un cerveau

mercredi 17 novembre 2021.
 

Parole d’en bas : l’extrait qui suit a été écrit par un tonnelier socialiste de l’Aude ayant fait la guerre de 1914 à 1918 et qui au retour chez lui écrit ses Carnets de guerre, devenus au fil du temps un classique parmi les récits autobiographiques de 14-18. Ce n’est donc pas un récit d’un général, d’un ministre, d’un parlementaire ou d’un écrivain. C’est le récit d’un pacifiste partisan de Jaurès qui ne comprend pas l’enthousiasme de son village, Pyeriac-Minervois, lors de l’entrée en guerre en août 1914. A cette date, il a 35 ans, marié, et deux enfants. Louis Barthas a été mobilisé dès le début du conflit dans l’infanterie. Il devient caporal. Il a connu des souffrances intenses au cours de plusieurs moments forts de la guerre, dont Verdun en 1916. La richesse de ses Carnets de guerre, initialement écrits pour sa famille, tient au fait que tout au long de la guerre, il a pris des notes car il voulait garder une trace de ce vécu. C’est lors de son retour chez lui en 1919 qu’il a commencé à rédiger ses Carnets de guerre d’où est extrait le texte qui suit, tiré de l’édition présentée par Rémy Cazals aux éditions de La Découverte : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, 2013 (1978), p. 551-552.

A) Extrait des Carnets de guerre de Louis Barthas

"Enfin le jour tant désiré arriva pour moi le 14 février 1919.

Ce jour-là à Narbonne après de multiples formalités imposées aux démobilisés et passages dans une série de bureaux, un adjudant rond-de-cuir me tendit ma feuille de libération en me disant cette phrase attendue avec plus d’impatience que le Messie : "Allez, vous êtes libre."

J’étais libre après cinquante-quatre mois d’esclavage ! J’échappais enfin des griffes du militarisme à qui je vouais une haine farouche.

Cette haine je chercherai à l’inculquer à mes enfants, à mes amis, à mes proches. Je leur dirai que la Patrie, la Gloire, l’honneur militaire, les lauriers ne sont que de vains mots destinés à masquer ce que la guerre a d’effroyablement horrible, laid et cruel.

Pour maintenir le moral au cours de cette guerre, pour la justifier, on a menti cyniquement en disant qu’on luttait uniquement pour le triomphe du Droit et de la Justice, qu’on n’était guidés par aucune ambition, aucune convoitise coloniale ou intérêts financiers et commerciaux.

On a menti en nous disant qu’il fallait aller jusqu’au bout pour que ce soit la dernière des guerres.

On a menti en disant que nous, les poilus, nous voulions la continuation de la guerre pour venger les morts, pour que nos sacrifices ne soient pas inutiles.

On a menti... mais je renonce à écrire tous les mensonges sortis de la bouche ou sous la plume de nos gouvernants ou journalistes.

La victoire a fait tout oublier, tout absoudre ; il la fallait coûte que coûte à nos maîtres pour les sauver, et pour l’avoir ils auraient sacrifié toute la race, comme disait le général de Castelnau.

Et dans les villages on parle déjà d’élever des monuments de gloire, d’apothéose aux victimes de la grande tuerie, à ceux, disent les patriotards, qui "ont fait volontairement le sacrifice de leur vie", comme si les malheureux avaient pu choisir, faire différemment.

Je ne donnerai mon obole que si ces monuments symbolisaient une véhémente protestation contre la guerre, l’esprit de la guerre et non pour l’exalter, glorifier une telle mort afin d’inciter les générations futures à suivre l’exemple de ces martyrs malgré eux."

B) Que nous dit aujourd’hui Louis Barthas à propos du nationalisme et du militarisme en 14-18 ?

Que "la Patrie, la Gloire, l’honneur militaire, les lauriers ne sont que de vains mots destinés à masquer ce que la guerre a d’effroyablement horrible, laid et cruel." Masquer l’horreur de la violence de masse, faire taire les souffrances et les colères, cacher le visage hideux et effroyable de la barbarie moderne. Il n’y a bien sûr pas de guerre en cours aujourd’hui en France. Mais, il importe tout de même de noter que l’hystérie nationaliste dont elle souffre depuis maintenant quelque temps ne saurait avoir d’autre fonction que d’occulter et de taire ce que notre monde capitaliste et ce que la société française ont "d’effroyablement horrible, laid et cruel".

Les débuts des lance-flammes. "Essais de pétrole enflammé pour lancer contre les tranchées ennemies", photographie de presse de l’agence Meurisse, Paris 1915. Source : www.gallica.bnf.fr Les débuts des lance-flammes. "Essais de pétrole enflammé pour lancer contre les tranchées ennemies", photographie de presse de l’agence Meurisse, Paris 1915. Source : www.gallica.bnf.fr

Car Louis Barthas témoigne dans ses Carnets de guerre de cette lucidité politique et pratique que possèdent tous les dominé·es ayant rompu avec l’ordre établi : le monde social n’a rien d’un espace homogène et lisse. Au contraire, il est divisé, radicalement : d’un côté, "nos maîtres", "nos gouvernants ou journalistes", en un mot les classes dominantes. De l’autre : les combattants, "martyrs malgré eux", "victimes de la grande tuerie". Entre les deux camps, Louis Barthas a choisi le sien, même si cela implique d’aller à contre-courant des idées dominantes de son temps. La vrai frontière n’est donc point à ses yeux entre les peuples mais entre les classes. S’il voue une "haine farouche" au militarisme et au nationalisme, c’est bien parce qu’il aime profondément la vie, les hommes et les femmes de son pays et d’ailleurs, son village, mais aussi la vérité.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message