Lors d’une audition récente devant le Conseil économique, social et environnemental, l’économiste Paul Boccara a présenté ses nouveaux travaux. Pour lui, la crise actuelle n’est pas qu’économique. Une autre civilisation est en gestation. Entretien.
En quoi les luttes actuelles sur les retraites ont-elles une portée de civilisation ?
Paul Boccara. Elles ont une double dimension. L’une économique et sociale, concernant les besoins sociaux et une transformation de progrès du financement, à l’opposé de la « réforme » favorisant la domination des capitaux financiers. Mais il y a une seconde dimension, non économique, qui concerne la vie en société et la civilisation. On nous dit qu’avec l’allongement de l’espérance de vie, il faut travailler plus longtemps. On ne peut pas se contenter de répondre qu’il y a d’autres possibilités de financement. Il faut opposer à cela l’idée de profiter pleinement de l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé, en développant des activités sociales libres. Avec la productivité nouvelle, on peut réduire le temps de travail dans tous les moments de la vie, par l’accroissement du temps de formation avant de travailler, la réduction des horaires de travail et un allongement du temps de la retraite pour des activités sociales libres, culturelles, politiques associatives, qui se développent déjà. Ce changement du modèle culturel de la retraite participe à un autre type de société. Cela donne beaucoup plus de force aux luttes contribuant à une transformation de la civilisation.
Vous affirmez que nous vivons une crise de civilisation. Quelle signification donnez-vous à cette expression de civilisation ?
Paul Boccara. Dans la vie sociale, il n’y a pas que le système économique, il y a tous les aspects non économiques ou le système « anthroponomique » : les rapports parentaux, politiques, culturels. Ces deux systèmes, combinés dans un cadre géographique et historique déterminé, forment une civilisation. Ainsi nous avons la combinaison du système économique du capitalisme et du système anthroponomique du libéralisme, dans le cadre de l’Europe occidentale puis des États-Unis, du XVIesiècle à nos jours. Ils forment la civilisation occidentale, aujourd’hui mondialisée, cette mondialisation étant un des facteurs de sa crise actuelle.
Le système économique capitaliste, selon Marx, est un système de transformation de la nature extérieure en produits pour les besoins humains. Il comprend : les rapports sociaux, entre capitalistes et travailleurs salariés ; l’opération technique, issue de la révolution industrielle avec le remplacement des mains des salariés par des machines-outils, élevant la productivité du travail pour favoriser les profits des capitalistes avec la pression sur les salaires dans la valeur ajoutée produite, pour accumuler du capital ; la régulation, les règles du marché, le régulateur du taux de profit, avec une régulation par crises de suraccumulation.
Pour le système de l’anthroponomie, Marx, sans employer l’expression, a commencé à travailler sur lui. Il déclare, dans le Capital, qu’ « en transformant la nature extérieure, les hommes transforment leur propre nature ». L’anthroponomie, ce sont précisément les transformations de la nature humaine, avec les rapports parentaux, les activités productives mais dans leurs effets sur le psychisme et le développement des hommes, les rapports politiques et la culture.
Pour quelle raison affirmez-vous que la crise de la civilisation occidentale se caractérise à la fois par une crise du capitalisme et du libéralisme ?
Paul Boccara. La crise systémique actuelle est à la fois une crise économique et une crise de tous les aspects anthroponomiques. Ces crises sont interdépendantes. Au niveau économique, il n’y a pas seulement des crises périodiques au bout de sept à douze ans, il y a des crises plus durables, des crises du système capitaliste lui-même, car le type de technologie est devenu trop lourd, le type de rapports sociaux trop dur. Ce sont des crises de suraccumulation durable des capitaux, comme celle de l’entre-deux-guerres, ou de la crise actuelle. Cette dernière exige des transformations systémiques bien plus profondes que celles intervenues après la Deuxième Guerre mondiale dans le capitalisme monopoliste d’État social, avec des entreprises nationalisées, la Sécurité sociale, le développement des services publics.
Nous connaissons aussi de nouveau une crise systémique au plan anthroponomique. Cela renvoie encore à l’excès des délégations représentatives. Ces délégations caractérisent, avec les contrats, l’anthroponomie du libéralisme dans notre civilisation. Elles sont évidentes pour la politique et les élus, les chefs de gouvernement et d’État. Mais elles existent aussi, de façon classique, pour le chef de famille, pour les chefs d’entreprise à qui les salariés délèguent l’organisation du travail, tandis que l’on délègue la culture à des auteurs, avec une scission entre auteurs et lecteurs, liée à l’imprimerie. Cela aurait déjà appelé des transformations profondes des représentations et des pouvoirs, après la Seconde Guerre mondiale, avec la montée du rôle des syndicats et des références sociales aux salariés dans les institutions ou le vote des femmes.
Selon vous, les systèmes du capitalisme et du libéralisme seraient mis en cause radicalement en raison d’une série de révolutions techniques et des opérations sociales. Lesquelles et comment ?
Paul Boccara. Au plan économique, c’est d’abord la révolution informationnelle, avec le remplacement par des moyens matériels de certaines opérations du cerveau, comme dans les ordinateurs. Les informations, comme les résultats d’une recherche, tendent à devenir prédominantes, plus importantes que les machines dans la production. Or une même information, ou une recherche, à la différence d’une machine qui est ici ou là, peut être partagée jusqu’à l’échelle du monde entier.
Cela favorise le développement des multinationales et les privatisations, mais aussi l’industrialisation du monde et la salarisation massive avec la montée des pays émergents. En effet, une entreprise privée multinationale peut davantage partager les coûts de recherche qu’une entreprise publique purement nationale. Mais cela a entraîné des mises en concurrence déchaînées, notamment entre salariés, à l’échelle mondiale. Cela s’oppose à des partages généralisés avec les travailleurs, les peuples. La productivité formidable, avec les économies de travail direct, et aussi de moyens matériels et du travail contenu en eux, y compris par la montée des services, entraîne le chômage massif et la précarisation.
C’est ensuite la révolution monétaire de décrochement presque complet de la monnaie par rapport à l’or. D’où une création monétaire émancipée de l’or pour le pire aujourd’hui et pour le meilleur demain. D’où la création effrénée de monnaie, pour les marchés financiers, pour la spéculation, tout particulièrement en dollars, devenus la monnaie mondiale de fait, et l’endettement public international formidable des États-Unis. C’est enfin la révolution écologique des pollutions intolérables et des dangers climatiques, mais aussi des nouveaux domaines, espaces et biotechnologies, nécessitant des reconversions des productions et une coopération mondiale.
Il y a aussi des révolutions dans le domaine anthroponomique. C’est l’autre face de la révolution informationnelle pour la vie humaine, la révolution du numérique et de la télécommunication des informations, avec les ordinateurs personnels, permettant un accès de chaque individu aux informations de toutes sortes, et leur circulation dans tous les sens. Cela peut s’opposer à la scission entre auteurs et lecteurs de l’imprimerie, avec la possibilité de réponses, de modifications personnelles, créatrices, des informations. Mais c’est surtout récupéré pour le moment par de grands services monopolistiques.
Il faudrait aussi considérer la double révolution démographique, avec la réduction de la natalité et la longévité, jusqu’à l’échelle mondiale. C’est la révolution parentale, surtout dans les pays occidentaux, mais qui s’étend, avec la montée des divorces, des couples non mariés avec enfants, de l’égalité des femmes dans la direction des familles, des familles monoparentales, des parentés recomposées, des couples homosexuels. Cela met en cause les mœurs traditionnelles jusqu’à l’échelle du monde. D’où la montée des affrontements mais aussi des potentiels d’émancipation. C’est la révolution migratoire du Sud vers le Nord, avec les défis des rejets, intégrations ou métissages pour les immigrés ; la révolution militaire, de l’accès accru aux armes nucléaires et de destructions massives.
Vous affirmez qu’il y a, dans la crise, à la fois exacerbation de la domination des capitaux mais aussi des délégations de pouvoir et leurs remises en cause. Vous évoquez en outre un tournant d’aggravation extrême de cette crise systémique d’ensemble. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Paul Boccara. Il y a eu l’exacerbation des marchés en même temps que la progression de l’industrialisation et de la salarisation, avec toutes les déréglementations. Puis, en 2008-2009, on a assisté à un tournant, avec l’éclatement du surendettement surtout des ménages, tandis que le crédit aux ménages avait permis de répondre, dans une certaine mesure, à l’insuffisance de la demande. D’où les énormes difficultés des banques et le relais pris par l’endettement public.
Il y a aussi montée des hyperdélégations représentatives. C’est au plan politique l’exaspération des présidentialismes, des pouvoirs supranationaux dans les zones de libre-échange comme l’Union européenne, l’éloignement des directions d’entreprises vis-à-vis des travailleurs, la crise des pouvoirs culturels traditionnels battus en brèche par la télévision et Internet. Il y a à la fois progression de l’urbanisation, de l’accès à la culture, et aggravation considérable des inégalités. C’est aussi la radicalisation des affrontements sur les mœurs et les valeurs. On assiste à la montée des intégrismes, intégrisme islamiste de réaction aux mœurs occidentales contemporaines, à la fois contre leur émancipation et leurs débordements individualistes, mais aussi intégrismes occidentalistes, des conservatismes populistes et des extrêmes droites dans les pays développés. D’où les défis du terrorisme et des guerres en Irak et en Afghanistan.
Il y a également un tournant d’exacerbation des délégations représentatives, mais aussi de montée du discrédit des marchés financiers et de l’hyperlibéralisme, avec les immenses interventions étatiques nouvelles. Cependant ces interventions non démocratiques, soutenant surtout les banques et maintenant la domination de la rentabilité financière, ont relancé la spéculation, surtout sur les dettes publiques. D’où déjà la crise des dettes européennes et de l’euro et l’énorme risque futur concernant les bons du Trésor des États-Unis détenus par les banques centrales étrangères et le dollar.
Vous avez fait des propositions de maîtrise et de dépassement des marchés du capitalisme mondialisé. Vous avancez aussi des propositions pour maîtriser et dépasser les délégations représentatives du libéralisme. Lesquelles ?
Paul Boccara. À l’opposé de corrections inefficaces, il faut maîtriser et commencer à dépasser les quatre marchés. Pour les marchés monétaires et financiers, outre des pôles publics bancaires, cela concernerait une autre création monétaire, de la BCE et l’euro au FMI, avec une monnaie commune mondiale, pour un nouveau crédit pour l’investissement et l’emploi et pour la prise de dettes publiques pour l’expansion des services publics. Pour le marché du travail, c’est la sécurisation des parcours professionnels, pour aller vers une sécurité d’emploi ou de formation. Pour le marché des productions, c’est l’avancée de critères de gestion d’efficacité sociale, économisant les moyens matériels et développant les capacités humaines ainsi que des participations et avancées de propriété publique dans les entreprises.
Pour le marché mondial, il s’agit de coopérations et garanties réciproques, à l’opposé de la concurrence exacerbée, des dumpings sociaux, fiscaux, écologiques et des déséquilibres du marché mondial. Pour le défi écologique, on ne peut se contenter de taxations ou subventions, il faut des nouveaux critères de gestion et aussi des services publics de l’environnement, coopérant au niveau international, pour une refonte des productions. Tout cela convergerait vers des services et biens communs publics de l’humanité.
Mais cela ne peut se réaliser sans d’autres pouvoirs, sans une autre culture. C’est pourquoi il s’agit de maîtriser et de commencer à dépasser les délégations représentatives. Cela concerne notamment les services publics, avec de nouveaux pouvoirs des usagers de coopération avec les personnels. Qu’il s’agisse de la santé et de l’éducation ou des services publics à créer, comme pour la petite enfance ou les personnes âgées. Les nouveaux droits des travailleurs et des usagers, dans les gestions des entreprises et des services publics, favoriseraient leurs capacités pour de nouveaux pouvoirs politiques d’une démocratie participative et d’intervention. Il y aurait une mixité entre assemblées élues et pouvoirs directs concertés, depuis le plan local jusqu’au plan mondial.
Vous évoquez une nouvelle culture de toute l’humanité, qu’entendez-vous par là ?
Paul Boccara. Pour une nouvelle civilisation, une maîtrise de tous les moments de la vie par chacun, il ne suffit pas de nouveaux pouvoirs, il faut une autre culture. Cela concerne des informations sur les interdépendances systémiques dans tous les domaines de la société. Elles commencent à monter, mais elles pourraient être impulsées par les services publics, l’école et les médias. C’est aussi une nouvelle éthique, de nouvelles valeurs de partage, de respect de la créativité de chacun.
Un nouvel humanisme, pas seulement d’égalité en droits, comme dans le libéralisme, mais d’égalité d’accès aux moyens matériels et informationnels, soutiendrait les partages des ressources, des informations, des pouvoirs et des rôles de créativité. Cela se relierait à un dépassement de tous les intégrismes, y compris un nouvel œcuménisme entre religions, non seulement de tolérance, mais d’actions pour la paix et pour la dignité créatrice de chaque être humain. Au-delà de la civilisation occidentale et de sa domination de toute l’humanité, le défi de l’hégémonie culturelle et matérielle, notamment des États-Unis, renvoie au besoin d’une civilisation de toute l’humanité. Elle combinerait les valeurs de libertés individuelles occidentales, mais sans l’égoïsme et les monopoles, et les valeurs de communauté et de solidarité de l’Orient et du Sud, sans les dominations hiérarchiques.
La diversité des remises en cause du capitalisme et du libéralisme peut-elle favoriser une convergence de luttes inédite ?
Paul Boccara. C’est tout l’enjeu de la mise en avant de la civilisation. Il y a de très fortes oppositions des forces dominantes aux changements radicaux économiques et sociaux. L’appel aux exigences de civilisation, d’une autre vie, d’autres pouvoirs et valeurs éthiques peut permettre de rassembler plus largement contre ces oppositions. Cela peut contrebalancer le discrédit des transformations révolutionnaires, développé par les forces néolibérales à partir des expériences qui ont dérivé vers des dominations étatistes, voire totalitaires. Il s’agit aussi de dépasser les divisions populaires s’appuyant sur les affrontements culturels ou violents, grâce à des mesures démocratiques sur la sécurité et la culture.
L’enjeu se rapporte à la convergence de toutes les luttes. Ce sont les luttes de toutes les catégories de salariés du monde entier. Ce sont les luttes d’émancipation non économique contre les dominations des femmes, de générations, des jeunes, des personnes âgées. Ce sont les luttes des nations et zones culturelles dominées, de toutes les minorités immigrées. Cela concerne la convergence de toutes les émancipations, contre tous les monopoles sociaux, pour une civilisation de partage et d’intercréativité de toute l’humanité.
Crise de civilisation et rassemblement transformateur
Entretien réalisé par Pierre Ivorra
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