Secret d’État : la corruption cachée derrière la vente de chars français aux Émirats arabes unis

lundi 8 octobre 2018.
 

Des documents obtenus par Wikileaks et partagés avec Mediapart, Der Spiegel et La Repubblica lèvent le voile sur un secret d’État : la corruption cachée derrière la vente de chars français aux Émirats arabes unis. Ce sont les mêmes chars qui sévissent aujourd’hui dans la guerre au Yémen, à l’origine de la pire crise humanitaire du monde, selon l’ONU.

Les chars français utilisés depuis trois ans par les Émirats arabes unis au Yémen, dans une guerre qui a déjà fait plus de 10 000 morts (majoritairement des civils) et provoqué, selon l’ONU, la pire crise humanitaire du monde, cachent un lourd secret.

Un secret d’État vieux d’un quart de siècle.

Sa révélation ouvre aujourd’hui la porte sur les aveux inédits d’une corruption étatique à travers le versement, par une entreprise d’armement gouvernementale française, de 200 millions de dollars d’argent noir sur des comptes situés dans des paradis fiscaux, selon des documents obtenus par Wikileaks et partagés avec Mediapart, Der Spiegel (Allemagne) et La Repubblica (Italie), qui ont pu les authentifier par une enquête indépendante.

Ces documents offrent une plongée rare dans les arcanes de l’un des plus gros contrats d’armement signés par la France, aujourd’hui troisième pays exportateur d’armes au monde.

Un char Leclerc vendu par la France aux Émirats arabes unis. © DR Un char Leclerc vendu par la France aux Émirats arabes unis. © DR

Les chars Leclerc vendus au début des années 1990 par la France aux Émirats arabes unis (EAU) ont été fabriqués par l’entreprise GIAT (Groupement industriel des armements terrestres, Nexter aujourd’hui), dont l’État français est actionnaire à 100 %. Ils ont commencé à être livrés au début des années 2000, mais n’ont connu leur baptême du feu qu’en 2015, à l’occasion du déclenchement de la guerre au Yémen, comme en témoignent de nombreux écrits spécialisés (voir ici ou là).

Depuis trois ans, des combats acharnés y opposent une rébellion houthie soutenue par l’Iran à une coalition emmenée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui cherchent à conforter le président yéménite en place, Abdrabbo Mansour Hadi. Selon l’ONU, la coalition, armée notamment par la France, a « causé le plus de victimes civiles directes ». Les Nations unies évoquent de possibles crimes de guerre, rappelant que des « zones résidentielles », des « marchés » et « même des installations médicales » ont été touchées. Et d’après l’ONG Save The Children, cinq millions d’enfants sont aujourd’hui menacés de famine au Yémen à cause de la guerre.

En son temps, le contrat de vente des chars Leclerc aux Émirats avait été qualifié par la presse française de « contrat du siècle ». Pour cause : le marché, signé le 6 avril 1993, une semaine après la formation du gouvernement Balladur, portait sur la livraison de 388 chars, 46 véhicules armés et quantité de munitions pour 3,6 milliards de dollars, montant revu légèrement à la baisse par la suite (3,2 milliards).

Mais des négociations secrètes avaient débuté deux ans auparavant, selon les documents récupérés par Wikileaks. En janvier 1991, sous le gouvernement de Michel Rocard, l’État français a missionné, par l’intermédiaire de l’entreprise GIAT, un émissaire très introduit auprès des autorités d’Abou Dabi. Son nom : Abbas Ibrahim Yousef al-Yousef.

Originaire du même village que le cheikh al-Zayed, le père de la nation émiratie, qui en fut le président de 1971 à 2004, Abbas al-Yousef a commencé sa carrière comme pilote de chasse. Marié à une femme vivant en Arabie saoudite, père de deux enfants qui feront leurs études aux États-Unis, il est notamment, au sein de l’armée émiratie, l’instructeur de Mohamed al-Zayed, l’un des fils du cheikh régnant. Un sésame. D’autant que le frère aîné de Mohamed, Khalifa, est l’actuel président des Émirats.

En marge de ses activités militaires – il a le grade de colonel –, Abbas al-Yousef a développé une prolifique activité de businessman dans l’armement. D’après un capitaine d’industrie français qui l’a bien connu, il devient de fil en aiguille l’intermédiaire privilégié de nombreuses sociétés de défense françaises aux Émirats, comme Thalès, Dassault ou Airbus. Et GIAT, donc, où il cultive une solide amitié avec un directeur commercial.

Une des sociétés offshore d’al-Yousef, Kenoza Industrial Consulting & Management Inc., domiciliée par un cabinet panaméen dans les îles Vierges britanniques, l’un des pires paradis fiscaux de la planète, obtient de GIAT en 1991 des commissions occultes de 234 millions de dollars pour la future vente des chars français aux Émirats.

Rien n’aurait jamais dû filtrer de la destination de l’argent noir. Seulement voilà, un différend entre al-Yousef et GIAT, qui sera porté entre 2008 et 2010 devant le tribunal arbitral de Paris (une justice privée qui contourne la justice ordinaire), poussera l’entreprise d’armement française à révéler la nature exacte du travail de son intermédiaire : la corruption.

N’ayant touché jusqu’en mars 2000 « que » 195 millions de dollars des 234 promis, al-Yousef avait saisi la justice arbitrale pour réclamer son dû à GIAT, qui a refusé de régler les 40 millions de dollars en souffrance.

Devant le tribunal arbitral de Paris, GIAT jouera franc jeu. Reconnaissant « une disproportion entre le montant des commissions et les services fournis » réellement par al-Yousef, l’entreprise française avoue que son intermédiaire « a commis des actes de corruption », selon les termes du jugement du 30 septembre 2010. De manière encore plus limpide, GIAT affirme également que Kenoza, la société offshore de son intermédiaire, « a été mis en place pour fournir un véhicule approprié à la corruption d’officiels des Émirats arabes unis ».

Un aveu qui relève du jamais vu à ce niveau.

Aucun nom d’officiel stipendié n’a toutefois été révélé. Mais les circuits de la corruption, oui. GIAT a ainsi expliqué que les 200 millions de dollars d’argent noir ont été versés sur des comptes bancaires ouverts au Liechtenstein et à Gibraltar, encore des paradis fiscaux.

Pour justifier son refus de payer le restant dû à son intermédiaire, GIAT invoque la loi. Plus précisément la transposition en juin 2000, dans le droit pénal français, d’une convention anticorruption de l’OCDE ratifiée par la France. De fait, aussi immorales fussent-elles, les commissions occultes sur les marchés d’armement – en d’autres mots les pots-de-vin – étaient jusqu’à cette date pénalement légales ; et même déductibles des impôts par l’intermédiaire d’un formulaire fiscal (dit « DAS 2 bis ») méthodiquement renseigné par l’appareil militaro-industriel.

Devant les juges du tribunal arbitral, GIAT a par conséquent argué que son contrat avec Abbas al-Yousef était « inapplicable » à partir de juin 2000, du fait de son « origine illicite ».

Contactée, l’entreprise d’armement se réfugie aujourd’hui dans le silence : « Il ne nous est pas possible de vous répondre car nous ne sommes pas en capacité d’avoir certains éléments et/ou les sujets sont couverts par différentes clauses de confidentialité », a fait savoir une porte-parole du groupe.

Durant la procédure d’arbitrage, l’intermédiaire al-Yousef, qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien, avait démenti tout fait de corruption. Il a assuré que son « intervention a essentiellement consisté à sécuriser l’obtention du contrat avec les Émirats ». Comment ? Il n’en dira jamais plus, avouant avoir détruit ses notes de travail pour « protéger la confidentialité de GIAT » et éviter des fuites d’informations commerciales vers la concurrence. L’Allemagne, le Brésil et les États-Unis étaient en effet en lice pour le marché des chars émiratis.

« Yousef al-Yousef était en réalité inquiet des accusations de corruption. C’est pourquoi il est apparu très en retrait durant les audiences, quitte à perdre toute crédibilité devant les arbitres », se souvient un acteur de la procédure, qui a témoigné auprès de Mediapart, sous couvert d’anonymat.

Finalement, les trois juges du tribunal arbitral (les avocats David Sutton et Michael E. Schneider, et le professeur de droit Ibrahim Fadlallah) ne feront pas droit à la requête de l’intermédiaire, qui ne touchera pas ses 40 millions de dollars encalminés. Les arbitres ont estimé que les 200 millions déjà perçus recouvraient très largement un travail dont il a eu par ailleurs le plus grand mal à prouver la réalité.

Cinq ans après ce jugement secret – les tribunaux arbitraux sont essentiellement utilisés pour leur confidentialité –, les chars au cœur de la corruption sont ceux qui sévissent dans la sale guerre au Yémen. D’après le sous-officier Guillaume Paris, instructeur à l’École de cavalerie spécialiste des missiles, entre 70 et 80 des chars français vendus aux Émirats arabes unis ont été déployés sur le théâtre des combats. « Il s’agit du premier engagement au combat du principal char de bataille français par une armée étrangère », note le militaire.

En mars 2016, le président de Nexter (ex-GIAT), Stéphane Mayer, par ailleurs poids lourd du lobby de l’armement français, affirmait devant l’Assemblée nationale : « Pour ce qui est des chars Leclerc, je vous confirme que leur implication au Yémen a fortement impressionné les militaires de la région. » C’est une façon de voir les choses. Car avec celle de l’Arabie saoudite, l’armée des Émirats arabes unis est la plus fréquemment pointée du doigt par l’ONU et des ONG pour d’éventuels crimes de guerre et violations des lois internationales commis sur le sol yéménite. Le Quai d’Orsay conserve, lui, un silence assourdissant sur ces faits depuis des mois.

Ceci explique peut-être cela : les Émirats font partie depuis plusieurs années des plus gros acheteurs d’armes au complexe militaro-industriel français. Les prises de commandes ont atteint jusqu’à 937 millions d’euros en 2014.

D’après un rapport commun de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et de l’Observatoire des armes, publié en avril dernier, de multiples armements ont été livrés par la France à l’Arabie saoudite et aux Émirats entre 2015 et 2017, outre les chars Leclerc. Sont cités : une centaine de blindés légers (Nexter et Renault Truck Defense), des hélicoptères (Airbus Helicopters), des drones de surveillance (Sagem), des patrouilleurs (Couach), des dizaines de missiles et des centaines de fusils de précision…

Cela pose aujourd’hui aux institutions françaises une question. Comment contrôler les ventes d’armes vers des pays soupçonnés de ne pas respecter les règles internationales ? Début avril, le député LREM Sébastien Nadot (Haute-Garonne), soutenu par une soixantaine de parlementaires, a déposé une proposition de résolution visant la création d’une commission d’enquête sur le sujet.

« Depuis le début de la guerre au Yémen en 2015, la France a régulièrement octroyé des licences de ventes d’armes à des entreprises françaises qui ont ensuite servi aux belligérants du conflit », peut-on lire dans le texte déposé par le député Nadot.

La présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée, Marielle de Sarnez (MoDem), plaide plutôt pour la création d’une mission d’information sur le contrôle des ventes d’armes et pourquoi pas, à terme, d’une délégation parlementaire permanente sur le sujet.

« C’est vrai que nous avons un retard important en France », explique la députée à Mediapart. « Si on prend d’autres parlements, en Angleterre ou en Italie par exemple, il y a un contrôle des ventes d’armes plus approfondi, plus substantiel que ce que nous connaissons en France, même si, j’en conviens, nous avons fait quelques petits progrès ces dernières années. Je ne parle même pas du Congrès américain, qui a un pouvoir absolu sur les ventes d’armes, ce qui n’empêche pas d’ailleurs les Américains de vendre beaucoup d’armes… », ajoute-t-elle.

L’entrepris Nexter (ex-GIAT) assure à Mediapart que « l’emploi des matériels acquis est du ressort des États utilisateurs souverains ». Elle vante également son attachement aux « règles en matière de contrôle des exportations » et son respect de « l’éthique des affaires ».

Fabrice Arfi, 28 septembre 2018


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message