À propos du « bloc bourgeois » – Une histoire, des questions présentes

dimanche 18 juillet 2021.
 

Depuis quelque temps, une idée revient avec insistance. Face au « bloc bourgeois » qui serait la base sociale du macronisme, il conviendrait d’organiser un « bloc populaire » disputant le terrain au Rassemblement national. L’analyse sociale semble si familière qu’on peut être tenté par elle. Et pourtant…

La métaphore du « bloc » est employée sous la Troisième République, pour désigner de vastes regroupements visant à la majorité politique : Bloc républicain, Bloc national, Bloc des gauches… Après 1918, elle est peu à peu concurrencée par la thématique plus guerrière du « front », que préfèrent les communistes.

Mais elle se maintient, en se déplaçant vers l’analyse sociale. En 1924, au nom de l’Internationale communiste, Léon Trotsky fustige le « bloc bourgeois », que constitue pour lui le Cartel des gauches (alliance des radicaux et des socialistes), et lui oppose le « bloc ouvrier et paysan » que porte le PCF. La ligne esquissée en 1924 se durcit trois ans plus tard, quand émerge la stratégie internationale dite de « classe contre classe ». Aux tenants de la bourgeoisie en décomposition, s’oppose le bloc prolétarien de rupture anticapitaliste proposé par les seuls communistes. La notion de « fascisation » devient la référence ordonnant l’ensemble de la société (la démocratie se fascise, dit-on volontiers du côté communiste) et permet d’amalgamer, dans la même détestation, l’ensemble des forces politiques en dehors du PC. Une mention spéciale est même destinée aux frères ennemis, les socialistes, désormais qualifiés de « social-fascistes ». La ligne « classe contre classe » et ses conséquences sont abandonnées entre 1934 et 1935, pour laisser la place à l’orientation de front populaire. Si la critique du capitalisme reste en arrière-plan, l’ennemi principal est désormais le fascisme.

La logique binaire revient en force pendant la guerre froide : pour les communistes, tous les partis autres que le leur sont englobés dans le « parti américain » (« Il n’y a plus gauche et droite », écrit à l’automne de 1947 le dirigeant communiste Marcel Cachin dans ses carnets personnels), tandis que, pour les socialistes, « le PCF n’est plus à gauche mais à l’Est ». La ligne de démarcation existe toujours entre deux blocs (« occidental » et « oriental ») entre lesquels il faut nécessairement choisir, mais qui ne se définissent plus comme des blocs de classe.

Le terme de « bloc bourgeois » est revenu après 2017, pour caractériser le phénomène nouveau du macronisme, qui se veut en dehors du conflit de la droite et de la gauche. En 2018, les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini écrivent un stimulant essai, L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir), qu’ils sous-titrent Alliances sociales et avenir du modèle français. Ils voient, dans le « bloc bourgeois », le socle du nouveau pouvoir, sans cacher pour autant la complexité voire la fragilité de ce bloc.

En février 2019, en plein mouvement des Gilets jaunes, Le Monde diplomatique, sous la plume de Serge Halimi et Pierre Rimbert (« Lutte de classes en France »), oppose le « bloc populaire » en constitution à un « bloc bourgeois » dominé par la peur de la nouvelle lutte des classes. En décembre 2019, le penseur d’extrême droite, Alain de Benoist, reprend à son tour la thématique du face-à-face dans la revue Éléments. Il y dénonce un « bloc bourgeois » rassemblant « les très riches du CAC 40, les bobos, le personnel des grands médias et les cadres supérieurs enthousiastes de la mondialisation pour qui tout ce qui est « national » est dépassé ».

De Benoist raccorde le binôme à une conception plus globale, qu’il défend depuis longtemps : l’horizontalité de la lutte des classes d’hier (structurée autour de l’égalité) laisse la place à la verticalité du conflit entre « bas » et « haut » (structuré autour de l’identité). Le bloc populaire s’enracine dans les valeurs de la nation, ce qui l’oppose radicalement au cosmopolitisme du bloc bourgeois.

Le 21 mai 2021, le site Le Média, proche de Jean-Luc Mlénchon, publie une contribution du « Stagirite » intitulée « 2022 : le bloc bourgeois s’organise, le bloc de gauche se construit ». Enfin, le 6 juin 2021, le blog de Mélenchon convoque lui aussi la notion de « bloc bourgeois » pour valoriser ce qu’il appelle la « stratégie globale » de « l’union populaire ».

Il en est du bloc bourgeois comme de la caste ou de l’élite : suffisamment flou pour que l’on y englobe tout adversaire potentiel… quand bien même il serait le plus proche de soi.

Les risques d’un concept flou

Comme d’ordinaire, la démonstration se veut rigoureusement sociale : Macron, le « Président des riches » n’est que le point de ralliement d’un bloc social « bourgeois » ; face à lui, il convient donc de constituer un « bloc populaire », capable de parvenir à la majorité dès 2022. Or cette constitution ne peut se faire que sur la base d’une « rupture » permettant d’aller vers « une nouvelle société dont les normes et les valeurs ne seraient plus celles de l’ordre établi ». L’union de la gauche ne rend pas possible une telle rupture (le PS et EELV n’en veulent pas dans les faits) et le PC a décidé de présenter son candidat à la présidentielle.

La solution consiste donc à porter devant les catégories populaires le seul programme existant de rupture : « L’Avenir en commun ». L’objectif stratégique est dès lors de montrer que ce programme est crédible, que le candidat Mélenchon le mettra sincèrement en œuvre et qu’il en a personnellement la capacité. Sur cette triple base, le candidat franchira l’obstacle du premier tour ; au second, enfin, l’union se réalisera, non pas « l’union de la gauche », mais « l’union populaire », c’est-à-dire le moment « où le peuple lui-même s’unit par un vote en commun ».

Un lien logique relie ainsi la référence au « bloc » et la formule stratégique d’une « union populaire » distincte de l’union de la gauche. Or cette référence est lourde d’ambiguïté. Le bloc, tout d’abord, est en général si vague qu’il est extensible à l’infini. Où se situe la limite du « bourgeois » ? Faut-il y voir le « 1% » opposé aux « 99% » ? La petite tribu des milliardaires ? La masse des actionnaires ? Les décideurs politiques ? Toutes les couches sociales qui, d’une façon ou d’une autre, bénéficient des retombées du « système » ? Comptera-t-on dans ce bloc l’essentiel des forces politiques, y compris les forces de gauche qui ne seraient pas du côté de la rupture ? Et si « bourgeois » se confond avec « privilégié », jusqu’où va le champ du privilège ? Il en est du bloc bourgeois comme de la caste ou de l’élite : suffisamment flou pour que l’on y englobe tout adversaire potentiel… quand bien même il serait le plus proche de soi.

Il ne s’agit bien sûr pas d’ignorer ici le poids de la position sociale dans la distribution des votes. Quand elles font leur choix, les catégories sociales supérieures (les « CSP+ » des sondages) ont une propension massive à se tourner vers la mouvance macronienne et la droite classique. En revanche, les catégories populaires s’abstiennent ou se portent vers l’extrême droite (à la présidentielle) ou vers la droite (aux législatives). Ce qui est avéré est que les catégories les plus modestes ne se tournent plus guère vers la gauche, même si elles l’ont fait un peu plus pour Mélenchon à la présidentielle de 2017.

Mais si la propension des groupes sociaux à voter est politiquement orientée, la structure des électorats est plus complexe. Tout bien considéré (voir encadré), la part des actifs appartenant aux couches supérieures ou aux couches populaires n’est pas si discriminante entre les électorats. À la limite, les plus opposés socialement semblent être celui de Fillon et celui de Le Pen ; et encore faut-il tenir compte du facteur générationnel (l’électorat Fillon est celui qui compte le plus d’inactifs qui ne sont pas majoritairement issus des milieux les plus favorisés). Macron attire avant tout les couches supérieures, mais n’est pas si surclassé qu’on le pense du côté des catégories populaires. Si l’on en croit les sondages, il pourrait même obtenir à lui seul un pourcentage des ouvriers qui votent supérieur à celui de la gauche présidentielle.

Le plus important n’est pas là. Il est dans le constat que la distribution sociale des électeurs ne se déduit pas d’une simple corrélation entre groupes sociaux et vote. Il fut un temps, pas si lointain mais désormais forclos, où les catégories populaires avaient un groupe central (le monde ouvrier) et où ce groupe s’était peu à peu constitué en mouvement (le mouvement ouvrier) agissant à la fois sur la scène sociale et dans le champ politique. Sur cette base s’étaient nouées des relations, toujours complexes mais reproductibles, entre la gauche et le mouvement ouvrier. Dans les phases de plus grande expansion (la Libération, les années 1970), cette conjonction a nourri la concentration majoritaire des votes populaires sur la gauche. Ce n’est pas une corrélation sociale mécanique qui raccorde « classe » et « gauche », mais une construction complexe où s’entremêle de l’objectif et du subjectif, du conscient et de l’inconscient, de la pratique et du symbolique.

Chaque ensemble a par ailleurs son incarnation provisoire : même si Macron et Le Pen repoussent plus qu’ils n’attirent, leur attraction est suffisante, au moins dans leur espace, pour parvenir au « tour décisif ». Ni la droite classique, ni la gauche ne donnent l’impression de disposer d’une proposition au moins aussi attractive.

La conjonction s’est défaite : le monde ouvrier n’a pas disparu, mais il s’est disloqué. L’unification relative des classes populaires a laissé la place à une dispersion qui brouille les repères traditionnels de la classe et la gauche est entrée en crise. Dès lors, le champ politique fonctionne de moins en moins en forme de blocs. Les groupes sociaux se portent certes plus ou moins vers tel ou tel groupement politique. Mais ce qui domine est le « plus ou moins » : la réalité du champ politique est celle de sa parcellisation, qui perturbe aujourd’hui toute logique majoritaire.

Si l’on observe ce champ, deux cohérences semblent se dessiner plus nettement que d’autres. Elles tendent à opposer deux projets de société : l’un est à la fois libéral, autoritaire et ouvert sur l’extérieur (l’Europe, le monde) ; l’autre est à la fois « illibéral », protectionniste et excluant. Sans qu’ils soient majoritaires, ce sont ces deux cohérences relatives qui attirent plus fortement que les autres au premier tour, ce qui leur permet de propulser leurs candidatures vers le second tour. Le macronisme prospère sur la base de la première cohérence ; le lepénisme sur celle de la seconde. Chaque ensemble a par ailleurs son incarnation provisoire : même si Macron et Le Pen repoussent plus qu’ils n’attirent, leur attraction est suffisante, au moins dans leur espace, pour parvenir au « tour décisif ».

Ni la droite classique, ni la gauche ne donnent à ce jour l’impression de disposer d’une proposition au moins aussi attractive : la droite classique est écartelée entre Macron et Le Pen ; la gauche dans son ensemble, rivée à son score modeste de 2017, se demande sur quelles bases reconquérir les classes populaires. Du coup, la tendance générale est inquiétante : c’est vers la droite que se trouve la dynamique politique et vers une droite de plus en plus à droite et d’ores et déjà largement populaire. Si un bloc sociopolitique peut se constituer à court terme, il est peu vraisemblable qu’il le fasse du côté gauche. Qui rêve de « bloc populaire » doit savoir que ce bloc est pour l’instant largement dominé.

De plus, sa métaphore pousse la force qui l’utilise à mettre l’accent sur sa différence, alors même qu’elle s’affirme désireuse de rassembler. Dans les faits, qu’elle soit ancienne ou récente, la référence à un « bloc » ou à un « camp », socialement composite mais politiquement réuni, est toujours utilisée pour délégitimer le jeu des alliances partisanes, tenues pour inefficaces et dangereuses.

Résumons-nous… Le vocabulaire du bloc pêche par trois aspects : il est plus qu’incertain dans l’énoncé de ses limites ; il exagère la cohérence des regroupements sociaux qu’il met au cœur de ses logiques ; il suppose une corrélation mécanique entre des situations sociales et des dispositifs politiques. Quant au qualificatif de « populaire » tel qu’il est employé ici, ou bien il apparaît comme un vague ersatz d’un vocabulaire de classe, ou bien il est un clin d’œil nostalgique à une taxinomie sociale familière, mais en partie dépassée. Ce n’est pas parce que leur existence persiste que « peuple » et « bourgeoisie » fonctionnent à l’identique. Au bout du compte, la rhétorique du bloc risque d’être le justificatif d’un cheminement solitaire, plus qu’un opérateur efficace pour penser l’action collective.

Le pivot de l’émancipation

La question des classes populaires est bien sûr stratégique. Se détourner d’elles, au motif qu’elles sont massivement attirées par l’extrême droite, est bien évidemment une folie : on se souvient que le think tank socialisant Terra Nova le suggérait au début des années 2000. Mais la logique « destituante », qui consiste à attiser la colère ou la haine contre la « caste » ou « l’élite » risque d’être de plus en plus contre-productive. Ce n’est pas la colère en elle-même qui peut constituer les catégories populaires dispersées en multitude qui lutte et en peuple conscient de lui-même.

« Bloc ouvrier et paysan » contre « bloc bourgeois » (1924), « classe contre classe » (1927-1933), « camp de la paix » contre « parti américain » (1947-1953), « bloc bourgeois » contre « bloc populaire »… Chaque fois, la logique du « bloc » fait l’effet d’une théorisation involontaire de l’impuissance, qui peut vouer tout projet d’émancipation et toute perspective de gauche à la minorité structurelle.

Aucune stratégie politique ne se déduit aujourd’hui d’un discours général sur les classes. Elle est par définition une construction collective et globale, alliant du social, du politique et du symbolique, mêlant de l’expérimentation patiente et des audaces politiques. Mais nulle dynamique rassembleuse n’est possible si elle ne se construit pas autour de quelques convictions simples et partagées. Celles qui sont énoncées ici ne sont que des ébauches personnelles, ni un programme, ni un projet. Elles sont formulées en six points lapidaires :

1. Le peuple sociologique, dominé par les ouvriers et les employés, est toujours le plus nombreux et le plus subalterne. Il est toujours le peuple, mais il n’est plus celui d’hier, ni dans ses activités, ni dans ses modes de vie, ni dans ses affects. Il n’échappe pas, pas plus que tout autre groupe social, à une individuation qui fonde le désir d’autonomie et redéfinit radicalement le rapport de l’individuel et du collectif. Au fond, préférer le peuple (plus large) ou la classe (théoriquement plus compacte) relève souvent d’un même oubli. Ni la classe ni le peuple ne sont des données toutes faites : elles se construisent et se reconstruisent. Il ne suffit donc pas de juxtaposer leurs éléments épars, mais de créer les conditions de leur mise en commun.

Sur ce plan, comme sur tant d’autres, nous avons changé d’époque. À l’échelle sociale, il n’y a plus de groupe central (la classe ouvrière), ni de mouvement central (le mouvement ouvrier). Les catégories populaires peuvent se présenter en multitude qui lutte (mouvement salarial, Gilets jaunes…) ; elles ne forment pas un peuple politique en état d’infléchir le mouvement de la société tout entière. Leur émancipation suppose leur unification en temps long. Elle n’est pas l’affaire des seuls partis ; mais leur contribution n’est pas secondaire.

2. La base matérielle de cette unification est dans la place qui est socialement attribuée aux catégories populaires. Elle est depuis longtemps définie par la conjugaison de l’exploitation économique, de la domination politique, de la discrimination symbolique et d’une position subalterne. Le maître mot de l’univers populaire est la dépossession : être du côté du peuple c’est être triplement dépossédé, des avoirs, des pouvoirs et des savoirs. Mais l’aliénation qui en résulte est variable, à la fois objectivement et symboliquement. La dépendance commune ne crée pas de l’uniformité, mais une palette complexe d’inégalités et de discriminations, qui se combinent de façon complexe, « intersectionnelle » comme cela se dit souvent. Or de la variation naît la division ; du coup, le « peuple » divisé reste dominé et placé en position seconde.

3. Pour passer de la multitude au peuple politique, une médiation fondamentale doit se penser. Il ne suffit pas, comme cela se fit beaucoup au moment des Gilets jaunes, de s’insurger contre ceux qui cumulent richesses, pouvoirs et savoirs. Il ne suffit même pas de se dresser contre le système qui distribue inégalement les ressources et qui sépare les classes et les individus. Plus que tout, il faut aussi s’appuyer sur la conscience que l’on peut envisager une société qui ne sépare pas, ne hiérarchise pas et ne subordonne pas les individus. La conviction d’une autre société possible était au cœur de la dynamique du mouvement qui a fait des ouvriers dispersés une classe. Cette conviction est aujourd’hui socialement épuisée par les aléas d’un siècle d’histoire.

4. Rassembler le peuple, ce n’est donc pas avant tout regrouper des fragments sociaux, jusqu’à atteindre une majorité sociologique : c’est rassembler à la fois les dominés et ceux qui, quel que soit leur statut, considèrent qu’une société n’est pas vivable si elle ne réconcilie pas l’égalité, la citoyenneté et la solidarité, et si elle n’y ajoute pas la sobriété. Ainsi, l’objectif stratégique n’est pas la construction d’un « bloc populaire », mais la constitution plurielle d’un « pôle d’émancipation », aussi bien collective qu’individuelle, qui soit à vocation majoritaire. Au centre de cette constitution, ne se trouve ni un groupe social ni un mouvement critique particulier ni un programme (même s’il faut formuler des cohérences programmatiques évolutives). La base d’unification se trouve dans un projet, c’est-à-dire une manière de raconter la société telle qu’elle est et telle qu’elle peut être, dès l’instant où une majorité se dessine pour la promouvoir.

5. En janvier 2019, pour combattre le « bloc bourgeois », Le Monde diplomatique mettait en avant la belle figure du socialiste Jules Guesde, qui niait l’importance des divisions internes à la bourgeoisie et insistait sur son unité profonde de classe. Le mensuel oubliait seulement de rappeler que Guesde combattait à l’époque la position de Jean Jaurès, qui plaidait pour que l’on considère le combat pour la réhabilitation du « bourgeois » Dreyfus comme un devoir du mouvement ouvrier. Plutôt que de rejouer aujourd’hui le combat de la « pureté » doctrinale guesdiste contre « l’opportunisme » jaurésien, mieux vaut se dire que l’équilibre Jaurès-Guesde a dynamisé le monde ouvrier. De même, dans l’entre-deux-guerres, ce n’est pas la logique excluante du « classe contre classe » qui a porté en avant la gauche ouvrière, mais celle du « Front populaire », ouvert à l’alliance avec ceux que les communistes désignaient auparavant comme des membres d’un « parti bourgeois » (les radicaux) voire comme des « social-fascistes » (le PS-SFIO).

Les formules d’hier ne peuvent être celles d’aujourd’hui, même si elles furent les plus propulsives en leur temps. Mais on peut au moins retenir que rassembler le peuple, rassembler la gauche et lutter pour une gauche bien à gauche sont trois dimensions inséparables, et que jouer l’une plutôt que l’autre conduit au désastre. On peut ajouter que rassembler le peuple et rassembler la gauche, c’est penser en même temps ce qui permet à la gauche de retrouver une majorité et aux catégories populaires de revenir au centre du débat public. Il est donc illusoire de croire que l’on peut se débarrasser de la notion de gauche, pour enfin rassembler le « peuple » ; mais il convient de donner à cette gauche le projet, les mots, les symboles et les formes d’organisation qui lui donnent sa dynamique et lui permettent d’assurer sa mission. Une gauche dynamique et rassemblée ne peut être qu’une gauche refondée, dans sa manière de regarder la société et de la nommer, tout comme dans sa manière d’écrire le récit d’une possible émancipation.

6. Dans l’immédiat, le plus grave serait de sous-estimer le danger représenté par l’extrême droite. Cela suppose de combattre sans compromission ses idées, même celles qui semblent gagner massivement le monde populaire. Cela suppose aussi de repousser tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, relativise la gravité de son expansion : l’arrivée au pouvoir de l’équivalent des Orban, Bolsonaro voire Trump serait en France une régression démocratique globale et pas le simple prolongement des dérives en cours. Pour éviter cette régression, on ne peut pas accepter n’importe quoi ; mais on ne peut pas non plus relativiser le pire, même au nom du désastre existant.

Ces réflexions très générales n’ont pas vocation à s’opposer à quelque candidature que ce soit, du côté de la gauche. Mais elles suggèrent que, pour l’instant, aucune ne semble pleinement en état de redonner à la gauche toute la vigueur nécessaire. En 2007, la gauche dite « antilibérale » s’est divisée. Du coup, alors qu’elle avait marqué de son empreinte la bataille contre le projet de Traité constitutionnel européen, elle s’est trouvée cruellement marginalisée. La compétition en son sein se réduisit à savoir qui serait le plus grand des « petits » (c’est Besancenot qui gagna alors la partie).

Il ne faudrait pas que, en 2022, la mésaventure advienne à la gauche dans son ensemble. Dans la course au sondage, Mélenchon est en tête. Mais l’écart avec ses concurrents semble s’être réduit. Et, chaque fois que l’hypothèse d’une candidature commune est évoquée, comme les autres la sienne n’attire pas la moitié du total du capital théorique de la gauche. L’ambition de Mélenchon reste certes d’y parvenir. Le texte de son blog, qui se construit autour de l’antagonisme entre « bloc bourgeois » et « bloc populaire », est l’axe proposé à ce jour. Ce n’est pas faire preuve de « Mélenchon-bashing » que de souligner les insuffisances d’une cohérence qui, si elle restait en l’état, risquerait de reproduire, peut-être en pire, les défauts qui furent ceux du « populisme de gauche ». Et ce n’est pas faire preuve de mépris pour les autres hypothèses à gauche, que de dire qu’elles n’offrent pas – pas plus que l’actuel récit mélenchonien - d’alternative franchement enthousiasmante.

Si le débat citoyen a une vertu, il devrait s’essayer à donner à la gauche le souffle d’un projet. S’il y a débat à gauche, au moins que ce soit sur le fond des projets politiques, et pas seulement sur des mesures programmatiques. Peut-être, de ce débat, surgira-t-il la lumière d’ une unité capable de contenir le ressentiment et, mieux encore, de réveiller l’espoir.

Roger Martelli


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