Pour le capitalisme, toutes les ressources naturelles ont la couleur de l’or

mercredi 7 août 2019.
 

Texte d’Anton Pannekoek (socialiste conseilliste hollandais) le 10 juillet 1909.

De nombreux écrits scientifiques se plaignent avec émotion de la destruction croissante des forêts. Or ce n’est pas seulement la joie que chaque amoureux de la nature éprouve pour la forêt qui doit être prise en compte. Il existe aussi d’importants intérêts matériels, voire des intérêts vitaux pour l’humanité. Avec la disparition des riches forêts, des pays connus dans l’Antiquité pour leur fertilité, densément peuplés, véritables greniers pour les grandes villes, sont devenus des déserts pierreux. La pluie n’y tombe que rarement, ou des pluies diluviennes dévastatrices emportent les minces couches d’humus qu’elle doit fertiliser. Là où la forêt des montagnes a été anéantie, les torrents alimentés par les pluies de l’été roulent d’énormes masses de pierres et de sable, qui dévastent les vallées alpines, déforestent et détruisent les villages dont les habitants sont innocents « du fait que le profit personnel et l’ignorance ont détruit la forêt dans les hautes vallées et la région des sources ».

« Intérêt personnel et ignorance » : les auteurs, qui décrivent avec éloquence ce désastre, ne s’attardent pas sur ses causes. Ils croient probablement qu’il suffit d’en souligner les conséquences pour remplacer l’ignorance par une meilleure compréhension et en annuler les effets. Ils ne voient pas qu’il s’agit d’un phénomène partiel, l’un des nombreux effets de nature similaire du capitalisme, ce mode de production qui est le stade suprême de la chasse au profit.

Comment la France est-elle devenue un pays pauvre en forêts, au point d’importer chaque année des centaines de millions de francs de bois de l’étranger et de dépenser beaucoup plus pour atténuer par le reboisement les conséquences désastreuses de la déforestation des Alpes ? Sous l’Ancien Régime, il y avait beaucoup de forêts domaniales. Mais la bourgeoisie, qui a pris les rênes de la Révolution française, ne voyait dans ces forêts domaniales qu’un instrument d’enrichissement privé. Les spéculateurs ont rasé trois millions d’hectares pour transformer le bois en or. L’avenir était le cadet de leurs soucis, seul comptait le profit immédiat.

Pour le capitalisme, toutes les ressources naturelles ont la couleur de l’or. Plus il les exploite rapidement, plus le flux d’or s’accélère. L’existence d’un secteur privé a pour effet que chaque individu essaie de faire le plus de profit possible sans même penser un seul instant à l’intérêt de l’ensemble, celui de l’humanité. Par conséquent, chaque animal sauvage ayant une valeur monétaire, toute plante poussant à l’état sauvage et dégageant du profit est immédiatement l’objet d’une course à l’extermination. Les éléphants d’Afrique ont presque disparu victimes d’une chasse systématique pour leur ivoire. La situation est similaire pour les hévéas, qui sont victimes d’une économie prédatrice dans laquelle tout le monde ne fait que détruire les arbres sans en replanter de nouveaux. En Sibérie, on signale que les animaux à fourrure se raréfient de plus en plus en raison d’une chasse intensive et que les espèces les plus précieuses pourraient bientôt disparaître. Au Canada [2], de vastes forêts vierges sont réduites en cendres, non seulement par les colons qui veulent cultiver le sol, mais aussi par les « prospecteurs » à la recherche de gisements de minerai ; ceux-ci transforment les versants montagneux en roches dénudées pour avoir une meilleure vue d’ensemble du terrain. En Nouvelle-Guinée [3], un massacre d’oiseaux du paradis a été organisé afin de se plier à la lubie dispendieuse d’une milliardaire américaine [4]. Les folies de la mode typiques d’un capitalisme gaspillant la plus-value ont déjà conduit à l’extermination d’espèces rares ; les oiseaux de mer de la côte est-américaine n’ont dû leur survie qu’à la stricte intervention de l’État. De tels exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Mais les plantes et les animaux ne sont-ils pas là pour être utilisés par les humains à leurs propres fins ? Ici, nous laissons complètement de côté la question de la conservation de la nature telle qu’elle se poserait sans l’intervention humaine. Nous savons que les humains sont les maîtres de la terre et qu’ils transforment complètement la nature pour leurs besoins. Pour vivre, nous sommes complètement dépendants des forces de la nature et des richesses naturelles ; nous devons les utiliser et les consommer. Ce n’est pas de cela dont il est question ici, mais uniquement de la façon dont le capitalisme en fait usage.

Un ordre social raisonnable devra utiliser les trésors de la nature mis à sa disposition de telle sorte que ce qui est consommé soit en même temps remplacé, en sorte que la société ne s’appauvrisse pas et puisse s’enrichir. Une économie fermée qui consomme une partie des semis de céréales s’appauvrit de plus en plus et doit infailliblement faire faillite. Tel est le mode de gestion du capitalisme. Cette économie qui ne pense pas à l’avenir ne fait que vivre dans l’instantanéité. Dans l’ordre économique actuel, la nature n’est pas au service de l’humanité, mais du Capital. Ce ne sont pas les besoins vestimentaires, alimentaires et culturels de l’humanité, mais l’appétit du Capital en profit, en or, qui régit la production.

Les ressources naturelles sont exploitées comme si les réserves étaient infinies et inépuisables. Avec les néfastes conséquences de la déforestation pour l’agriculture, avec la destruction des animaux et des plantes utiles, apparaît au grand jour le caractère fini des réserves disponibles et la faillite de ce type d’économie. Roosevelt [5] reconnait cette faillite lorsqu’il veut convoquer une conférence internationale pour faire le point sur l’état des ressources naturelles encore disponibles et prendre des mesures pour prévenir leur gaspillage.

Bien sûr, ce plan en soi est une fumisterie. L’État peut certes faire beaucoup pour empêcher l’impitoyable extermination d’espèces rares. Mais l’État capitaliste n’est après tout qu’un triste représentant du bien commun (Allgemenheit der Menschen). Il doit se plier aux intérêts essentiels du Capital.

Le capitalisme est une économie décérébrée qui ne peut réguler ses actes par la conscience de leurs effets.

Le capitalisme est une économie décérébrée qui ne peut réguler ses actes par la conscience de leurs effets. Mais son caractère dévastateur ne découle pas de ce seul fait. Au cours des siècles passés, les êtres humains ont exploité la nature de manière insensée sans penser à l’avenir de l’humanité tout entière. Mais leur pouvoir était réduit. La nature était si vaste et si puissante qu’avec leurs faibles moyens techniques, ils ne pouvaient lui faire subir que d’exceptionnels dommages. Le capitalisme, en revanche, a remplacé le besoin local par le besoin mondial, créé des moyens techniques pour exploiter la nature. Il s’agit alors d’énormes masses de matière qui subissent des moyens de destruction colossaux et sont déplacées par de puissants moyens de transport. La société sous le capitalisme peut être comparée à la force gigantesque d’un corps dépourvu de raison. Alors que le capitalisme développe une puissance sans limite, il dévaste simultanément l’environnement dont il vit de façon insensée. Seul le socialisme, qui peut donner à ce corps puissant conscience et action réfléchie, remplacera simultanément la dévastation de la nature par une économie raisonnable.

Notes

[1] Zeitungskorrespondenz n° 75, 10 Juli 1909, p. 1 et 2. Traduction et notes éditoriales : Ph. Bourrinet (8 juillet 2019).

[2] La déforestation au Canada représente aujourd’hui la plus grande partie des forêts victimes de déforestation au niveau mondial. La forêt dite intacte y a diminué de 7,3 % entre 2000 et 2013. En 2014, le Canada arrivait au premier rang pour la destruction de forêt vierge au niveau mondial, devant la Russie et le Brésil : https://www.lapresse.ca/environneme....

[3] La Nouvelle-Guinée en 1909 était aux mains des Pays-Bas, de l’Empire britannique (Australie) et de l’Allemagne.

[4] En fait, cette destruction répondait aux demandes de riches bourgeoises, tant européennes qu’américaines. Des dizaines d’années durant, le marché de la mode féminine alimenta une chasse systématique pour les besoins d’un commerce extrêmement lucratif. Celui-ci culmina au début des années 1900 : 80 000 peaux étaient alors exportées chaque année de Nouvelle-Guinée pour orner les chapeaux des dames européennes. En 1908, dans les régions de Nouvelle-Guinée qu’ils administraient, les Britanniques déclarèrent la chasse hors-la-loi. Les Néerlandais les imitèrent seulement en 1931.

[5] Theodore Roosevelt (1858-1919), ancien chef de la police new-yorkaise, secrétaire à la marine, puis engagé volontaire en 1898 dans la guerre contre l’Espagne et Cuba, vice-président sous MacKinley (qui sera assassiné), est deux fois président des États-Unis de 1901 à 1909. Sa présidence est notamment marquée, sur le plan international, par sa médiation dans la guerre russo-japonaise, qui lui vaut le prix Nobel de la paix et son soutien à la première conférence de La Haye en ayant recours à l’arbitrage pour résoudre un contentieux opposant les États-Unis au Mexique. Tout cela dans les intérêts bien compris de la puissance américaine. Sa politique impérialiste, dite du « Gros Bâton », puis le durcissement de la doctrine Monroe permettent le contrôle total du canal de Panamá par l’État yankee. En politique intérieure, son mandat est marqué par une politique volontariste de « préservation des ressources naturelles » et par l’adoption de deux lois importantes sur la protection des consommateurs. Idéologiquement, il justifiera le massacre des Amérindiens par le capital yankee en le niant purement et simplement : « Aucune nation conquérante et colonisatrice n’a jamais traité les sauvages qui possédaient les terres à l’origine avec autant de générosité que les États-Unis » (The Winning of the West, Putnam, New York, 1889).


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