Histoire, histoire des femmes et combats féministes actuels

mercredi 23 décembre 2020.
 

Mathilde Larrère est historienne et militante féministe, enseignante chercheuse à l’université de Marne-la-Vallée, elle raconte « l’Histoire comme émancipation ». Nous l’avons rencontrée pour discuter de son dernier ouvrage Rage against the machisme qui a été publié en août 2020

Retour sur les origines : « L’Histoire des femmes peut être un combustible pour les combats féministes. »

Pourquoi le choix du titre Rage against the machisme ?

Mathilde Larrère : C’est une pancarte que j’avais vu pendant la manif du 24 novembre 2019 contre les violences faites aux femmes. Ça m’avait marquée, je l’avais gardée en tête. Je voulais donner un titre de slogan punchy plutôt que de prendre un slogan historique plus connu. Puis j’aimais bien le coté “rage”. J’ai l’âge de RATM. Je ne sais pas si ça parle à des plus jeunes mais c’est un groupe connu des quarantenaires. Mais ce n’est pas en leur hommage, c’est une pancarte de manif féministe.

Quelle est ta conception de l’Histoire ?

À l’université d’été du NPA en 2019, on avait fait un atelier avec Ludivine Bantigny et Laurence de Cock sur ce qu’est l’Histoire. L’Histoire que je défends, c’est l’Histoire comme émancipation, pas l’Histoire des dominants, mais pas non plus seulement l’Histoire des dominéEs comme victimes mais l’Histoire des dominéEs comme acteurs de l’Histoire. Donc une Histoire de toutes les formes de résistances aux dominations qu’ils subissent. Mais aussi une contre-histoire des dominants qui explique le système de domination, comment il fonctionne, sur quels réseaux ils s’appuient, quels outils, quels moyens, quelle légitimation, pour faciliter le renversement des dominations. Il y a un courant d’historienNEs qui fait ça depuis longtemps, même s’elles et ils sont plus minoritaires que celles et ceux qui soutiennent une lecture plus classique et plus « roman national » de l’Histoire. Mais cela fait longtemps que l’histoire est aussi un combustible des luttes et perçue comme science émancipatrice à condition de la prendre comme un espace qui peut faire réfléchir aux dominations et qui à partir de cette conscientisation des dominations peut permettre de les renverser. Dedans, l’Histoire des femmes, actrices, d’où l’Histoire des femmes en lutte et pas simplement l’histoire des femmes soumises à la domination patriarcale et masculine depuis des siècles.

Quand peut-on situer les débuts du féminisme ? À l’apparition du mot ou bien avant ?

Je défends le fait qu’on le situe avant, ce qui maintenant est plus ou moins admis. Mais avec la lecture du féminisme en vagues dans les années 70, on parlait de la première vague au moment des suffragettes. Pendant longtemps, on a eu tendance à oublier tous les mouvements des femmes qui ne s’appelaient pas féministes car le mot n’existait pas mais qui défendaient quand même l’égalité homme-femme. Je ne suis pas d’accord avec cette invisibilisation de ces premiers mouvements féministes. Je commence avec la Révolution française. Avant, des femmes ont écrit et porté des revendications pour l’égalité mais elles étaient isolées. La Révolution française crée les conditions de droit et d’expression politique qui leur permettent de faire mouvement. Elles peuvent désormais se regrouper, s’organiser, s’associer et elles le font.

L’écrit était surtout l’apanage des hommes et des femmes bourgeoises ? Quelles sources pour retrouver la trace de ces combats ?

Celles sur lesquelles j’ai le plus travaillé ce sont ces féministes révolutionnaires du XIXe siècle qui sont ouvrières dans leur grande majorité et qui savent lire et écrire. Le premier journal écrit, composé et dirigé uniquement par des femmes est celui des saint-simoniennes. En 1848, dans le journal La voix des femmes, il y a Eugénie Boyer, qui est bourgeoise, et Jeanne Deroin qui a quitté son métier de lingère pour devenir institutrice. Mais sinon les autres sont des ouvrières. Il y a aussi des textes d’ouvrières tout au long du XIXe siècle. Les pétitions des citoyennes révolutionnaires et républicaines de 1792, sont liées aussi aux femmes du peuple. Les classes populaires avaient moins accès au lire et à l’écrire que les classes bourgeoises mais elles n’étaient pas toutes analphabètes, surtout dans les villes. Dès qu’on fait de l’Histoire des dominéEs, les premières sources évidentes, ce sont les sources policières et judiciaires car les luttes font l’objet de surveillance, de contrôle voire de répression. Dans les retranscriptions de procès ou d’interrogatoires, on a accès à la parole de toutes ces femmes, même biaisées.

L’Histoire des avancées féministes n’est pas linéaire, elle est faite de flux et de reflux. Pourquoi ?

Quand il y a un flux, il y a ensuite en général un phénomène que l’on appelle backlash (retour de bâton) : toute remise en cause de l’ordre des sexes a tendance à créer en réaction un nouveau verrouillage. Si une lutte l’emporte, se pose donc la question « que fait-on maintenant ? ». Cela se retrouve dans la plupart des mouvements, il y a un retour en force de ceux qui ont été déstabilisés par cette victoire. C’est particulièrement net au XIXe siècle en France : les femmes obtiennent des choses ou les revendiquent haut et fort au cours de moments révolutionnaires. Et comme elles associent en général la remise en cause de l’ordre social et politique avec la remise en cause de l’ordre des sexes, le retour à l’ordre post-révolutionnaire qui s’abat sur toutes les forces révolutionnaires va être encore plus fort envers les femmes parce qu’on va doublement les punir d’avoir transgressé l’ordre des sexes mais aussi d’avoir été révolutionnaires, d’autant qu’elles font souvent partie des groupes les plus radicaux.

En France, les backlash sont doublement violents et entrainent des périodes de reflux d’autant plus durs. Les législations varient selon les périodes : champ des possibles lors de la Révolution, ouverture des droits politiques, d’association, d’expression, et les femmes en profitent comme les hommes. Alors qu’après se succèdent des régimes qui reviennent sur toutes ces libertés, interdisent les clubs de femmes puis des hommes, limitent les droits d’expression… Enfin, le phénomène classique : la force appelle la force. Quand un mouvement monte, il ne fait que grandir, comme c’est le cas aujourd’hui avec les manifs du 8 mars ou du 25 novembre qui sont devenues massives alors qu’il y a 5 ans, on était quelques centaines sur la place de la République.

Pourquoi n’es-tu pas d’accord avec cette idée qu’il y aurait trois vagues féministes (droit de vote, IVG, violences sexistes/sexuelles) ?

Cette lecture invisibilise tous les combats des femmes avant la lutte pour le droit de vote : les combats menés par les révolutionnaires de 1789 à 1793, les femmes dans la Révolution de 1830, de 1848 et enfin celles de la Commune (1870). Le droit de vote est une de leurs revendications mais ce n’est pas la première. On ne peut pas les inclure dans la première vague. Elles se battent d’abord pour leurs droits civils, pour le fait de ne pas être traitées comme des mineures. Elles se battent pour le divorce, pour le droit à l’instruction, pour le droit de porter des armes parce que servir dans la garde nationale, dans l’armée est une citoyenneté plus intensément vécue à l’époque que le fait de déposer un bulletin dans l’urne. Et elles se battent pour des droits en tant que travailleuses. Ces combats vont rester.

Les suffragettes n’oublient pas les autres combats des droits des femmes, mais pour elles la priorité c’est le droit de vote. Elles sont aussi assez différentes. Dans les suffragettes, l’essentiel des femmes sont issues de la bourgeoisie. Alors que les femmes qui se sont battues avant sont surtout des femmes de classes populaires et c’est pour ça qu’elles se battent pour des droits en tant que travailleuses. Les répertoires d’action ne sont pas similaires : les suffragettes n’interviennent pas dans un contexte révolutionnaire et s’insèrent dans un contexte républicain, de démocratie de la IIIe République. Parler de « vagues » ne permet pas de parler des « creux de la vague ». C’est plus facile d’être féministe quand il y a un moment de flux, c’est beaucoup plus difficile en dehors. Enfin, associer une lutte à une vague est trop réducteur, chaque combat a toujours mené de front plusieurs revendications. Par exemple, la question de la violence dans le couple n’est pas une nouveauté, elle est posée depuis la Révolution française. La question de la non-mixité aussi.

Qu’en est-il de la place du mouvement LGBT dans les luttes féministes ?

C’est absolument essentiel dans les années 70. Ce sont majoritairement des lesbiennes qui s’étaient rencontrées au moment de 68 pour organiser le 26 août 1970 le dépôt de la gerbe à celle qui est plus inconnue que le soldat inconnu : sa femme. C’est à partir du moment où il y a un discours LGBT, lesbien et que çela devient un discours politique réfléchi, pensé et conscientisé qu’on arrive vraiment à le voir. Avant un certain nombre de féministes était lesbiennes et ne le disaient pas pour ne pas s’attirer plus de problème. À partir des années 70, il y a parfois même des frictions internes au sein du MLF, les lesbiennes trouvant que le MLF avait des préoccupations très hétérosexuelles et ne prenait pas suffisamment en compte les particularités des revendications LGBT.

Peux-tu nous rappeler la naissance de la journée du 8 mars comme journée internationale des droits des femmes ?

En fait, ça me fait toujours rigoler quand il y a une grande manif du 8 mars qu’on se retrouve avec des personnalités politiques y compris de droite ; parce que c’est en fait l’anniversaire de la Révolution russe. C’est la révolution de février mais comme les russes n’avaient pas le même calendrier ce qui était le 23 février pour eux était le 8 mars pour nous. C’était une manifestation de femmes des classes populaires pour la paix, le pain, le retour des hommes, le travail, pendant la Première guerre mondiale, particulièrement dure pour les Russes.

Mais c’est aussi la revendication de suffragettes qui ont choisi cette date pour réclamer le droit de vote. La question de faire une journée internationale pour le droit des femmes et de la revendiquer aussi pour le droit de vote est quelque chose qui a été proposé dans le cadre de l’Internationale par Clara Zetkin qui essayait de défendre une Internationale féministe socialiste. C’est accepté par le Congrès en 1910 et il y a quelques journées de mobilisation dans ce cadre. Puis le 23 février 1917 elles sortent dans la rue, se rassemblent et c’est le début d’un mouvement massif qui le lendemain va faire que les hommes les rejoignent et qui en quelques jours fait tomber le tsar. Ensuite, pendant très longtemps, le 8 mars ne va être fêté que dans les pays ou dans les familles des forces politiques communistes avant que, dans les années 70, ça devienne une journée internationale pour les droits des femmes.

Le congrès de la CGT 1918 a déclaré : « Fidèle à sa conception de l’émancipation, la CGT considère que la place des femmes est au foyer. » Sous quelle forme les femmes s’organisaient-elles ?

Elles étaient clairement sous syndiquées par rapport aux hommes. Dans le cas français, pour avoir le droit de se syndiquer, il faut avoir l’accord de son mari jusqu’au lendemain de la Première guerre mondiale. Quand on regarde des grèves de femmes, celles qui sont syndiquées et meneuses des grèves (Lucie Baud par exemple dans la grève de Vizille en 1905 et plus tard Joséphine Pencalet dans la grève des Penn Sardin) sont en général veuves ou célibataires parce que les maris n’étaient pas forcément favorables à ce que leurs femmes soient syndicalistes, quand bien même eux-mêmes étaient syndiqués.

La deuxième difficulté est que les mouvements ouvriers sont en partie sexistes et machistes. Un exemple du XIXe siècle au sein de la Section française de l’Internationale socialiste : il y a d’un coté les proudhoniens profondément opposés au travail des femmes et à leur émancipation et d’un autre Eugène Varlin favorable au travail, aux droits des femmes et à la place des femmes dans le mouvement ouvrier. Les mouvements ouvriers sont dirigés par des hommes à tous les niveaux donc les femmes ont du mal à y trouver leur place. Cela ne leur donne pas envie de s’y intégrer. La logique des mouvements ouvriers est la défense des travailleurs mâles et non des travailleuses, comme c’est la défense des travailleurs nationaux et non des travailleurs immigrés. Dans les partis politiques, c’est la même chose. Il y en a qui vont essayer de se syndiquer entre femmes, ce qui se justifie d’autant plus que le travail est très genré. Il y a des syndicats de couturières, de sténo-dactylos, de secrétaires… qui peuvent avoir des rapports très conflictuels, parfois violents, avec des syndicats d’hommes qui ont tendance à considérer que les femmes sont des travailleuses « jaunes » qui seraient là pour casser les grèves. Ce qui est faux, les patrons n’embauchent pas des femmes pour faire un travail qu’ils considèrent masculin, à l’exception des périodes de guerre. Sinon, les grosses associations de femmes existent pour le droit de vote des femmes par exemple notamment avec l’internationalisation de ces luttes. Dans les partis et les syndicats, ça va être long avant qu’elles y arrivent.

Quand voit-on enfin une prise en compte des revendications féministes dans les partis et les syndicats ?

Malgré les dissensions, quelque chose se joue dans les années 70. Les femmes syndiquées défendent le fait de mettre les questions féministes à l’ordre du jour des syndicats, de pouvoir s’organiser de façon autonome, de manifester de manière autonome. Les femmes ont eu plus de possibilités de s’organiser de façon autonome à la CFDT qu’à la CGT à cette époque-là. Sur les partis, les premiers à reconnaitre la place des femmes, ce sont les Verts. Ensuite, les règles de parité ont changé un peu les pratiques, même s’il existe des moyens de contourner. Dans les partis politiques, tout est genré y compris dans l’extrême gauche : les femmes gèrent les taches techniques, et les hommes vont aux réunions représentatives, même si sur le papier, il y a volonté d’égalité. Les femmes doivent se battre en interne.

Comment expliquer que le féminisme soit devenu tendance de nos jours ? Que les manifestations « Me too » soient massives, même si nous en sommes encore là après des siècles de luttes féministes ?

« Féminisme » écrit sur un pull H&M, on est un peu foutu. C’est une façon de le déminer. Pareil sur le mot Révolution. Quand le Che devient un tee-shirt… La capacité du capitalisme à récupérer les figures, les mots, tout ce qui est émancipateur est une catastrophe absolue. Après, je m’achète des tee-shirts féministes, mais pour soutenir des assos de meufs.

Ce combat n’est pas neuf : un journal de la Révolution française appelait les femmes à témoigner des violences sexistes et sexuelles qu’elles subissaient au sein du couple. Cela apparait aussi un peu dans le journal des femmes de 1848, et aussi dans la Fronde. Ces questions sont également présentes au sein du MLF avec le fameux meeting de la mutualité (« 10h contre le viol » 26 juin 1976). Aujourd’hui, plusieurs choses ont déjà été conquises (le vote, l’IVG…) donc ça libère plus de place pour le reste des revendications.

Il y a aussi le fait que pendant longtemps hommes et femmes ne considéraient pas forcément comme un problème les violences faites aux femmes, tellement admises, preuve en est que dans le droit, ce n’était pas considéré comme un délit ou un crime. L’un des exemples les plus emblématiques est que même aujourd’hui qu’il semble difficile de penser le viol conjugal, l’image du devoir conjugal étant encore très ancrée dans les esprits. De la même manière, il a fallu beaucoup de temps pour qu’il ne soit plus acceptable qu’un père frappe ses enfants ou sa femme. Maintenant, ce qui était généralement accepté l’est beaucoup moins, même s’il y a encore des progrès à faire. On est passé de revendications qui étaient auparavant secondaires et minoritaires et qui désormais sont majoritaires et ont plus de chances d’être entendues.

De quel féminisme te revendiques-tu ?

Je suis ce que déteste la droite : une féministe intersectionnelle. Je suis très soucieuse à ce que le féminisme que je défends ne reproduise pas des dominations sociales, de race, d’hétérosexualité, etc. C’est mon aiguillon : défendre le droit des femmes ne doit pas être au seul profit des dominantes. Il faut prendre en considération tout ce qui relève des autres dominations croisées et cumulées que les femmes peuvent subir. Je suis absolument pour qu’on foute la paix aux femmes voilées.

Un dernier mot ?

Parce que je pense que l’Histoire peut être un combustible pour les luttes, je pense que l’Histoire des femmes et des luttes des femmes peut être un combustible pour les combats féministes. Et même un moyen de fermer la gueule à certains anti-féministes. Un exemple : « Vous faites chier avec votre écriture inclusive ». Rappeler que ça fait très longtemps que c’est une revendication et leur citer Hubertine Auclert à ce sujet. « Autrice » c’est comme ça qu’on disait au XVIe siècle donc on va continuer à dire autrice.

Sur la une de Valeurs actuelles on a lu « Comment les féministes sont devenues folles », comme s’il y avait avant des féministes sages et gentilles. En fait, non, elles ont cassé, elles se sont révoltées, elles ont renversé de l’acide dans les urnes… J’aime beaucoup cette idée de cette longue tradition de femmes qui se battent, se transmettent le flambeau. Ça peut être utile pour la lutte, pas seulement pour rendre hommage au passé.

Propos recueillis par Neva Scarlett


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