Echapper à l’impôt est devenu un enjeu majeur pour la bourgeoisie. Partout, les gouvernements à son service se sont pliés à ses exigences au point que la planète tout entière est devenue pour elle une sorte de paradis fiscal. Ainsi, depuis le milieu des années 1980 jusqu’en 2018, dans un contexte de mondialisation à marche forcée, le taux global de l’impôt sur les sociétés dans le monde a été divisé par deux, passant de 49 % à 24 %. Et il ne s’agit que d’une moyenne ! La chute s’est encore largement accélérée depuis, reflétant un mouvement général de transfert, pour ne pas dire de vol, au détriment des travailleurs.
« Le capital, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage », écrivait Marx il y a 150 ans[1]. L’exploitation, et donc la plus-value que la bourgeoisie en tire, est aujourd’hui encore à la base même de tout son ordre social. Or les taxes et les impôts (directs ou indirects) prélevés par les États sur les profits, comme sur les produits financiers ou fonciers, viennent nécessairement ponctionner en partie cette plus-value. Ils déterminent aussi partiellement le partage final entre le travail et le capital, même si celui-ci dépend en dernière analyse du rapport des forces entre la classe ouvrière et la bourgeoisie.
C’est la raison pour laquelle la classe capitaliste a longtemps refusé que l’État impose, autrement que symboliquement, ses biens et ses revenus. Aux États-Unis, la grande bourgeoisie du Nord, qui avait accepté le principe d’un impôt durant la guerre de Sécession, qui lui a permis d’imposer sa domination sur l’ensemble du territoire, obtint l’abolition de cet impôt dès 1872, et ce jusqu’en 1913 ! Ayant, en Europe tout du moins, pris la place des anciens ordres privilégiés, la bourgeoisie adopta l’attitude de l’aristocratie qu’elle avait renversée, en refusant durant toute une période historique de payer le moindre impôt sur ses revenus comme sur les bénéfices de ses entreprises, et en y échappant dans une large mesure. Une époque déjà dorée (le « Gilded Age » américain) pour la bourgeoisie puisqu’on estime qu’en 1914 les 10 % les plus riches possédaient 90 % de la richesse totale en Europe et 75 % aux États-Unis. Ce sont pour l’essentiel les impôts sur la consommation, les taxes diverses reposant sur les classes populaires, sans oublier le pillage de la planète, qui alimentèrent les caisses des appareils d’État de la bourgeoisie durant tout le dix-neuvième siècle. « L’impôt saigne le malheureux, Nul devoir ne s’impose au riche, Le droit du pauvre est un mot creux », clame l’Internationale : ces paroles avaient un sens très concret pour des millions de prolétaires, exploités par le patronat et saignés par son État.
Au tournant du vingtième siècle, et plus nettement encore avec le partage colonial entre les grandes puissances industrielles, la course aux armements, puis le déclenchement de la Première Guerre mondiale, une nécessité s’imposa à la grande bourgeoisie. Il lui fallait se doter d’appareils d’État puissants, garants de ses intérêts généraux et arbitres entre ses différentes composantes, à même de défendre son ordre social, et donc se doter d’un système d’imposition centralisé drainant des sommes de plus en plus considérables.
Cela s’accompagna de l’instauration d’une forme de prélèvement sur les revenus (en Allemagne, en Suède et au Japon par exemple, dès les années 1870 à 1890), et par conséquent sur les plus élevés, perçus par les classes dirigeantes. Ce changement prit également dans de nombreux pays la forme d’impôts sur les bénéfices des entreprises, au demeurant dérisoires dans les premiers temps.
La mise en place d’une fiscalité moderne alimentant le budget des États était une façon de donner le change à une opinion publique choquée par les richesses accumulées par la grande bourgeoisie, les « rois de la mine et du rail » et autres « barons voleurs ». Les dirigeants des partis politiques bourgeois se posèrent de plus en plus en défenseurs d’un prétendu intérêt général et en arbitres entre les diverses classes de la société. Une façon de prétendre que « les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée », comme il est gravé au fronton de l’Internal Revenue Service à Washington, siège du fisc américain. Les premiers systèmes de retraites ou d’assurances sociales apparurent dans cette même période. C’était en quelque sorte une réponse politique au mouvement ouvrier socialiste qui, jusqu’en 1914, mettait à l’ordre du jour la révolution dans tous les bastions de l’impérialisme et jusque dans la très arriérée Russie des tsars. En France, c’est la Chambre dite « bleu horizon », l’une des plus réactionnaires qu’ait connues le pays, qui fit voter en 1920 un impôt appliquant un taux de 50 % à la plus haute tranche de revenus (contre 2 % en 1915 !). Un taux qui fut même porté à 90 % en 1924, mais qui n’écorna cependant guère les actionnaires des sociétés qui s’étaient outrageusement enrichies durant la guerre.
Mais la création d’une administration fiscale et le versement de ces « faux frais » par les capitalistes répondaient à une nécessité plus fondamentale. Toutes ces recettes, se transformant en dépenses publiques ou se substituant au capital privé, contribuaient en effet très largement au fonctionnement de l’exploitation capitaliste et au renouvellement de la force de travail du prolétariat. C’était un moyen à peu de frais pour la bourgeoisie pour que l’État prenne en charge, sous forme de salaire social différé, des dépenses indispensables : l’éducation, instrument de sélection sociale formant des ouvriers, des contremaîtres, et de plus en plus, également, des techniciens, des ingénieurs et des chercheurs indispensables à la bonne marche de ses usines ; des réseaux de transport pour acheminer les marchandises, ainsi que les salariés à leur lieu de travail ; un système de santé ; un système juridique garantissant la propriété privée des moyens de production. Ces dépenses publiques, très partiellement alimentées par l’impôt sur les bénéfices, contribuaient ainsi à la reproduction de la force de travail et au maintien de la dictature de la bourgeoisie sur l’économie. Et elles permettaient enfin des commandes publiques à ses entreprises, dans le secteur de l’armement comme dans bien d’autres.
Ce recours à la dépense publique et l’intervention permanente des États dans la marche même de l’économie capitaliste sont devenus centraux au stade de l’impérialisme. La Première Guerre mondiale puis la crise des années 1930 et les réponses que les différentes bourgeoisies y donnèrent par les interventions massives des États, dont les formes allèrent du fascisme au New Deal, le démontrèrent pleinement. L’étatisation et la militarisation de l’économie des principales puissances impérialistes précédèrent mais aussi accélérèrent la marche à la guerre.
Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, ou à son issue, pour sauver le système capitaliste d’une nouvelle vague révolutionnaire et reconstruire des pans entiers de l’économie, cette intervention s’est encore amplifiée et prit souvent la forme de nationalisations. Dans une poignée de grandes puissances, dont les entreprises avaient mis la planète en coupe réglée et continuaient d’y imposer leur domination, l’État de la bourgeoisie fut qualifié d’« État providence » (équivalent du Welfare State, ou « État du bien-être » britannique ainsi dénommé en 1942) par tous les courants du réformisme et par les intellectuels à leur service. L’expression, largement reprise jusqu’à ce jour par les partis et organisations syndicales issus de la social-démocratie et du stalinisme, sous-entendait que l’État était là pour garantir un niveau de vie et de bien-être à toute la population en compensant, par l’impôt notamment, les effets les plus importants des injustices et des inégalités. Il s’agissait d’un mensonge éhonté. La crise générale de l’économie capitaliste depuis le début des années 1970 le démontre brutalement.
Mesurer le niveau d’imposition pesant aujourd’hui sur la bourgeoisie est une véritable gageure. D’abord parce que les statistiques, si elles ne sont pas en elles-mêmes « bourgeoises », recensent des données où n’apparaît jamais la plus-value extorquée par l’ensemble du système capitaliste sur le travail de la classe ouvrière. Il faut se contenter de données comptables, comme le PIB permettant d’évaluer les richesses produites chaque année, conçues du point de vue des intérêts et des calculs des capitalistes eux-mêmes.
Mais surtout, l’ensemble des revenus du capital et leur circulation sont protégés par l’opacité du fonctionnement de toute l’économie, par le secret des affaires, le secret bancaire permettant toutes les fraudes, le plus souvent légalisées sous le doux nom d’« optimisation fiscale ». De multiples mécanismes et manipulations profitent aux plus grandes entreprises, et encore davantage au secteur financier ou du numérique, dont les activités sont largement dématérialisées. Par exemple, en 2019, les fameux GAFAM (Google et sa maison-mère Alphabet, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui auraient dû s’acquitter en France d’un impôt de 1,16 milliard d’euros, n’en ont versé que 130 millions.
La plupart des chiffres donnés par les grandes entreprises, bien armées et conseillées pour établir les réglementations en lien avec les pouvoirs publics ou, au besoin, pour les contourner, ne rendent pas compte de la réalité.
C’est le cas par exemple de ceux qui répertorient les investissements directs à l’étranger. Une étude de 2015 réalisée par le Trésor britannique semble montrer ainsi que les Pays-Bas étaient alors le deuxième investisseur au Royaume-Uni après les États-Unis, mais devant la France et l’Allemagne. Mais il s’agit d’un tour de passe-passe. Car, une fois les « investisseurs ultimes » identifiés, c’est-à-dire les véritables multinationales à l’origine de ces transferts, on s’aperçoit que ce deuxième investisseur au Royaume-Uni n’est autre… que lui-même, ou plus exactement les entreprises britanniques, loin devant celles des Pays-Bas. Et encore s’agit-il d’un autre coup de bonneteau, ce dernier pays n’étant qu’une terre de transit pour les capitaux des entreprises désireuses d’y bénéficier d’une très faible imposition. Pour les mêmes raisons, le premier investisseur en France est l’ensemble constitué par des entreprises françaises qui ont en quelque sorte délocalisé leur comptabilité et une partie de leurs impôts sous des cieux plus cléments. Quant au Luxembourg, et ses 600 000 habitants, il apparaît, selon les mêmes statistiques officielles, comme le troisième investisseur aux États-Unis ! Autant dire que, dans ces conditions, seule une petite partie de l’iceberg des profits est visible et chiffrable. Certains spécialistes estiment que 12 000 milliards d’euros ainsi « investis » ne seraient que des coquilles vides transitant par des paradis fiscaux, soit 40 % du total mondial.
Il en va de même pour les taux réels d’imposition des entreprises, c’est-à-dire réellement acquittés par celles-ci, très éloignés des taux officiels. Une étude publiée en janvier 2019[2] sur 27 pays de l’Union européenne chiffre cet écart. Au Luxembourg, les grands groupes, censés être taxés à 29 %, ne le sont effectivement qu’à… 2 %. En France, comme en Allemagne, l’écart entre le taux d’imposition nominal et le taux effectif est de dix points voire davantage : 17 % pour la France pour un taux alors fixé à 33 % (il a été ramené depuis à 28 % et sera réduit à 25 % en 2022). En 2009, un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires avait déjà révélé que les entreprises du Cac 40 n’acquittaient qu’un impôt correspondant à 8 % de leurs bénéfices, un taux plus de deux fois inférieur à celui de la TVA payée quotidiennement par des millions de travailleurs, de sans-emploi, et même de SDF.
Et ce, simplement en utilisant les dispositifs multiples mis en place par les gouvernements au fil des décennies, et qui évoluent en permanence. L’optimisation fiscale : une industrie prospère
Dans cette vaste entreprise de manipulation et de falsification, s’est développée toute une branche de la finance dédiée à l’optimisation fiscale. Quelques scandales retentissants (CumEx en 2011, Lux Leaks en 2014, Swiss Leaks en 2015, Panama Papers en 2016, Paradise Papers en 2017), en ont dévoilé l’ampleur, le rôle qu’y tiennent les multinationales et les grandes banques.
L’optimisation fiscale est née en quelque sorte avec le capitalisme, ne serait-ce qu’en raison de la concurrence que se mènent les grandes puissances et leurs groupes. Une guerre dans laquelle l’impôt, et en l’occurrence le non-impôt, est une arme redoutable. Mais la mondialisation dans sa forme actuelle lui a donné un rôle prépondérant. Au point que les quatre géants du secteur, ou Big Four, Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers, spécialisés dans les activités d’audit et de comptabilité, auxquels il faut ajouter des cabinets comprenant des centaines d’avocats d’affaires, sont devenus incontournables parmi les vautours du capital.
En moyenne, 40 % environ des bénéfices des multinationales sont transférés dans les paradis fiscaux, proportion qui s’élèverait à 60 % pour les entreprises américaines ! En 2016, ces dernières ont déclaré plus de bénéfices aux Bermudes qu’au Royaume-Uni, au Japon, en France et au Mexique réunis. Porto Rico, où leurs bénéfices ne sont imposés qu’à un taux effectif de… 1,6 %, leur sert également pour préserver leurs richesses de toute imposition. Mieux encore, ces mêmes entreprises ont déclaré la même année plus de 20 % de leurs bénéfices non américains dans des « entités apatrides », c’est-à-dire des sociétés écrans qui ne sont rattachées à aucun pays. 250 000 personnes travailleraient actuellement dans le seul domaine dit des prix de transfert, soit dans les Big Four, soit dans les multinationales elles-mêmes. Pour les multinationales, ce système mis en place dans les années 1920 est un des principaux moyens de faire passer une partie de leurs bénéfices sur le compte d’une filiale située dans un pays où le taux d’imposition est plus faible. Par des va-et-vient de surfacturation et de sous-facturation, sur lesquels presque aucun contrôle ne s’exerce, des centaines de milliards disparaissent tout bonnement des comptes, pour réapparaître dans les coffres-forts des grands actionnaires. En France, le groupe Toyota, avec son usine d’Onnaing, qui crache en temps normal une voiture toutes les 57 secondes, est depuis des années passé maître en la matière, de même que des sociétés comme Total, Coca-Cola ou Apple. Il suffit par exemple au numéro un mondial de l’automobile, d’une part d’acheter au-dessus de leur valeur des pièces à des sous-traitants qui appartiennent au groupe Toyota, et d’autre part de revendre les voitures sorties des chaînes en dessous de leur coût réel à son unique client, Toyota Motor Europe, dont le siège est à Bruxelles, qui les revend avec un gros bénéfice. Ainsi Toyota n’a pas à s’acquitter d’impôts là où sa production et donc ses profits sont réalisés, ce qui lui permet d’économiser chaque année des dizaines de millions ! La variation des cours de change des différentes monnaies dans lesquelles les entreprises facturent leur production, celle du coût des assurances et des taux d’intérêt permettent également aux capitalistes d’en jouer à loisir, transformant toute une partie de leurs activités en activités financières.
Les spécialistes de l’ingénierie fiscale jouent de la même manière, en faisant transiter d’un clic des sommes extravagantes d’un bout à l’autre de la planète, entre filiales ou par l’intermédiaire de sociétés écrans. Le cabinet d’avocats Mossack Fonseca, comme l’ont révélé les données récupérées lors de l’affaire des Panama Papers, avait à lui seul créé 210 000 entreprises dans 21 places financières dites offshore, autrement dit, des paradis fiscaux. Des millions de ces sociétés existent probablement à l’échelle de l’économie mondiale, la plupart d’ailleurs sur le territoire même des États-Unis (comme dans l’État du Delaware) ou de l’Union européenne.
Il est tout aussi facile pour les multinationales de jouer avec la façon dont sont pris en compte dans différents pays les amortissements, le coût des emprunts, l’imposition des dividendes ou les redevances dues au titre de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire tout ce qui est lié aux dépôts de brevets. La société Skype, fondée par un Suédois et un Danois, avait ainsi vendu sa technologie, qui laissait augurer d’immenses perspectives de profits, à une filiale irlandaise en 2004 pour… 25 000 euros ! Autant dire que le fisc n’en a rien perçu ! Moins d’un an plus tard, Skype fut rachetée par eBay pour 2,6 milliards de dollars.
Quant aux « zones franches », dans lesquelles les capitalistes sont libérés de l’impôt, même si elles existaient déjà pour les marchands au Moyen Âge, elles prolifèrent depuis le milieu des années 1960 et on en compte aujourd’hui près de 2 000. À l’échelle mondiale, il s’en crée une chaque jour et il en existe déjà une centaine sur le territoire français. Les grandes industries, aussi bien que les géants du tertiaire (comme les centres d’appels) y prospèrent à l’abri notamment de toute TVA, de taxes foncières et donc d’impôts.
Il est d’ailleurs impossible de recenser l’ensemble des dispositifs par lesquels les plus grands groupes capitalistes parviennent à réduire leurs impôts, les « niches fiscales » existant dans tous les pays et l’imagination des représentants politiques de la bourgeoisie pour en créer de nouveaux étant sans limite.
Depuis le milieu des années soixante-dix, la grande bourgeoisie a engagé une véritable guerre contre la classe ouvrière : pour restaurer et préserver ses profits. Elle a partout intensifié l’exploitation et remis en cause les petits progrès que des millions de travailleurs des principales puissances impérialistes pouvaient considérer comme des acquis : en matière de conditions de travail, de droit du travail, de libertés syndicales, de systèmes de retraites… La crise financière de 2008 a encore intensifié cette offensive. Celle-ci est conduite en prélevant dans les budgets des États des sommes de plus en plus extravagantes, versées sous forme d’aides directes ou indirectes pour le compte du grand capital, tout en permettant à celui-ci d’échapper de plus en plus à l’impôt. L’enjeu n’est plus seulement d’alimenter au minimum les caisses des États, mais de les vider ! Les conséquences de cette politique sont multiples pour les finances publiques, et par contrecoup pour les classes populaires, car ce sont les dépenses d’éducation, de formation, les investissements dans les transports publics, et surtout les hôpitaux qui ont été sacrifiés, comme l’illustre dramatiquement la situation dans laquelle ils se sont trouvés dès l’arrivée de l’épidémie du Covid-19.
Instauré en France en 1948 avec un taux de 24 %, l’impôt sur les bénéfices des sociétés s’était élevé par paliers pour atteindre 50 % en 1958, niveau proche des taux pratiqués alors dans la plupart des pays développés et auquel il se maintint durant un quart de siècle. Des faux frais sans commune mesure avec les profits que rapportait aux capitalistes la relance de la production à l’aide des fonds publics. Arrivée au pouvoir unie derrière Mitterrand, la gauche engagea un mouvement généralisé de baisse des impôts pesant sur le grand patronat. Dès 1985, ce taux était ramené à 45 %, puis 42 % l’année suivante. À l’automne 1991, la presse financière marquait ainsi sa stupéfaction de l’offrande que la gauche s’apprêtait à faire au patronat en le baissant encore jusqu’à 33 % : « Le coût de la baisse des taux de l’impôt sur les sociétés est énorme » (Les Échos, 13 septembre 1991) ; « Cette mesure […] est un cadeau fiscal aux entreprises, mais également à leurs actionnaires. » (La Tribune, 22 octobre 1991). S’y ajouta un taux réduit pour les PME.
Dans les faits, les impôts effectivement acquittés par les multinationales françaises, à commencer par la plus grande d’entre elles, Total, étaient encore plus faibles, voire nuls certaines années. Et cette politique de cadeaux s’est poursuivie sous tous les gouvernements, au point qu’aujourd’hui la part de l’impôt sur les sociétés dans les recettes fiscales de l’État français n’excède pas 13 %.
Et c’est sans compter les sommes faramineuses qui en partent pour alimenter directement leurs caisses chaque année. Sans refaire la liste des innombrables dispositifs mis en place sous les présidences de Hollande et Macron, il faut signaler les dizaines de milliards d’aide qu’ont constitué les deux crédits d’impôts dont a bénéficié le grand patronat avec le crédit d’impôt recherche (CIR) et le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). De quoi ramener le taux effectif d’imposition des grandes sociétés de 17,8 % à 7,7 %[3].
Cette baisse de l’impôt sur les sociétés, et par conséquent l’augmentation correspondante du manque à gagner pour les pouvoirs publics se sont poursuivies depuis deux décennies au niveau mondial. Et singulièrement depuis la crise financière de 2008 qui avait pourtant donné lieu à une dénonciation unanime de la « dictature de la finance », pour calmer les opinions publiques. L’Institut des politiques publiques (IPP) estimait en 2019 qu’entre 2000 et 2018, le taux moyen de cet impôt sur les sociétés (IS) avait « diminué de près du tiers, passant de 30 % à moins de 22 % » au sein de l’OCDE. Loin de relancer les investissements et les emplois, ces baisses massives n’ont fait qu’alimenter davantage la finance sous ses aspects les plus parasitaires et l’explosion des grandes fortunes.
Mais ce sont certainement les États-Unis, bien avant l’arrivée de Trump, qui sont allés le plus loin dans cette politique, imposant leur rythme à l’ensemble de l’économie capitaliste.
Dans les années 1930, pour sauver le capitalisme de la crise qu’il avait enfantée, et pour préparer la guerre qui en fut l’issue, les dirigeants américains instaurèrent des taux d’imposition qui passeraient presque pour confiscatoires… mais qui n’empêchèrent pas la grande bourgeoise de sortir de cette crise plus riche et plus forte. Ainsi, jusqu’en 1980, le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu s’établissait en moyenne à 78 %, et il atteignit même 91 % entre 1951 et 1963. Quant au taux de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, il oscilla entre 48 % et 52 % entre 1951 et 1978. En d’autres termes, pour chaque dollar de profit, cinquante centimes devaient aller dans les caisses de l’État.
Mais le rendement effectif de cet impôt était en réalité bien plus faible, la bourgeoisie américaine, n’en déplaise aux nostalgiques de cette période, parvenant à contourner dans une large mesure cette réglementation. Les bénéfices réalisés à l’étranger par les entreprises américaines n’étaient notamment taxés par l’administration fiscale américaine qu’au moment où ils étaient rapatriés aux États-Unis. S’ils l’étaient.
Un dispositif appelé Tax Shelter, l’abri fiscal, autorisait également les plus riches contribuables à déduire de leur revenu imposable les pertes de certaines entreprises. Celles-ci, n’étant pas des sociétés anonymes, n’étaient en outre pas assujetties à l’impôt sur les sociétés. Le filon fut largement exploité. La seule raison d’être d’une partie d’entre elles, sans aucune activité économique, était d’enregistrer des pertes tout aussi imaginaires, qui pouvaient ensuite être déduites des revenus de leurs propriétaires. D’autres, bien réelles, généraient des pertes en raison de dispositions spécifiques du code des impôts. Elles permettaient par exemple d’amortir de façon extravagante des investissements dans les secteurs pétrolier, gazier et immobilier, et d’afficher ainsi des pertes fictives.
En conséquence, le déficit du budget fédéral explosa. Preuve était faite aux yeux des porte-parole de la grande bourgeoisie que « trop d’impôts tue l’impôt », selon la formule célèbre d’un économiste. Cela servit d’argument à Reagan pour faire adopter, avec le vote quasi unanime du Sénat (97 voix contre 3) une baisse générale de l’impôt sur les sociétés qui fut ramené en 1986 à 28 % par le Tax Reform Act (loi de réforme fiscale).
Cela ne pouvait qu’aggraver les coupes dans les budgets sociaux, les profits des multinationales américaines continuant à se placer à des taux rémunérateurs, et à l’abri du fisc, dans le reste du monde : de 1995 à 2017, alors que les profits explosaient, les recettes de l’impôt sur les sociétés chutèrent de 35 %. L’impôt sur les dividendes fut divisé par deux (passant de 39,6 à 20 %) et les recettes liées aux taxes sur les droits de succession s’effondrèrent.
Depuis les années 1950, le taux moyen d’imposition sur le capital avait chuté au fil des années de 20 points alors que la taxation du travail bondissait, elle, de dix points.
C’est cette politique que Trump, avec son cynisme coutumier, a poursuivie dès 2017 en adoptant une loi sur les réductions d’impôts et pour l’emploi (ou Tax Cuts and Jobs Act) en la qualifiant de plus grosse baisse d’impôt et de plus grande réforme de tous les temps. Elle a ramené le taux théorique de l’impôt sur les sociétés à 21 % et même à 10,5 % sur les bénéfices réalisés par leurs filiales à l’étranger. Cela ne faisait d’ailleurs qu’entériner une situation de fait : une étude réalisée au moment de son adoption montre que les 400 plus grandes entreprises américaines ne payaient plus qu’un taux effectif d’impôt de 11,3 % en 2018 et que 91 d’entre elles n’en avaient versé aucun[4]. L’année suivante, le produit de cet impôt chuta de 285 à 158 milliards de dollars, ne représentant plus que 1 % du revenu national, le plus bas niveau depuis la crise des années 1930.
Cette réforme fiscale a introduit par ailleurs une taxe libératoire de 15,5 % sur les profits accumulés à l’étranger par les entreprises multinationales américaines (estimés à plus de 2 500 milliards de dollars) qu’ils soient rapatriés ou non sur le territoire américain. Un geste déjà fait par George Bush en 2004, qui avait alors décidé une amnistie permettant aux entreprises multinationales qui rapatrieraient leurs profits d’être soumises à un taux de 5,25 % au lieu des 35 % alors en vigueur. Cette décision s’était certes traduite par le rapatriement de 298,7 milliards de dollars de bénéfices. Mais 79 % de ceux-ci furent distribués aux actionnaires sous forme de rachats d’actions et 15 % sous forme de dividendes !
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