Dieu le Père fut Déesse Mère durant des millénaires

lundi 18 mars 2024.
 

Ce matin, j’assurais la fonction de guide bénévole accompagnant les visites touristiques de mon village d’Entraygues sur Truyère. En présentant une petite statue nommée "Nostra Donna del Dol", je signalais ses fonctions au Moyen Age, d’une part de protection du bourg (placée dans le principal bloc fortifié, encastrée au dessus de la principale porte fortifiée), d’autre part de fertilité (en particulier pour aider des couples à engendrer des enfants).

Un homme lança à haute voix la remarque suivante "Je doute qu’une ville fortifiée ait choisi un symbole féminin comme protectrice".

Evitant d’aborder ce genre de question dans le cadre des visites organisées par l’Office de Tourisme, j’ai consacré quelques minutes à mon contradicteur après la fin du circuit. Les religions comme l’histoire, la littérature, le vocabulaire et la grammaire ont une fonction légitimante des rapports sociaux, en particulier pour l’oppression des femmes. Leur dévalorisation dans le cadre du panthéon divin entraîne une dévalorisation dans la société dont mon interlocuteur représentait un archétype. Voici quelques réflexions sur le sujet.

1) Importance, dès la Préhistoire, de la déesse mère

La statuette d’Entraygues date du 14ème siècle. Cependant, l’histoire des dévotions et pèlerinages postule une origine plus ancienne. Surtout, son nom Notre Dame del Dol situe son origine avant l’arrivée des Romains. Ce mot dol a été utilisé par les Gaulois mais ceux-ci l’ont probablement emprunté aux civilisations précédentes. Les autres Dol (comme le Mont Saint Michel) sont des îles ou des confluents.

Les premières statuettes considérées par les préhistoriens comme probablement à fonction religieuse datent d’environ 30000 ans ; leur sculpture met en valeur poitrine, fesses et organe sexuel. Aussi, une fonction de divinité de la fertilité leur est généralement attribuée.

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En Europe, la Vénus de Willendorf, est datée de la période entre - 22 000 et –24 000 avant notre ère.

La déesse de la fécondité de çatal Höyük en Anatolie (-6000 à -5000) présente les mêmes caractéristiques.

La grande archéologue et préhistorienne Marija Gimbutas a travaillé sur les cultures du néolithique. Dans ses trois derniers livres ( Dieux et déesses de l’Europe préhistorique, Le langage de la déesse et La Civilisation de la déesse) elle argumente l’existence d’une société primitive pré-indo-européenne de type matristique, matrilocal écrasée ensuite par les peuples indo-européens.

Nous connaissons plusieurs civilisations de l’Antiquité dont la divinité principale est encore féminine. C’est le cas par exemple des Hittites (toujours en Anatolie, Turquie actuelle) avec Arinna, leur déesse du Soleil.

C’est le cas des populations du Proche Orient honorant Cybèle.

9 avril -191 Ouverture à Rome du Métroaque (temple de la Bonne Mère Cybèle)

C’est le cas aussi du seul peuple parlant encore aujourd’hui une langue d’origine pré-indo-européenne, les Basques, qui ont vénéré jusqu’à la Renaissance leur déesse-mère Mari.

Parmi les religions plus récentes, notons :

- Coatlicue : mère des dieux et déesse de la Terre pour les Aztèques

- Freyja, déesse de la Terre (avec la déesse Jord) et de la fertilité, de l’Amour et de la Beauté dans la mythologie nordique.

- La plus ancienne divinité de l’hindouisme qui est également une déesse-mère. Il s’agit de Devi, vénérée dans toute l’Inde.

- Amaterasu déesse japonaise du Soleil, mère des empereurs. Elle aurait inventé la riziculture, la culture du blé et l’élevage des vers à soie. Elle tisse avec ses servantes la toile des étoiles de l’univers.

2 Mythologie égyptienne : Les divinités féminines perdent peu à peu d’influence

Les anciennes divinités de la préhistoire et de la protohistoire ont évolué pour tenir compte de contextes politiques différents. « L’Egypte était le domaine de quelques 2000 netjer, divinités, qui paraissent être, pour la plupart, les héritiers des totems de clans primitifs, et le souvenir de cette origine explique les formes très variées hommes, animaux, plantes, objets inanimés même, sous lesquelles ils ont été adorés, à toutes les époques, dans les nomes qui avaient succédé aux clans. »

Le rôle des divinités féminines est à l’origine aussi important en Egypte qu’ailleurs ; Ainsi, dans les mythes de la Création, ces déesses (Nekhbèt, Neith, Methyer, Saïs) créent le monde en utilisant leur parole, version ancienne du Verbe créateur. Ainsi, la grande divinité du Nil, Hâpi, est androgyne, homme aux attributs féminins (abondante poitrine).

Peu à peu, les divinités féminines perdent de leur importance.

Mendes, grande ville du delta, vénérait en Hatmehyt sa grande déesse, sa déesse principale aux périodes les plus anciennes (voici 4000 à 5000 ans). Petit à petit, elle fut associée à un dieu de la fécondité assimilé à Banebdjedet. Enfin, elle intégra une triade Père Mère Fils Banedjedet, Hatmehyt, Harpocrate.

Neith, à l’origine grande déesse de Saïs (également dans le delta), a connu une évolution semblable. Surgie de Noun, l’Océan primordial, elle n’a été engendrée par personne, sauf sa propre volonté (cas type de déesse mère). Possédant tous les principes mâles et femelles, elle crée le monde à l’aide de sept paroles ou de sept flèches, puis tisse l’Univers, conçoit le ciel d’où surgit la lumière, enfin crée le sol. De sa chair, elle crée le Dieu Soleil Rê (qui crée lui-même les humains) par ses larmes, le dieu de la fécondité Sobek... Déesse de la guerre et de la chasse, déesse des morts, déesse protectrice de la Basse Egypte portant la couronne rouge, elle symbolise bien les attributs des anciennes grandes déesses avant de se voir marginalisée dans le panthéon plus masculin.

Le nom de la déesse Hathor signifie mère d’Horus (mère du Ciel), d’où le mythe que le soleil parcourt son corps chaque jour, d’où son statut de déesse Mère des Pharaons. Chaque pharaon se désigne comme "fils d’Hathor". Liée aux anciens cultes des monts et des morts (elle personnifie la montagne thébaine qui veille sur la renaissance des morts), elle constitue une grande déesse de la fertilité, de la vie, de la végétation. Déesse de la Joie, de l’Amour et de la danse, elle devient fille du Soleil (Rê) et de la voûte céleste (Nout), mère du dieu du Ciel (Horus) puis épouse d’Horus, stade encore inférieur.

Toutes les anciennes déesses mères (de la Terre ou du Ciel ...) ont vu leur statut baisser au fil des siècles comme Ipèt (déesse mère qui engendra Osiris), Mout (grande divinité de type déesse mère de l’Egypte archaïque, elle représente ensuite les eaux du Nil comme le sable du désert, mais avec une place marginale dans la généalogie divine), Maât, Bat, Hatmehyt, Neith, Amaunet, Bastet,

Autre marque de ce rôle moindre des divinités féminines, les cas de triades comprenant deux femmes et un homme (comme à Eléphantine : Khnoum, Anoukis et Satet) diminuent au profit de triades Père Mère Fils : Thèbes (Amon, Mout et Khonsou) ; Edfou : Horus, Hathor et Harsomtous ; Memphis : Ptah, Sekhmet et Nefertoum...).

La mythologie égyptienne antique repose aussi sur la complémentarité du masculin et du féminin. Dans le couple central d’Osiris et d’Isis, la personnalité de celle-ci est complexe, à la fois épouse, puissante (apte à donner la vie éternelle, y compris à son époux), magicienne...

Parmi ces couples divins notons :

- dans l’hindouisme, Brahma et Sarasvati (déesse de la connaissance, des arts...), Vishnou et Lakshmi (déesse de la prospérité, du bonheur...), Shiva et sa Shakti Parvati (la déesse mère), Kama et Rati, Rama et Gaurî.

- dans la religion grecque de l’époque classique : Gaïa (la Terre) et Ouranos (le Ciel), Kronos (le Temps) et Rhéa, Zeus et Héra (déesse du mariage et de la fécondité, protectrice des femmes)...

- dans la religion assyrienne : Apsou et Tiamat, Lahmu et Lahamu, Anshar et Kishar, Anu et Antum(ki)

- dans la mythologie nordique Odin et Frigg, Ask et Embla.

3) Mythologie grecque : Des Grandes déesses, Déesses mères de la Préhistoire aux déesses de l’Antiquité...

Les déesses de l’Antiquité apparaissent souvent comme héritières de grandes déesses des âges précédents. Prenons l’exemple de la mythologie la plus connue, celle des Grecs de l’Antiquité.

Commençons par Héra (déesse de la Grèce), identifiée plus tard à Junon parles Romains. Le remarquable site Mythologica affirme « Son nom semble être une survivance d’un nom pré-grec d’une grande déesse, sans doute une des puissantes divinités du Panthéon des Minoens, ou des Pélasgiens non identifiée. Ses temples d’Argolide et de Samos datent du VIII ième siècle avant notre ère et comptent parmi les toutes premières constructions élevées en Grèce... Héra était primitivement la souveraine du ciel, la vierge céleste (d’où son surnom de Parthénia), tout à fait indépendante de Zeus. Son mariage avec celui-ci fut imaginé plus tard, pour expliquer la fusion de deux cultes d’abord distincts. » Ainsi donc, Héra est à l’origine, une grande déesse des populations grecques autochtones. Son culte se maintenant au delà des siècles et des invasions, elle est ensuite mariée au grand dieu de l’Olympe Zeus afin de justifier par ce mythe la fusion du culte de populations anciennes et nouvelles.

Le nom d’Athéna ne peut également s’expliquer par le grec ; certains de ses surnoms proviennent de temps reculés (Coryphasia, née sur une hauteur), certains mythes la concernant aussi (conception annoncée par un oracle de la Terre Mère, naissance en Lybie ou Egypte). Le flou sur son géniteur potentiel (Pallas, Poséidon, Zeus...) indique la fusion de cultes divers. Déesse de l’agriculture (elle dote l’Attique de l’olivier...), de la paix, de la clémence judiciaire, de la guerre (éminentes qualités stratégiques), des héros (Héraclès, Persée...), des guerriers (Achille, Agamemnon...), de l’artisanat et du commerce, des villes, de l’intelligence, de la sagesse, des arts, des inventions, des assemblées citoyennes, de l’éloquence, des nombres... elle personnifie également le Ciel lumineux... Ses surnoms nombreux indiquent d’autres fonctions fondamentales : Promachos (rempart de la cité), Polias (gardienne de la ville), Agoraia (déesse de l’Agora), Nikè (la Victorieuse), Ergané (la Travailleuse), Pronoia (la prévoyante)...

Déméter présente des caractéristiques semblables. Son nom est construit sur les mots grecs signifiant Terre Mère ou Mère de la Terre. déesse typique de la fertilité, de l’agriculture, des moissons, de la végétation, son culte est fondé sur le rythme des saisons et ses temples souvent érigés dans les forêts. Elle donna le figuier à l’Attique. parmi ses surnoms, notons "Thesmophoros" (la Législatrice).

Le culte d’Aphrodite hérite aussi d’aspects de cultes anciens de la grande déesse. Ses surnoms (épiclèses) se passent de commentaires : Akraia (protectrice des lieux élevés), Epitymbia (déesse des funérailles), Genetrix (déesse de la végétation), Pelagia (déesse de la navigation), Mélaenis (la Noire), Hetaira (protectrice des courtisanes), Nikêphoros ( déesse qui donne la victoire), Nymphidia (déesse du mariage), Pandénos (déesse de l’amour physique), Ourania (déesse de l’amour céleste). Elle possède une ceinture magique pour raviver l’envie sexuelle des hommes. Cicéron assimile Aphrodite à la déesse mère de la Méditerranée orientale Astarté. La mythologie prête à Aphrodite d’innombrables aventures amoureuses avec des dieux ou des mortels (Anchise) ; par contre, le grand zeus fut éconduit. Pourchassée suite à ses infidélités régulières avec le dieu de la guerre, elle se cache dans les bois du Caucase.

Le culte d’Artémis (autre déesse parmi les douze divinités de l’Olympe grec) paraît plus sûrement encore le fruit du culte préhistorique puis protohistorique de la Grande déesse en Méditerranée orientale. Liée aux anciens cultes des monts (d’où son surnom Cynthia, née sur le mont Cinthus, "Kynthos"), déesse de la guerre chez les Spartiates, elle synthétise aussi la beauté féminine. Liée aux anciens cultes des sources, de la Lumière (Artémis Phôsphoros) et des bois, elle incarne fondamentalement la déesse de la chasse et des animaux sauvages (Potnia Theron). Liée en Attique aux cultes lunaires, elle est aussi patronne des routes (Ennodia), protectrice de la jeunesse (Kourothropos), des chants (Hymnia)... Grande divinité des femmes, elle est la déesse des naissances et la protectrice des Amazones qui vivent indépendantes des hommes. Sa personnalité varie considérablement selon les rivages de la Mer Egée, de la Mer Noire et de la Méditerranée, présentant des aspects contradictoires probablement hérités de grandes déesses différentes à l’origine.

4) Les divinités féminines et la guerre

Notons pour commencer que des divinités féminines ont fréquemment un rôle décisif dans les mythes religieux des peuples méditerranéens et Moyen-orientaux, y compris par leur usage des armes. Prenons l’exemple des Cananéens (peuples ayant précédé les Hébreux et les Phéniciens dans les territoires de Palestine et autour). Baal se proclame Roi des Dieux, lors d’un festin ; Mot, dieu de la Mort, conteste cette domination. Baal descend sous terre pour affronter Mot mais ne remonte pas ; une sécheresse dévastatrice se répand sur tout le pays. Deux grandes déesses, Anat (déesse des sources) et Shapash (déesse Soleil) rejoignent le séjour des morts, affrontent Mot, le battent, retrouvent Baal et le remontent ressuscité. Le lien avec le cycle des saisons est ici évident.

Citons sans nous y étendre :

* Ishtar en Mésopotamie (déesse de l’Amour et de la Guerre)

* Asherali, la cananéenne, déesse lunaire de la fertilité pour la faune, la flore comme pour les femmes et les animaux.

* Neith (Egypte)

* Athéna et Artémis (Grèce)

* Dans l’univers mental complexe et mouvant de l’hindouisme, Shiva peut être associée à Durga, la déesse des armes et des armées.

* Les Celtes invoquent plusieurs déesses de la guerre :

- Epona, déesse cheval de la Guerre et de la Sagesse

- Anann, Déesse de la sexualité et de la guerre

- Medbh, déesse de la puissance, de la force guerrière comme sexuelle

- Morigan, présente sur les champs de bataille sous la forme d’un corbeau...

- Nemontana Déesse de la guerre et des temples, de la volonté et de la vitalité...

- Ratis, Déesse protectrice de la forteresse...

* Dans la mythologie nordique, notons l’existence de géantes comme Angrboda.

CONCLUSION

L’objectif de cet article est très limité concernant l’immense champ culturel de la mythologie.

J’espère seulement contribuer à pointer l’importance du religieux dans la légitimation des rôles sociaux et, de ce point de vue, l’évolution négative de la place des femmes au sein du panthéon divin.

Les divinités féminines de l’Antiquité bénéficient souvent de personnalités fortes et autonomes, de pouvoirs nombreux et complexes ; leur nature présente un aspect émancipateur pour les femmes. C’est plus discutable pour les personnalités féminines dans les trois grandes religions du Livre.

Jacques Serieys


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