Sous le soleil de Satan : Pleins feux sur le Complotisme.

samedi 28 août 2021.
 

Depuis les élections nord-américaines et la pandémie de la COVID 19, les thèses dites complotistes prolifèrent alimentant controverses, diversions et des divisions dans la population. Il est donc opportun de s’occuper du sens et des réalités psychosociales liés au mot « complotisme » et ses synonymes.

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Le mot complotisme comme celui de populisme prend souvent un sens péjoratif et est devenu un mot valise, c’est-à-dire fourre-tout. Pas plus qu’il n’existe 2 « théories du ruissellement » en économie, il n’existe pas de « théorie du complot » en sciences sociales qui permettraient ainsi avec un appareillage de concepts de définir scientifiquement de telles « théories ».

Nous allons néanmoins essayer de cerner ces notions au travers de différents champs sémantiques qui traversent la société. Nous avons indiqué en annexe 2 « théories du complot » qui ont propulsé depuis maintenant 4 ans ce que l’on appelle couramment "le complotisme » ou le « conspirationisme » dans le champ médiatique dominant et sur les réseaux sociaux.

1 – Une définition de la théorie du complot (Wikipédia)

« Théories du complot (de même que les néologismes complotisme / conspirationnisme / conjurationnisme) est un concept d’origine anglaise défini pour la première fois en 1945 par Karl Popper : il dénonce comme abusive une hypothèse (en anglais theory) selon laquelle un événement politique a été causé par l’action concertée et secrète d’un groupe de personnes qui y avaient tout intérêt, plutôt que par le déterminisme historique ou le hasard. Pour Peter Knight, de l’université de Manchester, cette théorie met en scène « un petit groupe de gens puissants [qui] se coordonne en secret pour planifier et entreprendre une action illégale et néfaste affectant le cours des événements »1, afin d’obtenir ou de conserver une forme de pouvoir (politique, économique ou religieux).

La théorie du complot attribue une cause unique à des faits avérés. Elle se différencie en cela de la démarche historique, qui induit une multicausalité. »

Voici un extrait de cet article conséquent : « L’expression « théorie du complot » peut être utilisée de façon idéologique ou politique48. Sous forme d’accusation, elle peut servir à discréditer une opinion ou une théorie qui, sans pour autant être conspirationniste, fait intervenir l’interprétation d’intentions humaines (ce qui, selon Wilhelm Dilthey, est le cas de toute théorie en sciences humaines et sociales). À ce propos, le sociologue Patrick Champagne et le politologue Henri Malher dénoncent les limites floues du concept de « théorie du complot » ; ils désapprouvent l’usage abusif de l’expression pour étiqueter une théorie ou une opinion, en particulier dans l’espace médiatique où cela peut avoir des conséquences diffamatoires : « […] la théorie de « la théorie du complot » remplit des fonctions sociales et idéologiques relativement puissantes et cela d’autant mieux qu’il ne s’agit pas d’une véritable théorie, c’est-à-dire d’un ensemble de propositions cohérentes, discriminantes et falsifiables. Elle annexe à des critiques qui peuvent être fondées des imputations sans preuves qui fonctionnent alors comme de simples calomnies. Et la calomnie peut frapper d’autant plus largement que la théorie de « la théorie du complot » telle qu’elle est construite, est un vaste fourre-tout attrape-tout qui fonctionne par association de mots et mélange tous les genres : journalistiques et scientifiques, théoriques et polémiques, militants et politiques »49. »

Lire l’article complet en utilisant le lien suivant : https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3...

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2 – Un texte de Frédéric Lord dans le Monde diplomatiqe de juin 2015

Début de l’article :

« Personnellement, je ne crois pas aux théories du complot, je ne crois qu’aux complots avérés et démontrés. Je pense aussi qu’il est légitime que des universitaires, des scientifiques se penchent sur des anomalies apparaissant dans les explications officielles. Il me semble que le rapport de la commission Warren [sur l’assassinat du président américain John Fitzgerald Kennedy en 1963] a été contesté pour ses insuffisances. Pourquoi ne pas se pencher sur le rapport du 11-Septembre, sans pour autant laisser dériver son imagination ? (...) S’interroger sur des irrégularités n’est pas théoriser sur le complot, mais tenter de poser des questions et de réclamer légitimement, politiquement et scientifiquement, qu’une nouvelle enquête soit menée, sous la direction, par exemple, d’un ou plusieurs comités totalement indépendants, afin de répondre aux interrogations scientifiques et techniques qui surgissent quand on avance dans l’examen des faits.… »

Lire la suite en utilisant le lien suivant :

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

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3 – Méfiance et soupçon ? Vers une étude du complot(isme) en sciences sociales

Source : Open édition la parenthèse que nous remercions avec son auteur qui a produit un travail d’excellente qualité) https://journals.openedition.org/ch... Distrust in suspicions ? Towards a study of "conspiracism"

Par Pierre France Docteur en sciences politiques

https://doi.org/10.4000/champpenal.10718

Résumé

Marronnier du journalisme autant qu’objet de préoccupations gouvernementales, le « complotisme » est un phénomène qui reste largement méconnu et fantasmé. Cet article aborde à la fois l’objet « théories du complot », ses multiples facettes et les hypothèses que l’on peut faire à son propos, mais en même temps les discours savants qui lui sont consacrés.

Il s’agit ainsi de montrer que la critique des théories du complot n’est pas seulement un enjeu de connaissance, et surtout un enjeu politique, mais aussi un objet d’étude en soi et un corpus à analyser. L’article élargit aussi le débat à d’autres travaux universitaires laissés habituellement hors du champ de l’étude des théories du complot, notamment des travaux de science politique, dans un domaine dominé par la psychosociologie, la philosophie, et surtout l’expertise.

Plan

1. Introduction

2. Une question sous-étudiée

3. La consistance incertaine de « la » théorie du complot

3.1. Une lecture fonctionnaliste, rhétorique et objectiviste

3.2. « Les » théories du complot et leurs acteurs

3.3. Vers une nouvelle histoire des théories du complot ?

4. Interroger la figure du complotiste

4.1. Une figure sociale

4.2. Le dégoût du complot : quand la croyance, c’est les autres

4.3. Un caractère politique

5. Un champ d’étude à inventer ?

6. Conclusion : ce que cache le complotisme*

Notes de l’auteur

Je remercie Michel Dobry, Dominique Linhardt, Alessio Motta et Sidy Cissokho pour leur aide dans l’élaboration au long cours de cet article, ainsi que les relecteurs anonymes de Champ pénal qui m’ont considérablement aidé à en améliorer le contenu.

Texte intégral

1. Introduction

1Comme un envers négatif des lanceurs d’alerte, utilisant le milieu ouvert qu’a permis l’essor du web pour leur propre compte (à la fois pour y trouver mais aussi y diffuser de fausses informations), les « complotistes » apparaissent comme un objet étrange pour les sciences sociales. Acteurs inquiétants du web, qui participent du désenchantement croissant pour ce média (Cardon, 2010), ils sont difficiles à saisir (puisque majoritairement acteurs anonymes, sans aucune organisation clairement identifiable), plus encore leur étude nécessite de s’y retrouver dans la saturation de discours médiatiques et experts à leur égard. Enfin, ils représentent un objet « sale » et potentiellement sulfureux, comme peuvent l’être le négationnisme ou l’antisémitisme. À partir d’une revue de la littérature sur le complotisme, mais aussi d’un travail en cours sur l’association française ReOpen 911 (France, Motta, 2017) et la construction croisée d’un « problème public » du complotisme en France et aux États-Unis (France, 2019), et sous la forme d’une série de propositions et d’hypothèses, cet article se propose de montrer en quoi la question du complotisme mérite une réelle attention, et dans quelle mesure elle touche en partie à celle du renseignement.

2Dans cette optique, il ne s’agit définitivement pas de prétendre engager un dialogue d’égal à égal avec les théories complotistes, il faut néanmoins souligner pour les sciences sociales le risque qu’il y aurait à ignorer ces discours et ces acteurs, ou à seulement chercher à en déterminer une nature bien spécifique (ressorts rhétoriques ou intellectuels de « la » théorie du complot qui serait invariable, profil-type du complotiste) pour la rejeter dans un espace non scientifique et socialement illégitime.

3Étudier le complotisme apparaît donc comme un risque, tant la critique du complotisme est loin d’être seulement une question intellectuelle mais concerne bien d’autres acteurs, aux prises avec ces discours et leurs auteurs (journalistes, politiques, agents de l’État). Le complotisme a ainsi suscité l’essor de politiques de lutte, à l’image du programme On te manipule lancé en février 2016 en France1 ou de la surveillance et l’infiltration de certains groupes « complotistes » aux États-Unis (Butter, Reinkowski, 2014). Plus encore par l’assimilation entre « complotisme » et « radicalisation » (djihadiste) qui est faite en France depuis 2015, la figure du complotiste finit ainsi par rejoindre celle du « comploteur », ennemi d’État beaucoup plus traditionnel, et cible des services de renseignements. Sur ce plan comme sur d’autres, le terme de « complotisme », dans son caractère disparate et très peu scientifique, cache (si l’on peut dire) plusieurs objets et débats encore peu abordés, qui gagnent à être déployés et articulés dans un véritable programme de recherche.

2. Une question sous-étudiée

4 De « l’histoire secrète » jusqu’aux récentes et médiatiques « théories du complot », les sciences sociales manifestent une méfiance vis-à-vis de certains types d’interprétation des dynamiques sociales et historiques et d’analyses où se manifestent potentiellement plusieurs éléments qui vont à l’encontre de bases épistémologiques des sciences sociales : premièrement l’importance que certaines de ces interprétations déviantes donnent au pouvoir des acteurs sur leurs décisions, jusqu’à pousser à son paroxysme un modèle utilitariste et calculateur où il n’y a plus de prise en compte du hasard, ni décisions non contrôlées, ou effets pervers ; deuxièmement la personnification et l’attribution de responsabilités individuelles (où le sens juridique n’est jamais très loin), au lieu des dynamiques plus collectives que décrivent habituellement les sciences sociales ; enfin la primauté causale du caché sur le visible, où ce qui se joue en coulisse aurait toujours plus d’importance que ce qui est directement visible. Plus que d’autres savoirs stigmatisés (ufologie, magie, sorcellerie, astrologie, etc.), l’usage d’une « rhétorique complotiste » semble attaquer frontalement les sciences sociales, parce qu’elle leur emprunte souvent rhétorique, paratexte, va à l’encontre de certains acquis, mais surtout s’exerce en partie sur les mêmes objets d’études, en prétendant avoir un discours sur le social et le politique. En retour, le complotisme est devenu une véritable forme de déviance académique, une arme de délégitimation puissante dans le champ scientifique, redoublée par ses connotations politiques extrémistes.

5 Tandis que les discours sur le « complot » se sont multipliés depuis les années 2000, de la part de journalistes et d’experts (notamment Bartlett, Miller, 2010 ; Fay, 2011 ; Kay, 2011 ; Reichstadt, 2015 ; Rouvillois, 2008 ; Tavoillot, Bazin, 2012), ils n’ont pas suscité, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, beaucoup de travaux hors d’un certain champ de « l’anti-complotisme » (regroupant pêle-mêle philosophie politique, psychologie sociale, étude des rumeurs et de l’antisémitisme). La science politique et les sciences sociales en général opposent un quasi silence2 à l’usage de plus en plus courant des termes, « théorie du complot » (ci-après « TdC »), « conspirationnisme » et « complotisme »3. Le phénomène, européen, américain et qui imprégnerait aussi très fortement le monde arabe (Pipes, 1998, Gray, 2010), n’a pas bénéficié de beaucoup d’attention. Seules quelques approches statistiques ont émergé timidement, mais servent surtout à répéter des constats déjà connus, et participent à l’idée d’une « explosion » (très incertaine) du phénomène : selon plusieurs d’entre elles, un français et un américain sur deux seraient « croyants » (Oliver, Wood, 2014 ; Gombin, 2013) d’une théorie du complot.

6Plus qu’un champ d’étude ouvert, les travaux sur les « théories du complot » et le « complotisme » ont surtout cristallisé des conceptions relativement figées de ces objets, et des constats admis mais rarement démontrés : d’abord, les TdC apparaissent comme un mode de pensée spécifique et déviant, caractérisé par une rhétorique, une logique (comme les mythes) un vocabulaire particulier, également identifié à une fonction sociale (répondre au désarroi d’une période de crise). Ensuite, ces TdC sont endossées par des complotistes aux profils psychologiques bien particuliers, se rapprochant des « paranoïaques », mais avec en même temps un ancrage social implicite dans les classes populaires. Enfin, les TdC se fondent dans un diagnostic plus général sur l’état de la société aussi bien que du champ des sciences sociales : résurgence de l’antisémitisme, inquiétude vis-à-vis de l’usage d’Internet, populisme politique, etc. Tout cela en fait un « symptôme » parmi d’autres, et un prisme révélateur, où l’on perd parfois de vue l’objet d’étude pour en faire une porte d’entrée pessimiste à une analyse du monde actuel. À ce titre, c’est un fil rouge tout au long de ce travail, il semble que le « complotisme » ne soit pas une catégorie d’analyse pertinente pour les sciences sociales, mais un miroir déformant qui peut, en revanche, nous mener à reconsidérer certains phénomènes. Plus encore, parce que sa problématisation n’a pas beaucoup évolué, elle est aujourd’hui devenue très fragile aussi comme outil de lutte contre ces discours : suivant le principe de double herméneutique (Giddens, 2012), le discours anti-complotiste datant d’une dizaine d’années a désormais été intégré et contourné par les complotistes. Comme bien d’autres acteurs les complotistes lisent leurs critiques et intègrent des références plus ou moins explicites aux sciences sociales (à l’image de Ellefritz, 2014).

7Cet article qui se présente comme une série de propositions et de scolies, esquisse également un large bilan de littérature, en abordant à la fois le cœur de ces hypothèses sur les TdC, tout comme les discours savants et critiques qui lui sont consacrés. Il s’agit de montrer que la critique des TdC n’est pas seulement un enjeu de connaissance, et surtout un enjeu politique, mais désormais un corpus et un objet d’étude en soi. À l’image du travail de Pierre-André Taguieff sur les interactions entre racisme et antiracisme (Taguieff, 1990), on articulera à la fois l’étude du complotisme et celle des discours critiques dont il fait l’objet. On verra ainsi dans un premier temps les limites de l’approche qui visent à alerter sur l’existence et la multiplication de « la » théorie du complot, et comment l’on peut repenser son historicité. Puis dans un deuxième temps, mettant de côté une approche psychologisante et pathologisante, on s’interrogera sur l’ancrage social et politique du complotisme. Enfin, on verra comment une étude plus ethnographique et plus compréhensive du phénomène est possible, ce qu’elle apporte comme les nouvelles questions qu’elle soulève.

3. La consistance incertaine de « la » théorie du complot

8 Le débat sur les TdC est relativement récent en France puisque le terme de « complotisme » est apparu au milieu des années 2000, et la question des « théories du complot » seulement dans les années 1980-1990. Le phénomène se place à la croisée de trois filiations : tout d’abord celle de l’analyse des rumeurs urbaines (Aldrin, 2003), dont les spécialistes ont abordé les théories du complot des années 2000 comme des rumeurs passées au numérique et désormais diffusées à un niveau international (Froissart, 2002). Ensuite, et en réalité au préalable dans la chronologie, c’est la psychologie sociale, en France, qui s’est emparée de la thématique, tout comme avant elle, aux États-Unis, une forme de science politique proche de la psychologie dont va émerger le portrait d’individus atteints de « style » ou de « mentalité » paranoïaque (Hofstadter, 2012 ; Graumann, Moscovici, 1987) : ceux qu’on appellera à partir des années 2000 les complotistes. Enfin, et c’est avant tout la filiation la plus significative en France, c’est une thématique qui émerge comme un objet dérivé de l’historiographie de l’antisémitisme, particulièrement dans le sillage des travaux de Léon Poliakov (Poliakov, 1980 ; Nora, 1981) alors que l’on s’inquiète de la résurgence de la circulation de textes antisémites comme le Protocole des sages de Sion (Taguieff, 2004). Des travaux qui croisent aussi l’historiographie, assez proche, de l’antimaçonnisme (Poulat, Laurant, 1994 ; Kreis, 2017). Autrement dit, loin d’être dérivé des travaux américains, certes invoqués, mais de manière sélective (Karl Popper est cité par Léon Poliakov dès les années 1980), et surtout a posteriori (c’est le cas de Hofstadter notamment, redécouvert dans les années 2010), l’étude des TdC a des racines très franco-françaises et plutôt historiennes. La notion circule très largement dans plusieurs travaux autour des années 1980, en particulier chez des personnalités de tendance libérale, François Furet ou Pierre Nora (Furet, 1978 ; Nora, 1981)4, et de l’héritage de Raymond Aron.

9 Ces filiations ne se contredisent en rien5, voire se cumulent très souvent au sein d’un même travail, et particulièrement par exemple dans le travail de Pierre-André Taguieff, la principale figure de l’étude du complotisme en France, qui sera le premier (et à ce jour encore l’un des seuls) à prendre, en revendiquant l’héritage de Poliakov, une théorie du complot donnée en tant qu’objet historique (Taguieff, 2004). Il continue jusqu’à aujourd’hui à travailler ce lien entre antisémitisme et théorie du complot (Taguieff, 2006). Son travail, comme beaucoup d’autres, n’est toutefois par ancré dans une seule historiographie : une caractéristique centrale des TdC est d’être un objet très peu ancré dans une discipline (dans les deux sens du mot), peu étudié en tant que tel, et souvent objet secondaire ou simple prisme. Néanmoins, à des fins de clarté de présentation, on les présentera de manière distincte, de sorte à faire ressortir deux aspects de l’étude du complotisme : la question d’une part de « la » théorie du complot en tant que type de discours, et la question d’autre part de ceux qui adhérent à ces théories, qui sera abordée dans une seconde partie.

3.1. Une lecture fonctionnaliste, rhétorique et objectiviste

10D’une manière en tout point similaire à cet autre objet à la consistance incertaine qu’a été longtemps la « rumeur », l’apparition des TdC est largement présentée, avec une logique fonctionnaliste, comme une réponse quasi automatique de l’inconscient collectif à un dérèglement profond de l’ordre social (Aldrin, 2003). Ce dérèglement a une nature et une ampleur variable d’un auteur à l’autre, mais tourne souvent autour d’un tournant très flou de la « modernité » croisant à la fois la définition historique et politique du terme (modernité entre Ancien et Nouveau Régime chez François Furet, modernité de l’État chez Luc Boltanski), la modernité anthropologique (résurgence de mythes chez Raoul Girardet, recul de la pensée magique chez Marcel Gauchet) mais aussi le sens plus courant et technique du mot (modernité d’Internet et des médias de masse, modernité de la mondialisation) (Boltanski, 2012 ; Furet, 1978 ; Gauchet, 2005 ; Girardet, 1990). Derrière la variété des facteurs avancés par les auteurs (et parfois par le même auteur) pour expliquer l’existence ou bien la résurgence actuelle de la TdC, pointe une analyse commune : celle d’un monde ébranlé et en désarroi (mais le serait-il alors sans discontinuer depuis la Révolution française ?), où la TdC est une réponse à des angoisses, et le reflet d’une intensification du besoin d’interprétation. Dans ce contexte, la TdC surgit comme une réponse facile intellectuellement, et politiquement dangereuse, écho d’un processus historique de désenchantement du monde, forme de refoulé de la modernité sous forme de pensée mythique ou magique (Berger, 2001 ; Gauchet, 2005).

11Dans cette lecture fonctionnaliste, toutes les TdC deviennent logiquement comparables, quel que soit le contexte spatio-temporel de leur apparition et de leur diffusion. Cela explique la présentation taxinomique, récurrente d’un livre à l’autre, de catalogues de théories et d’agrégation de récits complotistes. Initiée par Richard Hofstadter aux États-Unis, qui retraçait une généalogie de cette théorie, en couvrant plusieurs siècles de l’histoire des États-Unis depuis les peurs suscitées par les Illuminati à la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1960, cette approche est devenue générale6. Elle est étroitement liée à une vision structuraliste des TdC, dont on décrit couramment la « rhétorique » récurrente ou la « structure mythique » (Nicolas, Danblon, 2010).

12Surgissant donc d’un contexte typifié, sous une forme toujours similaire, exactement comme la rumeur surgit des périodes de crise (Aldrin, 2003), la TdC est en même temps construite comme une abstraction, un idéal-type de discours dont les multiples exemples ne servent pas tant de supports à la réflexion ou d’objets à comparer, que d’illustrations répétées d’une même appréhension (dans le double sens du terme) du phénomène. Aujourd’hui largement figée, cette manière d’aborder l’objet crée un continuum entre l’essai de l’abbé Baruel (1797), le Protocole des sages de Sion (1901), et les récits sur le 11 septembre 2001. Plusieurs auteurs soulignent parfois que les récits ont évolué dans leur contenu : pour les uns, « les » TdC aux États-Unis ont cessé de mettre en cause des gouvernements étrangers (complot de la couronne Britannique contre la jeune démocratie américaine au XVIIIe siècle par exemple) pour graduellement devenir une mise en cause du gouvernement américain lui-même, et notamment de ses programmes de surveillance des activistes et des militants, comme Cointelpro7 (Butter, Reinkowski, 2014). Pour les autres, la « mondialisation » de ces théories, aujourd’hui volontiers remplies d’agences et d’institutions internationales (Commission trilatérale, conférence Bildelberg ou Council on Foreign Relations) est notable (Bronner, 2013). Mais la question de l’évolution de ce contenu reste néanmoins secondaire par rapport au constat d’une rhétorique commune. Un glissement s’opère ainsi entre une approche fonctionnaliste vers une dimension cette fois-ci objectiviste et uniquement basée sur les textes : les contextes particuliers de conception, d’énonciation, de diffusion, comme les acteurs différents qui portent ces récits, les écrivent, y adhèrent (et l’on pourrait ajouter, ceux qui les critiquent) disparaissent dans une approche globalisante.

8 Présente aussi dans énormément d’articles de presse, cette approche en terme rhétorique autorise en (...) 13Il faut pour une part comprendre cette approche objectiviste comme une manière de rester à distance, et de remettre au goût du jour le conseil de Pierre-Vidal Naquet de parler de tout en refusant le dialogue avec (Vidal-Naquet, 1977) (les négationnistes à l’époque, les complotistes aujourd’hui). Autrement dit, il s’agit de s’en tenir uniquement à une critique distanciée des TdC, et d’alerter sur le risque qu’elles représentent plutôt que de souscrire à une démarche compréhensive où pointe le risque d’approcher de trop près des objets illégitimes. Risque à double-tranchant, celui de se retrouver soi-même contaminé par leur stigmate, ou pire de les légitimer malgré soi, de nourrir l’accusation de « relative indulgence, voire complaisance de la part d’une partie du champ intellectuel » (Taguieff, 2013 ; Reichstadt, 2015). Cet effort pour dégager une logique particulière et commune à tout discours complotiste, au point d’inventer des termes comme « complotisme » ou « conspirationnisme » qui ont d’emblée une connotation idéologique, touche aussi à la volonté de les distinguer du véritable discours scientifique. L’enjeu de réaffirmer les frontières de la science légitime étant au passage aussi une occasion opportune pour dénoncer les « égarements » ou la « naïveté » d’adversaires scientifiques dont les théories scientifiques sont présentées comme structurellement trop proches de la TdC8.

14Mais c’est perdre ainsi une grande partie de l’intelligibilité du phénomène. D’une part, l’agrégation de différentes TdC mérite plutôt d’être fondée sur l’étude précise des liens historiques et sociaux entre différents récits, et non pas sur une agrégation a priori, qui n’a en retour pas de limites. En l’état, cette agrégation repose sur l’idée d’un glissement « par nature » d’une théorie à l’autre, par l’action d’une même structure de pensée qui mène en dernier recours au négationnisme et à l’antisémitisme une fois que l’on y est habitué (Taguieff, 2005). Le constat est pourtant fragile. Même s’il est avéré historiquement que l’antisémitisme en France a été un grand pourvoyeur de TdC (et le reste) (Kreis, 2012), ce constat historique n’est pas pour autant généralisable : le « croyant » (on verra plus loin tout le problème que pose ce type de vocabulaire) d’une théorie sur le 11 septembre ou d’une théorie anti-vaccins n’adhère pas automatiquement au Protocole des Sages de Sion. Le sondage de l’Ifop de janvier 2018 sur le complotisme semble montrer que la corrélation entre le négationnisme et d’autres théories est faible (Ifop, 2018). Il n’est pas non plus certain que les TdC soient toutes similaires et découlent les unes des autres. La logique du décalque du Protocole des Sages de Sion par rapport à un précédent livre, constat historique documenté (Taguieff, 2004), ne renseigne pas sur les pratiques des complotistes : autrement dit, les TdC ne semblent être comparables et liées que par ceux qui les analysent, et dont la démarche intellectuelle de construction d’un corpus et des critères d’une « rhétorique du complot » est en retour invisible, comme si l’ensemble préexistait à l’analyse et le corpus était naturel. Pour situer le débat sur un autre plan, il paraît impossible d’identifier un discours-type interchangeable qui permettrait en retour de fonder une politique publique.

3.2. « Les » théories du complot et leurs acteurs

15Une autre approche consiste plutôt à revenir à l’étude précise des liens entre les textes, autant que des passeurs, ces acteurs qui portent ou « adhérent » à plusieurs théories. C’est à la fois l’étude synchronique d’un « marché cognitif » (où nombre de théories s’affrontent plutôt que de découler les unes des autres) mais aussi l’évolution historique de ce marché qui restent à faire. Une possible parenté est à étudier par exemple entre les TdC et les récits ésotériques ou de science-fiction (la revue Planète par exemple en France) (Cornut, 2006) qui n’apparaissaient pas comme un récit politique et encore moins une menace dans les années 1970-1980, mais parfois sont portés par les mêmes acteurs qui, quelques années plus tard, se feront les promoteurs ou les consommateurs de récits complotistes. Certains auteurs ont vu à ce titre dans l’émergence des TdC une dynamique de désenchantement de ce précédent militantisme, plus « New Age » que politique, et qui n’a, à son époque, jamais été considérée avec autant de méfiance que les TdC à partir des années 2000 (Kay, 2011). De manière plus fondamentale encore, au-delà du constat simpliste qu’Internet aurait permis en même temps résurgence du négationnisme et essor des TdC, leur lien mériterait d’être étudié plus précisément : non seulement en examinant les acteurs qui ont fait le pont entre l’un et l’autre, mais aussi en s’intéressant au versant critique, c’est-à-dire à l’histoire de la labellisation des TdC (très vite assimilées au négationnisme en France) (France, 2019). C’est un élément qui montre particulièrement à quel point il est impossible de faire une étude sérieuse du complotisme sans prendre en compte les effets du discours critique.

16Une telle étude permet en outre de sortir d’une logique d’accumulation de TdC, dont le corpus est sans cesse en augmentation, et glissant au gré de chaque auteur. Dans une logique fonctionnaliste la liste des théories pertinentes est en effet difficile à clore, et les TdC sont assimilées à d’autres récits qu’il est facile de désigner arbitrairement eux aussi comme une réponse au « désarroi » et à un « besoin d’intelligibilité ». Le livre La Démocratie des crédules en particulier (Bronner, 2013) relève de cette logique de glissement, où pointent sous-entendus politiques et règlements de compte professionnels, mettant en cause tour à tour l’association ReOpen911, l’homéopathie, les militants anti-OGM, jusqu’à la sociologie critique et la sociologie des sciences. L’agrégation sans réelle logique permet d’assimiler le légitime à l’illégitime. Une même logique travaille le sondage de l’Ifop réalisé en janvier 2018, dans lequel pas moins de 11 théories du complot sont testées (Ifop, 2018). Enfin, cette logique d’agrégation amène beaucoup d’auteurs à mettre sur le même plan différents types de textes et d’auteurs, sans jamais interroger l’audience réelle (à plus forte raison lorsqu’il s’agit de publications sur Internet) : des livres largement diffusés (le Protocole sus cité, ou encore les livres de Thierry Meyssan), d’autres confidentiels, jusqu’à de simples commentaires sur un blog obscur et peu consulté, se voient accorder le même statut de preuve.

3.3. Vers une nouvelle histoire des théories du complot ?

17Cette approche va de pair avec l’ambition de reconsidérer l’historicité des TdC, autrement linéaire, centrée sur les origines, culturaliste, et qui fétichise les textes. Surtout concentrés sur la question de leur émergence, les travaux font l’économie d’une démarche historique approfondie et butent sur les apories d’une analyse régressive : dans le cas de l’Iran, certains travaux remontent jusqu’aux premiers siècles de l’Islam pour expliquer la prégnance des TdC dans la société iranienne moderne (Graf et al. 2010), tandis qu’en France, les racines oscillent entre le XVIIe siècle chez les uns, et le Moyen-Âge chez les autres (Graumann, Moscovici, 1987). Plus largement, si l’on se fie à des travaux qui s’ignorent les uns les autres, c’est tour à tour à la culture française, nord-américaine, arabo-musulmane ou africaine d’apparaître comme le terreau propice au complot. Par exemple, à l’événement fondateur qu’est la Révolution française répond aux États-Unis la guerre d’Indépendance, tandis que la TdC en Iran reposerait sur un sentiment de persécution lié aux fondements du chiisme (le martyr de Hussein) (Graf et al. 2010). Des démarches culturalistes qui semblent souvent s’annuler tant elles cherchent à fonder la TdC sur une culture particulière.

18Sur un autre plan, ce sont aussi les sources qui posent problème : le risque est grand de se laisser prendre à un fétichisme des textes et à une vision intellectualiste du problème, datant l’émergence des TdC de ses premiers avatars imprimés. En premier lieu, la question du complotisme doit être en partie posée dans le cadre plus large d’une histoire des idées politiques (l’abbé Barruel est-il vraiment un précurseur par rapport à des auteurs classiques comme Machiavel qui détaillent pour la première fois un envers caché du pouvoir ?), de tels textes constituant peut-être les repoussoirs contre lesquels les grand auteurs ont pu écrire. En second lieu, il laisse de côté le populaire et l’oralité. Imaginer que les TdC auraient été absentes en France avant la Révolution paraît compliqué, tant les complots, comme mode d’action, ont fait partie de l’ordinaire politique, et tant les rumeurs ont été nombreuses. Des travaux historiques ont ainsi analysé la question des complots à travers les études sur la rumeur (Kaplan, 1995 ; Ploux, 2003 ; Malandin, 2013), mais sans avoir besoin du néologisme de « complotisme » ou de théorie du complot : ils sont à ce titre, en retour, encore trop peu invoqués. Leur utilité est pourtant cruciale car ils interrogent l’existence de la TdC, et plus encore l’idée que la période actuelle serait inédite : plusieurs travaux font émerger ainsi des séquences historiques précises, ce que Jack Bratich qualifie de conspiracy panics (Bratich, 2008), où ce qu’on peut appeler indistinctement rumeurs ou TdC ont été particulièrement nombreuses.

19Une telle démarche pourrait croiser plus largement un renouveau des études sur la rumeur (Gravelle et al., 2013 ; Bonhomme, 2016 ; Aldrin, 2005), englobant d’autres disciplines comme l’anthropologie, et au passage en dépassant les seules frontières de la France. Car longtemps centrées sur un seul pays, avec le biais culturaliste que l’on a souligné, les études sur les TdC dépassent désormais ces cadres nationaux9. Si elles le font parfois pour montrer le danger désormais mondial de ces théories – et dans ce cas l’élargissement du corpus n’est qu’une forme d’argument cumulatif pour montrer l’omniprésence, la multiplication ou la mondialisation de ces théories – d’autres études véritablement comparatives sont apparues. Elles renouvellent l’étude des circulations d’une TdC, en étudiant la diffusion de la théorie des Illuminati depuis l’Europe vers les États-Unis (McKenzie-McHarg in Buter, Reinkowski, 2014), ou l’importation dans le monde post-ottoman d’un antisémitisme européen dans les années 1920 (Türesay, 2009), qui apparaît ainsi loin d’être fondé sur une « culture » locale. À rebours de l’idée que les TdC seraient naturellement mondiales, d’autres études montrent ce qui ne circule pas : les théories sur le 11 septembre ont ainsi relevé d’une temporalité et d’une nature très différente suivant les pays. C’est pourquoi les théories de Thierry Meyssan en France en 2002 ne traversent pas l’Atlantique, et encore partiellement, avant 2006 (Knight, 2008 ; France, 2019). C’est au passage une manière de retrouver, en ayant abandonné la vision culturaliste, une problématique de l’ancrage national des théories et des milieux complotistes.

20De même, cette nouvelle démarche historique nécessite de mettre entre parenthèses une certaine vision apocalyptique du développement de la TdC et l’hypothèse dominante d’un actuel « âge d’or » du complotisme. L’évidence de ce constat alarmiste mérite réflexion. Plusieurs travaux montrent qu’une « pensée complotiste de masse » existait probablement bien avant les années 2000 : à la fois dans les travaux historiques sur la rumeur déjà cités, mais de manière plus contemporaine chez Erik Neveu ou Luc Boltanski qui montrent justement à quel point la thématique travaille les romans d’espionnage, dont certains, par exemple la série SAS, ont connu un très large succès populaire. Le complotisme semble aussi (voir plus haut) avoir été précédé par d’autres avatars de « pensées stigmatisées », comme l’ésotérisme et l’ufologie (Neveu, 1986 ; Boltanski, 2012 ; Poulain, 2015). Enfin, « L’effet Internet » qui aurait démultiplié ces théories dans les années 2000 est à interroger : aux États-Unis, le débat sur la TdC émerge bien avant l’essor massif de ce réseau (au milieu des années 1990 à la suite d’un attentat commis à Oklahoma City, et à la faveur du film JFK d’Oliver Stone) (Bratich, 2008). De ce fait, ce problème gagne à être inversé : il est bien plus facile d’identifier l’essor récent d’un discours critique des théories du complot qu’une multiplication de celles-ci.

21Enfin, la démarche a-historique de « la » TdC laisse de côté ses évolutions rapides : le terme continue aujourd’hui à être utilisé, alors même que les acteurs ont largement changé depuis ce militantisme virtuel de la moitié des années 2000, lié aux blogs et à une époque encore marquée par l’altermondialisme et de petits groupes militants structurés autour d’un enjeu précis (le logement, la précarité, etc.), auxquels les Français de ReOpen911 ont emprunté la forme (Sommier, 2008 ; France, Motta, 2017). La distance est grande entre cette première époque et les problématiques en termes de fake news de la fin des années 2010. On peut sans peine distinguer désormais un deuxième âge du complotiste : il n’est plus seulement le fait d’individus, assez peu nombreux et qui maîtrisaient alors bien mieux Internet que les journalistes, au point d’avoir l’allure d’un ensemble structuré et aux nombreux adhérents (le Réseau Voltaire ou ReOpen911 par exemple), mais désormais de véritables institutions. Celles-ci sont portées par des États avec des équipes et des moyens considérables (Russia Today, Sputnik News, etc.) (Yablokov, 2017) et ramènent à une problématique plus désuète en apparence de propagande, au croisement croissant entre complotiste et comploteur, usant de l’information pour influencer, évoquée en début d’article. La question est moins la rhétorique complotiste dans ce cadre que la maîtrise et le contrôle d’un nouvel outil qu’est le web.

4. Interroger la figure du complotiste

22En dehors de cette première origine historique, la question des TdC a de surcroît une autre filiation, plus psychologisante et individualisante : un ancrage fondamental et très visible aux États-Unis, via le politologue Richard Hofstadter, et en France à travers la psychologie sociale (Graumann, Moscovici, 1987), mais aussi les nombreux travaux (et qui diffèrent de ceux, historiens, cités précédemment) sur la rumeur. C’est dans cette part du corpus que l’on retrouve un abord du problème par une pathologisation, visible dès le titre de certains ouvrages (Tous paranos, la foire aux illuminés) (Taguieff, 2005) et dans l’utilisation de certains termes d’ordre psychologique (fantasme, obsession, etc.) ou médical (une épidémie de complots) qui tendent à changer l’échelle du problème des TdC vers un niveau plus individuel et à soulever d’autres questions : en premier lieu celle de l’adhésion et de ses ressorts.

23Le constat ne relève pas d’une réelle approche psychologique et même se défend en général de mettre réellement en cause la santé mentale des complotistes : de manière quelque peu artificielle, Hofstadter décrit ainsi cette « paranoïa » comme un « style de discours », et revendique avant tout de condamner la rhétorique politique d’un mouvement précisément situé dans le temps (celui de Barry Goldwater, candidat républicain aux États-Unis en 1964) (Dunst, 2014). Mais le glissement depuis l’étude de la structure de ces discours, vers un portrait clinique du complotiste, est rapide et assimile ce dernier à un cas d’étude du paranoïaque chez qui on retrouve le plaisir à dévoiler le complot, d’être un initié en possession d’un savoir interdit (soit l’envers du plaisir d’être un initié d’une conspiration), l’obstination à croire malgré les critiques, la capacité freudienne à voir dans tout déni un aveu de plus, et enfin l’obsession de voir des complots en permanence et de raisonner de cette manière.

24Lorsqu’il ne s’agit pas de psychopathologie personnelle, difficile à appliquer à une échelle collective, d’autres théories et notions sont invoquées : la notion de « mentalité de conspiration » (Graumann, Moscovici, 1987), les analyses en termes de mythes – notion qui lie fondamentalement psychologie et anthropologie et qui a été particulièrement utilisée dans l’étude des rumeurs – ou encore des approches en termes de croyances, rappelant les classiques de l’étude des sectes (Festinger et al., 1993)10. En somme, toutes ces approches convergent surtout vers un espace extérieur à la raison, et l’idée d’une adhésion forte, inconditionnelle, et pathologique : l’adhésion distanciée et partielle paraît impossible dans ce cadre, et posé ainsi, le problème semble loin de pouvoir être abordé par les sciences sociales.

4.1. Une figure sociale

25Cette construction d’une figure déraisonnable du complotiste va en réalité de pair avec une certaine tension dans le caractère social qu’on lui donne, rarement explicite, et qui concerne en revanche directement les sciences sociales. Si le comploteur apparaît plus souvent comme socialement dominant, le complotiste apparaît largement comme un dominé11.

26À ce titre, la figure du complotiste n’est pas seulement marquée par des problématiques psychologiques, mais aussi par un fond sociologique rarement souligné en tant que tel. En cherchant le « substrat » du complotisme sur le plan culturel, médical et politique, les travaux sur les TdC ont au passage dressé un portrait social, souvent implicite, du complotiste qui apparaît, à front renversé, comme une forme de psychologisation du social. Le constat de TdC devenues « socialement normales et culturellement ordinaires » (Taguieff, 2013) qui traverse toute la littérature est surtout à comprendre comme une inquiétude grandissante envers un complotisme de masse, à l’audience supposément acquise au sein de certaines populations. Au-delà de la coupure entre normal et pathologique se rejoue, plus ou moins explicitement, la coupure entre le savant et le populaire (Grignon, Passeron, 1989) et une tendance au « dominocentrisme » déjà opérante dans le corpus sur les rumeurs (Aldrin, 2010) : c’est-à-dire l’idée que les élites adhéreraient toujours moins aux TdC et en seraient immunisées par nature.

27Si certains auteurs nient tout aspect social12, celui-ci est pourtant très répandu. Il est particulièrement visible dans la mise en cause du complotisme de certaines populations par exemple le « nouveau lumpenprolétariat issu de l’immigration » (Taguieff, 2013, 90), ou encore dans l’hypothèse d’un complotisme d’« intellos frustrés », victimes d’une massification de l’enseignement supérieur qui engendrerait des personnes se sentant légitimes à produire ou interroger le savoir journalistique ou scientifique. Plus encore, dès les écrits de Hofstadter dans les années 1950, les critiques de la TdC aux États-Unis sont déjà dans une position où s’opposent les élites éclairées à l’irrationalité du public (Dunst, 2014). L’aspect social est tout aussi explicite dans la mise en cause d’un certain type de culture populaire. La fréquente incrimination d’un « imaginaire » du complot est celle d’une culture de masse où l’on retrouve pêle-mêle – par exemple aux États-Unis – la série X-Files, les livres de Dan Brown, le rap américain, la « culture Internet », ou encore les humoristes (Gosa, 2011 ; Parish, Parker, 2001 ; Taguieff, 2006). L’analyse de la TdC en termes de « culture » est d’autant plus prégnante aux États-Unis, que les études sur le complotisme viennent à partir des années 1990 de spécialistes des cultural studies (Knight, 2000).

28Mais plus encore qu’elle ne croise la question de la culture de masse, la question du complotisme va se nourrir d’une inquiétude sur la popularisation du web : quand certains auteurs, en analysant un texte « complotiste djihadiste » issu d’un blog obscur, laissent apercevoir qu’il est truffé de points d’exclamations, fautes d’orthographes, passages en caractères gras, et mis en page de manière baroque (Guzy-Burgman, 2010), c’est ainsi tout un aspect social qu’ils mettent en cause (non sans rappeler dans ces « signes » le classique de Boltanski, 1984). Cet exemple est significatif de l’inquiétude d’un Internet utilisé par des personnes plus jeunes et d’origine plus populaire. Les travaux sur la TdC entretiennent ainsi des liens étroits avec un discours sur le désenchantement par rapport à l’utilisation d’Internet. L’image d’une utopie ouverte, chargée d’espoir, (auto)contrôlée par une étiquette et des utilisateurs bourgeois (Cardon, 2010), est désormais remplacée par son exact pendant négatif, celui d’un réseau incontrôlable, où l’on s’inquiète de l’entrée de nouvelles populations et d’une libération de la parole (interprétée là aussi souvent en des termes psychologiques, où l’anonymat aurait tendance à libérer des pulsions) (Morozov, 2012).

29On peut largement regretter sur ce point le peu d’intérêt que tous ces travaux accordent aux études portant sur l’usage du web et la vision simpliste qui en ressort en conséquence. Celui-ci serait un espace de non-droit, sans hiérarchie entre les différentes informations, ou bien dans lequel seules les mauvaises surnagent (Bronner, 2013), qu’il serait bon de réguler. La figure du complotiste semble ainsi croiser celle du « nerd », ou encore du « troll », largement psychologisées elles aussi, et à ce titre le complotisme semble reprendre les formes d’une analyse en termes de « foule », toujours aussi folle et effrayante (Barrows, 1992), mais désormais virtuelle (Bronner, 2013). Si certains travaux abordent la question, aucun ne met à profit la littérature sur les usages concrets et pluriels du web. Or le complotisme, en tant que phénomène contemporain d’Internet, doit être analysé en regard des connaissances sur le rapport distancié qu’entretiennent les internautes avec leurs prises de position sur le réseau, sur les formes d’activisme politique qui lui correspondent (Maby, Theviot, 2014), ou encore sur une certaine « culture Internet », marquée par l’ironie et la provocation (on y reviendra)13.

30Même si ces travaux voient parfois du complotisme dans les classes supérieures, et s’inquiètent parfois de trouver des complotistes diplômés (pour Gérald Bronner, le diplôme ne protège ainsi en rien de « biais cognitifs ») l’existence d’un complotisme dans les classes supérieures est toutefois ambiguë et prend des allures différentes. La figure de « l’intello frustré » représente bien une dynamique similaire à celle des masses complotistes, marquées par le désenchantement d’une carrière (que ce soit une carrière jamais accomplie, ou une bifurcation brusque, qui tendrait à avoir des conséquences là aussi psychologiques)14. Mais en général le complotisme dans les classes supérieures apparaît plus stratégique que pathologique. Au contraire des masses manipulées par le complotisme, on trouve ainsi le cynisme d’élites qui l’utilisent comme un moyen, sans avoir le moindre rapport de croyance. De manière sous-jacente la littérature est travaillée par le refus qu’il puisse y avoir un « complotisme élitiste », trace du dégoût et d’une indignité que suscite le complotisme chez les classes supérieures, dans le champ journalistique, en première ligne de la lutte contre le complotisme, mais aussi dans le champ scientifique15 et dans ces élites des « métiers de l’enquête » où l’on trouve notamment les professionnels du renseignement.

4.2. Le dégoût du complot : quand la croyance, c’est les autres

31De la même manière que « la rumeur » n’est pas limitée aux classes dominées mais fait l’objet d’un discours et de croyances particulières chez les hommes politiques (Aldrin, 2010) la TdC n’est pourtant pas limitée à une certaine classe sociale, ce qui n’étonnera pas les historiens, habitués à étudier la diffusion de théories du complot au sein des élites du XVIIIe au XXe siècle en France, mais paraît pourtant moins évidente dans des époques plus récentes, où une forme de « thèse immunitaire » (Dobry, 1989) s’est imposée. Or, l’indignité du complotisme n’en interdit pas l’usage chez les classes supérieures, simplement, celui-ci se présente sous des formes différentes, euphémisées, plus nobles ou plus ironiques : le Canard enchaîné est l’exemple par excellence d’une production culturelle avec un jeu sur la frontière entre ironie et sérieux, où l’on dénonce des « collusions » et des « arrangements » plutôt que des complots. Le discours complotiste semble aussi concerner une littérature plus légitime, Jean-Noël Tardy montre par exemple à quel point la production culturelle est marquée par cette thématique au cours du XIXe siècle (Tardy, 2015). On pourrait aussi multiplier la liste d’auteurs célèbres qui ont mis en scène des complots ces dernières années (Bello, 2012 ; Eco, 2015), auteurs auxquels on attribue dans ce choix a priori moins une propension à adhérer qu’à réfléchir au complotisme. Certains passent même la ligne de la fiction, pour travailler sur ce qui pourrait être une vraie dissimulation (Dugain, 2015).

32Plus fondamentalement, sans avoir besoin d’aller jusqu’à étudier des pays où les complots et les coups d’État font partie de l’ordinaire politique, et d’autres où la menace des complots est sans cesse brandie par les régimes politiques, le champ politique n’est pas en reste sur le complotisme. Les débats autour de l’arrestation de Dominique Strauss-Khan en 2011 ont ainsi suscité la diffusion de discours « complotistes » de la part d’hommes politiques qui, les premiers jours au moins, doutaient de sa culpabilité, et peuvent difficilement être tous soupçonnés de ne pas avoir cru en partie à leur discours. Quelques années plus tôt, en Espagne, après les attentats du 11 mars 2004, ce sont des élites politiques et des journalistes reconnus qui avaient eux aussi tenu des discours qu’il est facile de classer dans le « complotisme » (accusant l’ETA), mais qui n’ont pourtant pas fait l’objet de cette labellisation sur le coup (Checa, 2013).

33Plus encore, si le complot sous forme de coup d’État a déserté la scène politique française, ou nord-américaine (Monier, 1999 ; Butter, Reinkowski, 2014), il fait encore partie, à d’autres échelles et sur d’autres questions que la prise du pouvoir légal, des discours et des suspicions internes au champ politique, voire des modes d’action au sein des partis. Sans forcément souscrire à une « histoire secrète », il y a dans ces craintes, ces coups bas et ces micro-complots (prendre un poste au sein d’un parti, évincer un rival, diffuser des rumeurs, trahir) qui ne sont jamais qualifiés comme tels, une large matière pour plus de recherches. Au-delà de leur caractère sensationnaliste, ils font partie d’un quotidien professionnel. La question du complotisme ramène ainsi à un débat plus ancien, celui d’écrire une histoire du secret en politique, des « limites de l’action politique publique » (Monier, 1999).

34Quand bien même le coup d’État et le complot sont des modes d’actions qui ont disparu (toutefois assez récemment) de l’ordinaire du champ politique en France, une certaine « part de l’ombre » existe encore dans l’action politique, et l’étudier pourrait aussi permettre de ne pas essentialiser a priori une différence avec d’autres pays où coup d’État et clandestinité font encore partie des coups à jouer. C’est en particulier un élément à garder à l’esprit dans l’étude du complotisme dans les pays arabes ou en Amérique latine, ou plus largement dans les pays autoritaires, où l’ordinaire politique implique encore aujourd’hui des complots réels et un maniement des théories du complot par le pouvoir comme ses opposants16. Enfin, toujours dans le domaine politique, la question du complotisme touche aussi à un autre champ d’étude encore en friche, à la part de secret dans l’action collective et le militantisme (on pense par exemple aux agents provocateurs ou à l’action politique clandestine, question réactivée dans les années 2010 autour de la figure des casseurs et des « antifas »).

35Par-dessus tout, le champ politique ne semble pas si éloigné d’autres milieux où la TdC existe sous des formes nobles d’« idéologie professionnelle » couramment acceptées (Dewerpe, 1994). Dans une série de métiers de l’enquête (police, renseignement, justice), on ne s’émeut ainsi pas du tout de manier, construire, imaginer, se méfier, ou punir des complots (réels ou fantasmés) (Allard, Kreplak, 2016). C’est en particulier ce que montre le travail d’Alexandre Rios-Bordes sur la création des services de renseignement américains, qui relève que « l’hypothèse conspiratoire s’inscrit, en quelque sorte dès l’origine, au plus profond du dispositif du renseignement de sécurité » (Rios-Bordes, 2018). C’est aussi la logique qui prévaut dans ce long portrait de James Angleton, chef du contre-espionnage de la CIA pendant la guerre froide, tendant à en faire un paranoïaque (Morley, 2018). Sur ce point l’étude du complotisme touche ainsi à celle des administrations du secret dans l’État moderne qui a connu d’importants développements ces dernières années en France (Forcade, 2012 ; Laurent, 2004) : en premier lieu les services de renseignement sont concernés par l’étude du complotisme dans la mesure où il s’agit de leur travail quotidien que d’analyser des complots supposés et construire des scénarios, de cloisonner leur travail, et de faire de la méfiance une compétence. La ressemblance entre d’une part le mode de pensée et de travail des agents du renseignement et d’autre part le complotisme mériterait ainsi d’être travaillée. Mais plus récemment, les services de renseignements ont pu être concernés par le complotisme à deux autres titres. D’abord en étant potentiellement chargés de surveiller des groupes qu’on soupçonne de pouvoir virer du complotisme à l’action directe, comme les mouvements djihadistes mais aussi des mouvements plus flous à l’image du « mouvement du 14 juillet » en France, qui appelait en 2015 à saisir les principaux lieux de pouvoir (Bourdon, 2015). Ensuite parce que les services de renseignements ont maille à partir avec leur présence, en tant qu’acteurs, au cœur des récits de TdC. Deux sujets qui mériteraient là aussi des études plus poussées.

36Tout cela produit en retour un effet important pour la recherche : la conséquence la plus puissante de l’indignité de la TdC est d’avoir contribué à la délégitimation de plusieurs objets, laissés en friche (Dobry, 1997). Offrir au complotisme un domaine de pertinence scientifique, c’est ainsi par ricochet se débarrasser du poids qu’il fait peser sur certains objets de recherche, particulièrement liés à l’étude du secret et du renseignement. Les uns et les autres s’exposent en effet à être critiqués sur le mode du « complotisme ». Si l’on souligne à l’envi la récurrence des logiques délirantes et des acteurs fantasmés dans les discours estampillés « complotistes » (illuminatis ou reptiliens), ou bien un imaginaire du complot désuet17et bloqué sur les sociétés secrètes et les clubs du XVIIIe-XIXe siècle18, les récits complotistes contiennent aussi d’autres acteurs, cette fois-ci bien réels et plus modernes, qui auraient pu être des objets de recherche potentiels s’ils n’étaient pas devenus la propriété quasi exclusive de discours complotistes : événements comme le 11 septembre19 ou institutions réelles (au pouvoir largement fantasmé, il faut bien entendu le souligner) comme la commission trilatérale, les réunions du groupe de Bildelberg, les final clubs des universités américaines, les francs-maçons, et donc aussi les services de renseignement. Un phénomène qui non seulement rend suspect toute mention dans une recherche sérieuse, mais qui amène aussi ces institutions à redoubler de prudence pour éviter tout regard extérieur… Et par conséquent, à nourrir les fantasmes à leur égard.

37Mais le complotisme n’est pas seulement un obstacle aux sources et à l’accès au terrain ou un phénomène qui délégitime certains objets de recherche, c’est aussi une question d’épistémologie plus profonde pour les sciences sociales. La question des frontières du complotisme, si elle se pose pour les services de renseignements, concerne aussi ces autres professionnels de l’information et de l’analyse que sont les chercheuses et chercheurs : c’est toute la question de la frontière entre science et non-science, de la possibilité d’une « grammaire » ou d’une « raison » complotiste, qui serait distincte d’autres formes de raisonnement. C’est aussi celle des affinités qu’entretiendraient certaines théories sociologiques avec le complotisme. Le débat se situe d’emblée sur des bases glissantes, tant il oppose des positionnements différents au sein de la sociologie virant surtout au règlement de compte contre la sociologie critique (et singulièrement Pierre Bourdieu) (Ho, Jin, 2011 ; Taguieff, 2013).

38Au lieu de vouloir fixer les différences entre science et non-science, l’enjeu pourrait être au contraire d’étudier sérieusement cette frontière. C’est-à-dire de prendre comme objet la ressemblance apparente entre TdC et sciences sociales (que le terme « théorie » annonce d’emblée) qui n’est pas limitée à la question cosmétique d’adoption d’un vocabulaire technique et de paratextes savants, pas plus qu’à la seule rhétorique, et qui n’existe pas seulement dans l’usage du stigmate entre adversaires scientifiques (prompts à se qualifier de complotistes les uns les autres). Plus profondément, celle-ci touche à l’épistémologie et à l’histoire des sciences : les points communs identifiés avec la démarche hypercritique, le paradigme indiciel de Ginzburg (Nicolas, Danblon, 2010) ou bien, de manière encore plus récurrente la sociologie critique, ne sont pas fortuits. Et, point important, ne se limite pas à eux : le complotisme est aussi une version dévoyée d’autres approches, celle de l’individualisme méthodologique (tout y est en effet ramené aux individus, à des intérêts et des décisions), ou encore celle de l’analyse de réseau (les récits complotistes ayant tendance à créer de multiples liens entre différentes personnes sur des bases parfois de co-présence ténue dans un même conseil d’administration ou bien dans un même événement).

39Face au complotisme, certains travaux ont d’emblée pris position en revendiquant la protection d’une frontière, ou le retour à une « démocratie de la connaissance » (Bronner, 2013), ont cherché la différence ontologique a priori entre lui et un véritable discours scientifique. Une revendication d’autorité en lieu et place d’un questionnement plus ouvert sur la question des frontières de la science. Une telle démarche de questionnement n’est pas forcément la preuve d’un laxisme et d’une connivence de certains intellectuels avec les complotistes20 pas plus qu’elle ne nécessite un éventuel dialogue avec eux. Elle prolonge surtout des débats scientifiques plus profonds, que ce soit sur des scandales scientifiques – le négationnisme, le lyssenkisme, l’affaire Sokal –, des débats en sociologie des sciences sur la frontière entre vraie et fausse science (Lagrange, 2013 ; Wallis, 1979), ou plus récemment des débats autour de l’histoire sociale des idéologies stigmatisées (Matonti, 2013). Enfin, et on y reviendra, ce débat sur le complotisme semble aussi toucher à l’inquiétude envers une nouvelle figure du « profane », en position de défiance et de concurrence envers les scientifiques (Méadel, 2006).

4.3. Un caractère politique

40Dans ce qui est peut-être leur aspect commun le plus fondamental, tous les travaux sur le complotisme sont traversés par un accord sur le caractère de menace politique des TdC. Ainsi, la figure du complotiste croise celle de l’extrémiste politique, de l’individu dépolitisé ou abstentionniste, de même qu’elle touche (à travers ce débat sur l’ancrage social que l’on vient de détailler) à tout un débat sur le populisme21.

41La question de l’ancrage politique des TdC et des complotistes a été largement abordée. D’abord par les historiens qui soulignent l’ancrage à l’extrême droite des théories antimaçonniques et antisémites, mais aussi plus récemment par d’autres, notamment Pierre-André Taguieff, pour lesquels le complotisme s’est déplacé à l’extrême gauche (Taguieff, 2006). Les exemples médiatiques de Thierry Meyssan, Alain Soral et Dieudonné semblent ainsi s’inscrire dans la continuité d’un négationnisme d’extrême gauche, que l’affaire autour des écrits de Roger Garaudy avait soulevé en 1996 (Igounet, 2000). Cette question de l’ancrage politique a suscité son lot d’accusations et de dénégations. En 2013, un numéro de la revue Agone montrait l’inquiétude de plusieurs intellectuels américains envers le puissant effet de délégitimation de termes comme « conspirationnisme », et le risque que cette situation fait peser sur la critique sociale (Champagne, Maler, 2013). À l’inverse, il n’est pas non plus difficile de déceler chez les artisans de cette mise en cause, Daniel Pipes, Pierre-André Taguieff et d’autres, une forme de communauté de pensée « néo-réactionnaire » (Durand, Sindaco, 2015) qui fait du « complotisme » un sujet parmi d’autres dans une structure d’opposition plus large.

42Le travail qu’Emmanuel Taïeb appelle à faire sur « le discours conspirationniste [...] utilisé comme une ressource et comme un coup politique par des entrepreneurs de politisation » (Taïeb, 2010) garde toute son actualité : il reste à comprendre comment cette ressource a pu (re)faire son apparition dans les années 2000 dans le champ politique ; l’identité politique de ceux qui l’utilisent (et en miroir de ceux qui la critiquent) ; ses intrications avec les évolutions du champ intellectuel ; et le jeu de mise en abîme de ses utilisations (accusation/dénégation de faire partie d’un complot, mais plus souvent aujourd’hui accusation/dénégation de croire aux complots et donc d’être complotiste). L’identité politique de ces théories semble d’emblée plus complexe qu’un simple déplacement de l’extrême droite vers l’extrême gauche. Si certains cas médiatiques laissent en effet penser que des personnes identifiées à gauche ont pu s’emparer d’une « rhétorique complotiste » au milieu des années 2000, malgré tout, et à l’encontre des théories très diffusées (Taguieff, 2013), l’une des rares analyses statistiques solides indique que le lien entre adhésion aux TdC et intention de vote pour l’extrême droite reste plus fort que le lien à l’extrême gauche (Gombin, 2013). La même étude montre en outre que l’adhésion à certaines théories diffère selon la sensibilité politique, et s’avère même parfois très clivante à ce niveau (ce qui illustre l’absence d’un lien qui mènerait naturellement d’une théorie à l’autre par la vertu d’un même mode de pensée). Occupés à chercher du complotisme à l’extrême gauche, peu d’auteurs ont ainsi étudié les « projets de domination musulmane de l’Europe », « Eurabia », « la rumeur du 9-3 » ou la résurgence d’un anti-maçonnisme (par exemple avec les mobilisations de la « Manif pour tous ») qui se situent majoritairement à l’extrême droite. De manière particulièrement intéressante, bien peu d’entre elles ont bénéficié de la labellisation de complotisme, tout comme un sondage de l’Ifop très relayé en janvier 2018 a pu placer à part la « théorie du grand remplacement », qui était pourtant la théorie à laquelle le plus grand nombre de personnes interrogées semblaient22 adhérer à près de 50 % (Ifop, 2018).

43Enfin, la question est d’autant moins évidente que pour d’autres auteurs, les TdC sont considérées comme le signe d’une dépolitisation, et un moteur d’apathy (Eliasoph, 2010) bien plus que d’un ancrage dans l’extrémisme (Jolley, Douglas, 2014 ; van der Linden, 2015). Un lien qu’une autre étude (Gombin, 2013) tend aussi à montrer en France, à travers les corrélations entre adhésion aux TdC et abstention, ou avec l’absence de « confiance » envers les institutions politiques. Le complotisme est donc tout et son contraire au niveau politique à ce stade.

44Sur un autre plan, la question est également politique du point de vue de l’action publique, comme on l’a déjà noté. En effet, depuis plusieurs années aux États-Unis, et plus récemment en France, la lutte contre les TdC est inscrite à l’agenda des gouvernements, au point de devenir un véritable « problème public ». La question a été abordée de front aux États-Unis – l’administration Obama publiant le certificat de naissance du président pour couper court aux « birthers » – et commence à l’être en France depuis les attentats de janvier 2015 (donnant lieu dans la foulée à plusieurs prises de position du ministre de l’Éducation comme du président de la République). La démarche n’est pas exempte de dilemmes : celui d’intervenir au risque de donner l’impression de vouloir faire taire ceux qui prétendent justement avoir un « discours interdit », et plus encore d’intervenir contre des discours qui ne relèvent pas de la loi (Fenster, 2014). Démarches de contre-cadrage (à l’image de la campagne « On te manipule » lancée en février 2016 par le gouvernement français), travail de surveillance et d’infiltration des groupes complotistes, contrôle accru du web, font ainsi partie d’un nouvel arsenal, où la pensée « anti-complotiste » acquiert désormais sa place en tant que savoir d’État. Les lois sur les fake news ou la nouvelle campagne du service d’information du gouvernement sur cette question en 2019 en sont une illustration très récente.

45À plus grande échelle, une histoire croisée de la lutte contre les comploteurs et les complotistes reste donc à faire, qui aborderait l’effort de marginalisation et la lutte des pouvoirs publics contre le complot en tant que mode d’action politique tout au long du XXe siècle, jusqu’à la situation actuelle où les pouvoirs publics se sont récemment emparés de la lutte contre les discours complotistes émis par certains groupes qui épousent justement parfois les contours de « mouvements souterrains » ou clandestins, et sont tentés de passer à l’action. Cette lutte complexe contre une forme de discours, et non plus un contenu illicite, relève d’un interventionnisme de l’État dans le débat intellectuel qui rencontre d’autant moins de résistances qu’il est intégré dans une lutte plus globale contre une idéologie djihadiste dont le complotisme est présenté comme une antichambre idéologique.

5. Un champ d’étude à inventer ?

46La traduction, plus de 50 ans après sa publication, des travaux de Richard Hofstadter en 2012, illustre assez bien le retard que les travaux sur les TdC ont pu prendre en France, contrastant avec des travaux américains où l’agenda des conspiracy studies a largement évolué. Ce sont à la fois des questions de type historique, politique, social, et une invitation à la comparaison internationale qui traverse aujourd’hui les travaux, plus qu’un fond psychologique et une analyse seulement rhétorique.

47Pour compléter les pistes déjà suggérées, on abordera ici les enjeux et les difficultés d’une étude plus ethnographique du complotisme, objet qui peine encore à se diffracter en terrains et sources d’études. Le prisme ethnographique vise notamment à se démarquer d’une focale macro-historique et sociologique qu’on a longuement détaillée dans les pages précédentes, mais aussi de ce qui a surtout émergé jusqu’ici comme source dominante des réflexions sur le complotisme (après une notable absence de sources précises pendant de nombreuses années) : des travaux quantitatifs (Ifop, 2018 ; Uscinski, Parent, 2014), dans lesquels une méthode de sondage assez floue semble redoubler et consolider le propre flou de la notion de complotisme. A contrario, à partir de l’expérience d’une recherche sur les discours « alternatifs » consacrés au 11 septembre en France (France, Motta, 2017), d’observations et d’entretiens biographiques, d’un travail à partir d’écrits (à l’image des lettres aux journaux américains utilisés par Uscinski et Parent, 2014) plusieurs éléments nouveaux ressortent au titre d’hypothèses de travail. D’abord, une différence fondamentale est à distinguer entre d’une part les « élites du complot », auteurs directs des TdC, dont le caractère politique est souvent très marqué, dont on pourrait discuter parfois la paranoïa d’un point de vue clinique, et dont la démarche proprement intellectuelle et politique est notable, puis d’autre part les « consommateurs » de ces produits culturels et politiques illégitimes. On retrouve ici le débat classique sur la différence entre culture savante, lettrée (même délégitimée) et culture populaire. Assimiler sans aucune réserve les concepteurs et promoteurs de ces TdC à ceux qui les consomment est une lecture simpliste, où là encore l’illégitimité des uns contamine les autres. Comme on l’a vu, de la même manière que tous les lecteurs des TdC ne sont pas fous, ils ne sont pas non plus faciles à cerner sur des variables lourdes (genre, classe, âge, opinion politique, religion). Certains travaux signalent l’aspect genré de ces théories (Christ, 2014) : les complotistes, comme les acteurs mis en scène dans les TdC, sont en effet en majorité des hommes23. Contre l’idée que les complotistes seraient forcément plus jeunes et grands utilisateurs d’Internet, Joël Gombin souligne de son côté que l’âge ne semble pas être une variable importante24. Certains travaux évoquent enfin un lien avec un renouveau de la spiritualité, que ce soit une corrélation spécifique avec la religion musulmane (mais non sa pratique) (Gombin, 2013), ou de manière plus qualitative, une proximité entre les récits des complotistes et ceux des « born again » (Kay, 2011).

48Mais un travail sur les complotistes consiste aussi à étudier potentiellement, au-delà d’une analyse statistique, ce qu’eux-mêmes en disent. C’est-à-dire leur manière d’aborder, de manier et de parler de ces théories, les conditions d’énonciation et de réception des discours complotistes, le sens que les acteurs investissent dans le maniement et la diffusion de ces récits, leur sélectivité vis-à-vis d’un « marché cognitif » clivé, ou encore l’intensité variable de ce qui gagnerait à être qualifié autrement qu’avec le terme, trop chargé, de « croyances ». À la différence des travaux anglo-saxons (Rabo, 2014), aucune recherche n’existe en France sur l’everyday conspiracy talk. Ce qui contribue à donner l’image de complotistes qui seraient des récepteurs passifs sans aucun sens critique ni sélectivité, ni possibilité d’être autre chose qu’un croyant total. Image naïve derrière laquelle pointe le mythe que les intellectuels auraient le monopole de la lucidité et des lectures partielles ou au second degré.

49L’enjeu est de comprendre à quelles autres pratiques, politiques, mais aussi culturelles, est relié « l’usage » variable (dont on ne peut pas forcément déduire une « adhésion ») de ces théories. Au-delà de la dimension politique, c’est également tout le caractère culturel de ces récits qu’il faudrait prendre au sérieux. Le constat d’un complotisme devenu « produit culturel de masse », n’illustre pas seulement la diffusion « sans cesse croissante » d’un mode de pensée, mais soulève aussi de vraies questions : le maniement et la diffusion de TdC sont-ils liés à la consommation d’autres produits culturels (X-Files, les livres de Dan Brown, ou une série comme House of Cards, proposant une vision particulièrement cynique de l’action politique) (Jones, Soderlund, 2017 ; Taïeb, 2018), les uns et les autres étant régulièrement cités comme faisant partie d’un nouvel « imaginaire » du complot ? Ces théories sont-elles perçues alors comme des récits politiques ou de divertissement ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’il semble que certains acteurs politiques, comme Dieudonné et Alain Soral en Franceo, ont justement adroitement réussi à donner un sens politique à de nouveaux produits culturels (la vidéo YouTube, le stand-up), tout comme les complotistes américains avaient investi quelques années plus tôt le format du blog, et la radio ou le fanzine.

50Reste à souligner en dernier lieu une difficulté fondamentale dans l’étude des complotistes, leur impossible repérage. D’une part, la difficulté à tester une « variable du complotisme » dans des études quantitatives est réelle, et c’est le reflet du caractère flou de la notion. D’un usage seulement dénonciatoire, la notion ne peut pas susciter une question directe (« êtes-vous complotiste ? ») où les réponses seraient de toute évidence négatives, elle fait dès lors l’objet de tests sous forme d’invention de fausses théories. Une démarche qui présente de sérieuses limitations, tant on y retrouve l’idée erronée que toutes les TdC seraient interchangeables et représenteraient une forme de pensée distincte (Oliver, Wood, 2014), et plus encore ces théories s’avèrent souvent trop grossières pour être crédibles. La variable du complotisme se trouve assimilée dans d’autres études à une question ou une affirmation, par exemple « ce n’est pas le gouvernement qui dirige le pays, on ne sait pas qui tire les ficelles » (Gombin, 2013), qui présente là encore le problème de faire écho à des idées politiques plus légitimes et répandues, comme de prendre une connotation quasi ironique.

51D’autre part, c’est la cohérence même de groupes complotistes (et par conséquent la possibilité même de les approcher) qu’il faut interroger (et l’enjeu de pouvoir les étudier, mais aussi les surveiller ou les infiltrer). Dès cet instant aussi le terme, d’usage dénonciatoire, n’est à aucun moment une étiquette revendiquée. Le contournement du terme de « complot » ne se trouve pas seul en cause, plus profondément la question fait écho aussi à l’absence de consistance de groupes complotistes, ou à leur caractère d’activisme seulement virtuel, qui facilite en retour tous les fantasmes. Si certains groupes (forums Internet comme ReOpen 911 ou Égalité et Réconciliation) et plus rarement certains rassemblements (les opposants présents chaque année à la conférence Bildelberg par exemple) semblent pouvoir faciliter une étude ethnographique (Vasseur, 2010), ou encore si certains « concepteurs » ou « diffuseurs » médiatiques de ces théories sont identifiables, ils restent rares. Contrairement à ce que des néologismes comme « complosphère » semblent véhiculer comme idées et contrairement aux revendications d’être « sans cesse plus nombreux » déployées par ces mouvements, leur nombre reste très incertain. Il est grossi par leur capacité à savoir utiliser intelligemment le web pour avoir l’air plus nombreux, en convergeant de manière paradoxale avec les discours alarmistes qui les dénoncent et s’inquiètent de leur « expansion ».

52En réalité, l’approche critique des TdC a bien plus contribué à populariser et agréger ces récits, à donner une consistance aux complotistes, qu’on pourrait le croire : d’emblée la démarche fonctionnaliste amène, comme on l’a montré, à voir des complots sans cesse, puisqu’elle procède par création d’une abstraction de TdC dont on peut potentiellement percevoir des avatars partout. Ensuite, comme le montrent les séries de rumeurs de fin du monde associées à la commune de Bugarach en 2012 (Esquerre, 2012) dont les récits sont parfois moins diffusés par des « illuminés » que par les journalistes, c’est-à-dire moins par des adhérents (venus très peu nombreux dans le village, au grand dam des journalistes) que par la critique ou l’humour. On peut en retour se demander si la création de cet artefact d’un phénomène complotiste, à l’intersection du journalisme et de ces militants, n’a pas une conséquence sur certains acteurs du champ politique qui y voient un potentiel électorat à séduire et, parce qu’ils jouent sur ses codes, contribuent à faire exister le repos phénomène. En ce sens le caractère de marronnier qu’a pris la dénonciation ou la moquerie régulière des TdC dans les journaux revêt un effet paradoxal.

53C’est d’autant plus vrai avec leur déploiement sur Internet, où l’économie du page rank de Google et plus encore de l’algorithme de Facebook (Cardon, 2013) donne potentiellement du poids à n’importe quel site évoqué, même pour le critiquer. Il est dans ces conditions difficile de mesurer l’audience réelle d’un contenu en partie largement regardé par des critiques ou par ironie. Et quand elle n’est pas mesurée par un nombre de clics, de vues ou de likes, l’audience est souvent surévaluée par principe dans certains travaux, via l’analogie abusive entre l’espace public et le web. Pour certains, ce dernier serait un espace où l’on peut tout lire en quelques clics (Taguieff, 2013). Les principes de classement, de visibilité et de hiérarchisation propres à Internet sont ignorés pour se limiter à l’idée simpliste qu’une page web est forcément publique parce qu’elle peut potentiellement être vue. Là encore, on retrouve l’image inversée, négative, de cette « utopie Internet », fantasmée dans les années 1990 comme permettant d’avoir accès à tout en quelques clics.

54Le « complotisme » se déploie sur un média aux cultures ludique et provocatrices. Et à ce titre, le débat sur le complotisme croise celui sur l’activisme sur Internet, pose la question de l’« économie politique du like », dont il serait illusoire de croire qu’il vaut adhésion politique ou croyance absolue. Aux formes de participation relâchées épousant quasi totalement le web 2.0 (like, partage, commentaire, visionnage de vidéos), qui ne disent finalement pas grand-chose du degré d’adhésion, semble répondre, de la part des producteurs de ces contenus, une capacité à savamment utiliser la culture et le fonctionnement du web. En effet, Alain Soral a endossé par exemple la figure du « troll » à laquelle il a emprunté l’outrance et l’agressivité (Casilli, 2010), Dieudonné a détourné la vidéo comique pour lui donner un sens politique, et les uns et les autres peuvent mettre en scène un nombre d’adhérents sans cesse croissant en partie parce que les likes, par nature, se cumulent : ces pages étant plus souvent oubliées que quittées formellement, ce « dislike » étant moins accessible à première vue dans nombre d’interfaces, il y a création d’un artefact de nombre parce qu’on ne compte pas ces désertions. Ainsi on dénombre 35 000 personnes en 2018 sur la page Facebook de ReOpen911 en France, qui datent majoritairement de 2007-2009, alors même que tous les entretiens au sein de l’association montrent un désengagement massif depuis (France, Motta, 2017).

6. Conclusion : ce que cache le complotisme

55Si on attribue souvent au complotisme un rôle de « révélateur » de tensions et d’inquiétudes contemporaines, il y a lieu de penser que cet exercice pourrait être appliqué aussi avec profit à ses critiques, et qu’il est moins un objet en soi qu’un miroir déformant (Barrows, 1992). La description du phénomène semble en effet se faire l’écho d’inquiétudes spécifiques aux élites et leurs propres bouleversements. Que ce soit le champ scientifique qui s’inquiète du braconnage inversé (Grignon, Passeron, 1989) et de la concurrence de populations profanes ; le champ politique concerné par le populisme, l’abstention, ou l’antisémitisme ; le champ militant qui se pose des questions sur l’activisme par Internet et le désengagement ; ou le champ journalistique confronté à des « médias participatifs » et des lecteurs qui se veulent de plus en plus les égaux des journalistes professionnels :tous ces acteurs liés au débat sur le complotisme partagent une certaine inquiétude du populaire et du profane.

56Amalgames d’inquiétudes, « le complotisme » renseigne plus sur ses critiques qu’il ne désigne une véritable population à étudier. Néanmoins, se cachent derrière ce terme de possibles recherches concrètes, qui demandent un véritable changement de paradigme dans ce champ d’étude : au-delà de l’étude de la construction sociale de cette problématique (qui nécessite toujours de travailler sur la co-construction entre complotisme et anti-complotisme), il s’agit d’examiner de plus près quelques groupes plus structurés que d’autres, particulièrement dans cette nouvelle extrême droite très connectée. Plus encore, l’enjeu est bien de s’interroger sur la part à donner au web, son fonctionnement et ses usages réels comme ses faux-semblants, dans un processus de construction sociale d’un problème public. Enfin, étudier sérieusement le complotisme est avant tout une chance pour ouvrir un certain nombre d’objets délaissés en sciences sociales, y compris au passage l’étude du renseignement, qui occupe une position instable à la fois objet de ces TdC et potentiel acteur de la lutte contre leur diffusion. **

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** Notes

1 Cette campagne, initiée par le service d’information du gouvernement, et essentiellement basée sur un site internet et des vidéos YouTube à vocation humoristique destinées aux jeunes (principale cible supposée des théories du complot) a été doublée d’une attention soutenue à d’autres niveaux. Dans l’éducation nationale, on a vu se multiplier les ateliers d’initiations aux médias. Dans ce cas comme dans celui du ministère de l’Intérieur la question de l’islamisme a été adossée à celle du complotisme, et des outils de repérage de personnes en cours de radicalisation.

2 Deux articles publiés ces dernières années dans une revue de premier plan (Taïeb, 2010 ; Rios-Bordes, 2017) et une seule thèse soutenue (Giry, 2014).

3 Malgré toute la réserve nécessaire vis-à-vis de ces termes, porteurs d’une histoire et d’un stigmate, ils seront employés ici sans guillemets pour faciliter la lecture.

4 Plus encore, la notion semble au même moment circuler chez des intellectuels plus ouvertement à droite, comme Raoul Girardet (Girardet, 1990), voire à l’extrême droite comme Alain de Benoist. Elle apparaît, mais un travail plus complet sur ce point reste à faire, fondamentalement ancrée dans des racines « néo-réactionnaires » (Durand, Sindaco 2015) et en retour très peu employée par des penseurs identifiés à gauche (Champagne, Maler, 2013).

5 Par exemple Richard Hofstadter relève d’une école qui aborde le totalitarisme à travers l’importation de problématiques psychologiques, non loin de ce fait des études sur le nazisme (Butter, Reinkowski, 2014).

6 Pour d’autres présentations taxinomiques, voir par exemple, Nicolas, Danblon, 2010 ; Hofstadter, 2012 ; Kreis, 2012.

7 Programme de surveillance et d’infiltration des groupes militants par le FBI de John Edgar Hoover des années 1950 à 1970.

8 Présente aussi dans énormément d’articles de presse, cette approche en terme rhétorique autorise en retour à « inventer » des TdC plausibles, à l’image des nombreuses blagues et théories parodiques qui circulent ou de l’anticipation de nouvelles TdC à chaque nouvel événement. Les journalistes de Slate ont ainsi couvert la mort de Ben Laden sous cette forme parodique, tandis que d’autres de Spicee ont délibérément créé une « théorie » fin 2015.

9 C’est l’ambition de projets européens comme le Conspiracy & Democracy – CRASSH au sein de l’Université de Cambridge (2013-2018).

10 Un rapprochement d’autant plus intéressant dans ce dernier cas, l’étude d’une secte, que les politiques publiques en matière de lutte contre le complotisme en France ont justement été pensées comme une extension de la politique de lutte contre les sectes. Le rapport annuel de la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et lutte contre les dérives sectaires) évoque chaque année la question, et particulièrement en 2014 (Miviludes, 2014).

11 Le processus qui a amené les faits conspiratoires et les « théories du complot », le comploteur et le complotiste, à se dissocier l’un de l’autre reste à étudier. Dans le procès de Nuremberg en 1945, le crime de conspiration est central dans l’acte d’accusation contre les dirigeants nazis, mais il croise aussi de manière intéressante une autre accusation, celle d’avoir construit, utilisé et diffusé des théories : « propaganda campaign of hate », « german theory of collapse behind the lines », « ideological theories ». Voir le chapitre XII sur la persécution des juifs Nazi Conspiracy and Aggression (1946) dans le document numérisé du « projet Avalon » de la Yale Law School : http://avalon.law.yale.edu/imt/chap.... Je remercie chaleureusement l’un des relecteurs anonymes d’avoir attiré mon attention sur cette question.

12 À l’image de Gérald Bronner. Toutefois dans l’unique expérience de psychologie cognitive menée pour son livre, la variable sociale est moins inopérante que non testée : l’auteur procède seulement à un découpage en tranches d’âge.

13 Le complotisme rappelle aussi toutes les théories parodiques de religions comme le « pastafarisme », ou la « théorie de la licorne rose invisible », diffusées dans les années 1990 et 2000, qui à aucun moment n’ont été soupçonnées d’être plus qu’ironiques tant elles semblaient émaner d’acteurs légitimes et historiques sur internet.

14 Le livre de Jonathan Kay sur les « truthers » américains est ainsi riche de portraits ou pointe sans cesse cette figure du chercheur, du policier ou du haut fonctionnaire qui n’a pas eu la carrière qu’il voulait (Kay, 2011).

15 À ce titre, on peut se demander si la focalisation sur l’abbé Baruel n’est justement pas liée au fait qu’il est le premier à publier une théorie du complot, et donc à concurrencer une forme bourgeoise de monopole de l’écrit, faisant rentrer dans une forme marquée socialement des types de discours auparavant associés au populaire.

16 Voir sur ce point le colloque « Le Moyen-Orient du secret », organisé en octobre 2016 par le CCMO à Paris.

17 Mais qui fait écho à la politique de mise en scène, par certaines des institutions mises en cause, de cette historicité et de leur importance dans l’histoire passée.

18 Ce qui n’est pas toujours vrai : Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, esquisse par exemple une alternative où le complot n’est ni pyramidal, ni potentiellement limité en nombre, mais travaille plutôt avec des concepts mathématiques et une représentation en réseau plus sophistiquée (Assange, 2006).

19 Une recherche Google « 9/11 studies » renvoie par exemple en premier à deux sites complotistes. En français, toute recherche approfondie sur la question finit par renvoyer aux documents et vidéos accumulées et méthodiquement archivées sur un autre site complotiste, ReOpen911.

20 À l’image de la mise en cause par Philippe Val du complotisme de certains sociologues, cette accusation semble être liée aussi au débat sur la « culture de l’excuse » et à une mise en cause plus globale de la sociologie. Pour une critique, voir B. Lahire, 2016.

21 Ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où c’est déjà Pierre-André Taguieff qui a popularisé cette notion. Voir A. Collovald, 2005.

22 On emploie le terme « semblaient » à dessein, tant ce sondage était marqué par des impositions de problématiques multiples, notamment le fait de ne jamais proposer de réponse « ne se prononce pas » (ce qui tend en conséquence à cliver les avis), ou encore l’énorme écueil d’interroger les enquêtés sur leur adhésion à des théories qu’ils ne connaissaient pas avant le sondage.

23 Un constat palpable chez ReOpen911 en France, où l’association compte une écrasante majorité d’hommes.

24 Son travail présente toutefois une limitation importante puisqu’il s’agit d’un panel électoral avec uniquement des personnes âgées de 18 ans et plus. Une hypothèse tendant à faire des TdC un thème spécifiquement adolescent où se jouent à la fois une « fracture numérique » générationnelle et une classique forme de révolte adolescente, gagnerait ainsi à être étayée dans des travaux complémentaires. ** Référence électronique Pierre France, « Méfiance avec le soupçon ? Vers une étude du complot(isme) en sciences sociales », Champ pénal/Penal field [En ligne], 17 | 2019, mis en ligne le 26 juin 2019, consulté le 18 août 2021. URL : http://journals.openedition.org/cha... ; DOI : https://doi.org/10.4000/champpenal.10718 **

Auteur Pierre France Doctorant en science politique

** Annexe QAnon : article de Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/QAnon la grande réinitialisation (The Grat reset). Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/La_gr... Le texte en français de Claude Schwab et disponible en format PDF sur Internet http://reparti.free.fr/schwab2020fr.pdf ** Hervé Debonrivage


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