8 mars 1917 : quand les femmes de Russie s’opposaient à la guerre (Léon Trotsky)

samedi 12 mars 2022.
 

C’est la manifestation des femmes du 8 mars 1917 qui a déclenché la révolution russe. Leurs slogans : « Du pain ! À bas l’autocratie ! » et « À bas la guerre ! » sont d’une actualité criante, alors que des manifestantes font face à la répression du régime de Poutine, dont la guerre tue des civils par milliers dont beaucoup de femmes. Les femmes sont aussi les premières victimes des sanctions.

Aussi, nous partageons un extrait de l’Histoire de la révolution russe de Trotsky, qui revient sur les manifestations de femmes le 8 mars 1917 (23 février, selon le calendrier julien alors en vigueur en Russie) :

"Le 23 février, c’était la " Journée internationale des Femmes ". On projetait, dans les cercles de la social-démocratie, de donner à ce jour sa signification par les moyens d’usage courant : réunions, discours, tracts. La veille encore, il ne serait venu à la pensée de personne que cette " Journée des Femmes " pût inaugurer la révolution. Pas une organisation ne préconisa la grève pour ce jour-là. Bien plus, une organisation bolcheviste, et des plus combatives, le Comité du rayon essentiellement ouvrier de Vyborg, déconseillait toute grève. L’état d’esprit des masses d’après le témoignage de Kaïourov, un des chefs ouvriers du rayon, était très tendu et chaque grève menaçait de tourner en collision ouverte. Mais comme le Comité estimait que le moment d’ouvrir les hostilités n’était pas encore venu – le parti n’étant pas encore assez fort et la liaison entre ouvriers et soldats étant trop insuffisante – il avait donc décidé de ne point faire appel à la grève, mais de se préparer à l’action révolutionnaire pour une date indéterminée.

Telle fut la ligne de conduite préconisée par le Comité à la veille du 23, et il semblait que tous l’eussent adoptée. Mais le lendemain matin, en dépit de toutes les directives, les ouvrières du textile quittèrent le travail dans plusieurs fabriques et envoyèrent des déléguées aux métallos pour leur demander de soutenir la grève. C’est " à contrecœur ", écrit Kaïourov, que les bolcheviks marchèrent, suivis par les ouvriers mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Mais du moment qu’il s’agissait d’une grève de masse, il fallait engager tout le monde à descendre dans la rue et prendre la tête du mouvement : telle fut la résolution que proposa Kaïourov, et le Comité de Vyborg se vit contraint de l’approuver. " L’idée d’une manifestation mûrissait depuis longtemps parmi les ouvriers, mais, à ce moment, personne ne se faisait encore une idée de ce qui en sortirait. " Prenons bonne note de ce témoignage d’un participant, très important pour la compréhension du mécanisme des événements.

On croyait d’avance que, sans le moindre doute, en cas de manifestation, les troupes devraient sortir des casernes et seraient opposées aux ouvriers. Qu’allait-il se passer ? On est en temps de guerre, les autorités ne sont pas disposées à plaisanter. Mais, d’autre part, le soldat de la " réserve ", en ces jours-là, n’est déjà plus celui que, jadis, l’on a connu dans les cadres de l’" active " . Est-il vraiment si redoutable ? A ce sujet, on raisonnait beaucoup dans les cercles révolutionnaires, mais plutôt abstraitement, car personne, absolument personne – on peut l’affirmer catégoriquement d’après tous les documents recueillis – ne pensait encore que la journée du 23 février marquerait le début d’une offensive décisive contre l’absolutisme. Il n’était question que d’une manifestation dont les perspectives restaient indéterminées et, en tout cas, fort limitées.

En fait, il est donc établi que la Révolution de Février fut déclenchée par les éléments de la base qui surmontèrent l’opposition de leurs propres organisations révolutionnaires et que l’initiative fut spontanément prise par un contingent du prolétariat exploité et opprimé plus que tous les autres – les travailleuses du textile, au nombre desquelles, doit-on penser, l’on devait compter pas mal de femmes de soldats. La dernière impulsion vint des interminables séances d’attente aux portes des boulangeries. Le nombre des grévistes, femmes et hommes, fut, ce jour-là, d’environ 90 000. Les dispositions combatives se traduisirent en manifestations, meetings, collisions avec la police.

Le mouvement se développa d’abord dans le rayon de Vyborg, où se trouvent les grosses entreprises, et gagna ensuite le faubourg dit " de Pétersbourg ". Dans les autres parties de la ville, d’après les rapports de la Sûreté, il n’y eut ni grèves, ni manifestations. Ce jour-là, les forces de police furent complétées par des détachements de troupes, apparemment peu nombreux, mais il ne se produisit point de collisions. Une foule de femmes, qui n’étaient pas toutes des ouvrières, se dirigea vers la Douma municipale pour réclamer du pain. Autant demander du lait à un bouc. Dans divers quartiers apparurent des drapeaux rouges dont les inscriptions attestaient que les travailleurs exigeaient du pain, mais ne voulaient plus de l’autocratie ni de la guerre. La " Journée des femmes " avait réussi, elle avait été pleine d’entrain et n’avait pas causé de victimes. Mais de quoi elle était lourde, nul ne se doutait encore dans la soirée.

Le lendemain, le mouvement, loin de s’apaiser, est doublement en recrudescence : environ la moitié des ouvriers industriels de Pétrograd font grève le 24 février. Les travailleurs se présentent dés le matin dans leurs usines et, au lieu de se mettre au travail, ouvrent des meetings, après quoi ils se dirigent vers le centre de la ville. De nouveaux quartiers, de nouveaux groupes de la population sont entraînés dans le mouvement. Le mot d’ordre " Du pain " est écarté ou couvert par d’autres formules : " A bas l’autocratie ! " et " A bas la guerre ! "

Les manifestations ne cessent pas sur la Perspective Nevsky : d’abord des masses compactes d’ouvriers chantant des hymnes révolutionnaires ; puis une multitude disparate de citadins, des casquettes bleues d’étudiants. " Le public en promenade nous témoignait de la sympathie et, aux fenêtres de plusieurs hôpitaux, des soldats nous saluèrent en secouant en l’air ce qui leur tombait sous la main. " Étaient-ils nombreux ceux qui comprenaient la portée de ces gestes de sympathie de soldats malades à l’adresse des manifestants ? Cependant, les Cosaques attaquaient la foule, quoique sans brutalité ; leurs chevaux étaient couverts d’écume ; les manifestants se jetaient de côté et d’autre, puis reformaient des groupes serrés. Point de peur dans la multitude. Un bruit courait de bouche en bouche : " Les Cosaques ont promis de ne pas tirer. " De toute évidence, les ouvriers avaient réussi à s’entendre avec un certain nombre de Cosaques. Un peu plus tard, pourtant, des dragons survinrent, à moitié ivres, beuglant des injures et firent une percée dans la foule, frappant aux têtes à coups de lance. Les manifestants tinrent de toutes leurs forces, sans lâcher pied. " Ils ne tireront pas. " Et, en effet, ils ne tirèrent pas.

Un sénateur libéral qui observa, dans les rues, des tramways immobilisés (mais cela ne se passait-il pas le lendemain ?), certains aux vitres cassées, quelques-uns couchés le long des rails, a évoqué les journées de juillet 1914, la veille de la guerre. " On croyait voir se renouveler la tentative de jadis. " Le sénateur voyait juste, il y avait à coup sûr un lien de continuité : l’histoire ramassait les bouts du fil révolutionnaire cassé par la guerre et les renouait.

Durant toute cette journée, les foules populaires ne firent que circuler de quartier en quartier, violemment pourchassées par la police, contenues et refoulées par la cavalerie et par certains détachements d’infanterie. On criait " A bas la police ! " mais, de plus en plus fréquemment, partaient des hourras à l’adresse des Cosaques. C’était significatif. La foule témoignait à la police une haine féroce. Les agents à cheval étaient accueillis par des sifflets, des pierres, des glaçons. Toute différente fut la prise de contact des ouvriers avec les soldats.

Autour des casernes, auprès des sentinelles, des patrouilles et des cordons de barrage, des travailleurs et des travailleuses s’assemblaient, échangeant des paroles amicales avec la troupe. C’était une nouvelle étape due à la croissance de la grève et à la confrontation des ouvriers avec l’armée. Cette étape est inévitable dans toute révolution. Mais elle semble toujours inédite et, en effet, se présente chaque fois sous un nouvel aspect : ceux qui ont lu ou écrit à ce sujet ne se rendent pas compte de l’événement quand il se produit.

A la Douma d’Empire, on racontait, ce jour-là, qu’une formidable multitude de peuple couvrait toute la place Znamenskaïa, toute la Perspective Nevsky et toutes les rues avoisinantes, et que l’on constatait un phénomène absolument insolite : la foule, révolutionnaire, et non patriotique, acclamait les Cosaques et les régiments qui marchaient en musique. Comme un député demandait ce que cela signifiait, un passant, le premier venu, lui répondit : " Un policier a frappé une femme de sa nagaïka ; les Cosaques s’en sont mêlés et ont chassé la police. " Il se peut que les choses ne se soient pas passées ainsi, personne ne serait en mesure de vérifier. Mais la foule croyait que c’était bien ça, que la chose était possible. Croyance qui ne tombait pas du ciel, mais qui venait d’une expérience déjà faite et qui, par conséquent, devait être un gage de victoire.

Les ouvriers de l’usine Erikson, qui compte parmi les plus modernes du rayon de Vyborg, après s’être assemblés le matin, s’avancèrent en masse, au nombre de 2 500 hommes, sur la Perspective Sampsonovsky, et, dans un passage étroit, tombèrent sur des Cosaques. Poussant leurs chevaux, les officiers fendirent les premiers la foule. Derrière eux, sur toute la largeur de la chaussée, trottaient les Cosaques. Moment décisif ! Mais les cavaliers passèrent prudemment, en longue file, par le couloir que venaient de leur ouvrir leurs officiers. " Certains d’entre eux souriaient, écrit Kaïourov, et l’un d’eux cligna de l’œil, en copain, du côté des ouvriers ". Il signifiait quelque chose, ce clin d’œil ! Les ouvriers s’étaient enhardis, dans un esprit de sympathie et non d’hostilité à l’égard des Cosaques qu’ils avaient légèrement contaminés. L’homme qui avait cligné de l’œil eut des imitateurs.

En dépit des nouvelles tentatives des officiers, les Cosaques, sans contrevenir ouvertement à la discipline, ne pourchassèrent pas la foule avec trop d’insistance et passèrent seulement à travers elle. Ainsi en fut-il trois ou quatre fois et les deux partis opposés s’en trouvèrent encore rapprochés. Les Cosaques se mirent à répondre individuellement aux questions des ouvriers et même eurent avec eux de brefs entretiens. De la discipline, il ne restait que les apparences les plus minces, les plus ténues, avec le danger d’un déchirement imminent. Les officiers se hâtèrent d’éloigner leurs troupes de la foule et, renonçant à l’idée de disperser les ouvriers, disposèrent leurs troupes en barrage d’une rue pour empêcher les manifestants de gagner le centre. Et ce fut peine perdue : postés et montant la garde en tout bien tout honneur, les Cosaques ne s’opposèrent cependant pas aux " plongeons " que faisaient les ouvriers entre les jambes des chevaux. La révolution ne choisit pas ses voies à son gré : au début de sa marche à la victoire, elle passait sous le ventre d’un cheval cosaque.

Épisode remarquable ! Remarquable aussi le coup d’œil du narrateur qui a fixé toutes ces péripéties. Rien d’étonnant, le conteur était un dirigeant, il avait derrière lui plus de deux mille hommes : l’œil du chef qui se tient en garde contre les nagaïkas ou les balles de l’ennemi est acéré." (...)

Pour le chapitre en question au complet : https://www.marxists.org/francais/t...


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