Comment revivifier notre démocratie fatiguée  ?

lundi 27 novembre 2017.
 

Deux publications riches et récentes, le numéro d’ Esprit sur «  Nos paris politiques  » et l’essai Antidémocratie (La Découverte), interrogent la démocratie à nouveaux frais. Nous croisons ici les réflexions des auteurs.

Avec les contributions de Lucile Schmid, haut fonctionnaire, coprésidente de la Green European Foundation, Patrick Viveret, philosophe et essayiste, Anne Dujin, enseignante à Sciences-Po, politiste et poète et Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

On dit notre démocratie fatiguée quand elle n’est pas suspectée d’être « malade ». Cette pensée traduit sans doute le sentiment de nombreux citoyens et l’esprit de l’époque. A quoi tient, selon vous, cet essoufflement démocratique ? Cette usure est-elle réelle ou fantasmée ?

Lucile Schmid Ce n’est pas la démocratie elle-même qui est malade, mais les institutions sur lesquelles se fondent la vie démocratique qui sont inadaptées aux enjeux – l’articulation entre les échelles locale, nationale et européenne est erratique et complexifie les choses, la « subsidiarité » est à géométrie variable , les enjeux autour de la science sont peu ou mal explicités rappelons-nous de François Fillon voulant faire sauter le principe de précaution dans la Constitution au moment des présidentielles-. Il y a une langueur électorale, mais des élans démocratiques forts. Je pense que par exemple la question de l’aménagement du territoire (regardez les mobilisations contre le projet de méga-centre commercial Europacity au triangle de Gonesse et l’émergence de projets alternatifs portés par des citoyens et des associations) pourtant traditionnellement en France un domaine réservé des technocrates sera de plus en plus investie par la société. C’est d’abord l’échelon national qui va mal, celui qui donne « le la » des rythmes institutionnels. Quoi d’étonnant lorsqu’on constate le manque de créativité des gouvernements successifs ? La question est d’arriver à faire remonter la créativité sociale et à lui donner forme dans les arènes d’un pouvoir momifié.

Patrick Viveret, sociologue L’Etat Nation républicain s’est construit sur une forme démocratique qui connaît aujourd’hui un épuisement significatif. Cette forme est moins celle d’une démocratie de représentation (car la représentation suppose un degré relativement élevé de participation) que celle d’une démocratie de délégation combinée avec une démocratie de compétition . Or le trou noir du couple délégation-compétition c’est celui de la qualité de discernement et de délibération d’un processus démocratique. Ainsi ce modèle présente des insuffisances de plus en plus criantes pour assurer les fonctions de participation, de délibération et de décision dans des sociétés pluralistes et à haut niveau de complexité. Le premier et le plus grave vient du fait que cette approche compétitive du pouvoir maintient en son sein les germes des deux risques majeurs que la démocratie prétend combattre : la guerre et le despotisme. S’il n’y a pas en effet des forces conséquentes au coeur de la société civile pour s’opposer à ces deux risques les motivations des compétiteurs restent de nature guerrière et le vocabulaire politique l’exprime bien : on parle de "campagne" ou de "bataille électorale" de vainqueurs et de vaincus, de clans, d’écuries, de "premiers " ou de "seconds couteaux" etc. La deuxième série de dysfonctionnements , voire de dérèglements, liée à cette approche vient de sa porosité aux phénomènes de corruption ou au minimum sa perméabilité aux stratégies d’influence menées par des acteurs disposant d’argent ou de pouvoir d’influence sur des clientèles électorales.

Anne Dujin Je vois là moins un "essoufflement", que la confirmation des réflexions de Bernard Manin, selon lequel nous sommes entrés dans l’ère de la "démocratie du public", où l’appartenance politique ne passe plus par l’obédience à un parti, ni même par l’expression électorale. Des regroupements de citoyens se forment de manière circonstancielle, autour d’intérêts ou d’idées. Ils peuvent se coaliser en vue de l’élection d’un candidat, sans que cela n’engage une loyauté indéfectible par la suite. Les citoyens ne votent que s’ils pensent que leur voix fera une différence, et ils ne le font plus systématiquement (d’où la montée de l’abstention aux législatives qui, depuis l’inversion du calendrier électoral, est vécue comme un plébiscite inutile). Les institutions ont le plus grand mal à s’adapter à cette nouvelle donne, d’où une impression de grippage du système, qui peut devenir préoccupante dès lors que, pour reprendre les mots de Marcel Mauss dans La Nation, (1920), la "nation", au sens du collectif national, ne fait plus corps avec l’Etat, c’est-à-dire ses institutions représentatives.

Sandra Laugier Il est erroné, je crois, de déclarer la démocratie « fatiguée » : partout en Europe des actions réclament plutôt plus (+) de démocratie. Le dégagisme qui a marqué les élections présidentielle et législative, le désir chez les citoyen.ne.s de se trouver une représentation inédite, de se débarrasser d’une génération d’hommes (et de femmes) politiques qui ont travaillé à leur maintien au pouvoir plutôt qu’au bien commun, l’émergence ci et là de mouvements hors des partis et ancrés dans une pratique de terrain… tout cela signale plutôt un désir de démocratie, une volonté des citoyen.ne.s de prendre leurs destins en mains. Pour que la démocratie soit « usée » il faudrait déjà qu’elle ait existé réellement ; s’il y a essouflement, c’est de la démocratie comme institution ritualisée autour de ces événements (élections, alternance…) et de ces figures (président, assemblée). Dans Le Principe démocratie nous avions cherché avec Albert Ogien à clarifier les choses en signalant que la démocratie est un concept à deux faces : il renvoie, d’un côté, à un type de régime politique, de l’autre, à une forme de vie, conçue comme un ordre de relations sociales fondé sur un principe : le respect inconditionnel de l’égalité. Entre la démocratie comme forme de vie et la démocratie comme régime, le va-et-vient est permanent, et que c’est dans cet échange que s’exprime la volonté démocratique, notamment l’exigence de pratiques politiques favorisant l’autonomie des citoyen.ne.s et garantissant le pluralisme des manières d’être.

Certains discours abusent du mot « peuple », tour à tour arme électorale, entité introuvable, mythe persistant, catégorie historique. Qui est ce peuple qui vient, qui manque et qui attend d’être entendu ? Comment expliquez-vous, par ailleurs, que la nouvelle société civile soit tant convoitée ?

Lucile Schmid Comme vous le suggérez le risque est que le mot peuple ne soit plus qu’un mot valise, une expression utilisée à dessein parce qu’elle est floue. Le peuple on le convoque, on l’oublie, voire on le répudie lorsqu’on exerce le pouvoir. Par ailleurs quels sont les liens entre le peuple et la société civile ? Ceux qui se réclament de la société civile (je rappelle que plusieurs candidats à la présidentielle l’ont fait d’Alexandre Jardin à Charlotte Marchandise sans pouvoir se présenter à cause de la contrainte des 500 signatures) ne se réclament pas pour autant du peuple. Comme si appartenir à la société civile manifestait de manière plus claire la volonté d’engagement politique et une forme d’indépendance par rapport aux partis, mais aussi une forme d’élitisme parfois. La société civile serait-elle le peuple organisé ? Mais n’est-ce pas aussi une notion qui devient floue et ambigüe ? Se réclamer de la société civile pour accéder à des responsabilités politiques est devenue une tactique, et un critère de sélection comme l’illustre le gouvernement actuel. Ce qui m’apparaît essentiel est que nous réfléchissions à la manière dont les notions de peuple et de société civile pourraient aider à fonder une approche des contrepouvoirs pour équilibrer un exercice démocratique aujourd’hui singulièrement confisqué.

Patrick Viveret On pourrait en reprenant la célèbre distinction d’Althusser dire que le concept de « peuple » est un concept « indicatif » plus qu’opératoire. Il est utile pour caractériser par exemple une résistance légitime contre des formes oligarchiques de pouvoir fondées par exemple sur la domination non seulement économique mais aussi politique et idéologique de la catégorie des « ultra-riches ». Mais si l’on cherche à définir le peuple en soi et positivement on est vite confronté à ce que Pierre Rosanvallon a nommé « le peuple introuvable ». En fait ce peuple n’est pas un sujet en soi. C’est un sujet à construire, un peuple en devenir . La question posée par Benoît Hamon lors de la dernière élection présidentielle : « quel peuple voulons nous être ? » me paraît être une question centrale même si lui même n’a pas pu, ou su, incarner la bonne réponse à cette question. Ce n’est d’ailleurs pas une question qui se pose uniquement en France. L’un des grands enjeux sur lesquels se joue l’avenir de l’humanité en ce siècle c’est sa capacité à se constituer en « peuple de la terre » et à construire une citoyenneté planétaire face à la gouvernance mondiale de fait de l’oligarchie financière

Anne Dujin Un des aspects les plus intéressants des campagnes électorales du printemps dernier a été la double mobilisation des notions de "peuple" –par le Front National et la France Insoumise – et de "société civile", par le mouvement En Marche. L’activation de ces catégories à des fins électorales fut évidemment opportuniste. Mais elle témoigne de deux aspirations pour partie contradictoires, dont la mise en tension a été centrale dans l’élection. La catégorie du "peuple" permet de fantasmer l’unité du collectif national, guidé par la figure d’un chef qui en incarnant l’Etat, protège la nation de la mondialisation prédatrice. La notion de "société civile" en appelle au contraire au "gouvernement des meilleurs", c’est-à-dire à la mobilisation des hommes et des femmes ayant fait dans la vie dite civile la preuve de leur réussite et de leurs qualités, pour renouveler le personnel politique. Pourtant, au-delà des représentations, le mouvement En Marche n’a pas eu le monopole du recours à la "société civile", au sens de l’investiture de candidats non-professionnels de la politique. La France Insoumise le fit également, avec cette même ambition d’ouvrir le champ politique à une diversité de compétences, pour mieux représenter le corps social. On sait qu’en réalité ces nouveaux candidats et élus étaient rarement de véritables novices en politique. Mais il est certain qu’un personnel politique en a remplacé un autre. Est-ce pour autant un nouveau moment politique qui s’ouvre ? On peut en douter au vu des six premiers mois de cette législature.

Sandra Laugier Nous avons commencé notre nouvel ouvrage, Antidémocratie, bien avant les événements de 2017 et pour analyser le phénomène étrange de l’usage du mot « populisme » : les politiques revendiquent d’être investis par « le peuple », tel Macron récemment, mais rejettent avec mépris le populisme. C’est une contradiction fort partagée : on aime le peuple mais on va se consterner et s’indigner des résultats électoraux populistes qui nous déroutent (Trump, Brexit…) – l’ingratitude ou l’irrationalité du peuple sont ainsi devenues des facteurs d’incertitude et d’inquiétude, traduisant de la “crise” de la démocratie. Considérer la démocratie comme forme de vie exige donc de défendre un argument radical, compliqué à accepter : tout ressortissant d’une société d’État possède, du seul fait d’en être citoyen.ne, un savoir politique suffisamment pertinent pour justifier de lui accorder la responsabilité partagée de décisions. La pensée antidémocratique, c’est le refus de reconnaître que les citoyen.ne.s ont cette capacité et elle est plus répandue qu’on croit. Elle émerge chaque fois qu’on hésite à accorder une liberté nouvelle aux individus, qu’on craint l’expression de leur jugement ou qu’on limite leur intervention dans la vie publique. Derrière, il y a le soupçon de l’incapacité du peuple à prendre en charge les affaires publiques et le risque de chaos que la société courrait si on confiait la responsabilité de gouverner à ces « incompétents ». Cela s’est manifesté lors de l’arrivée de l’assemblée macroniste avec des moqueries envers ses « nouveaux venus ». Mais en réalité, ce qu’on pouvait leur reprocher, c’est justement de n’avoir rien de nouveau ; rien à voir avec la société civile. La « société civile » c’est le monde horizontal de la mobilisation immanente à la société contre les injustices ; pas des créatures de l’entreprise ou des cabinets ministériels recruté.e.s sur CV par leurs capacités et détermination à soutenir un pouvoir conformiste, dont beaucoup voient leur mission à l’Assemblée comme un de ces « bullshit jobs » destinés à occuper une place.

Si elle est nécessaire, la démocratie n’est pas miraculeuse. Repérez-vous, dans le présent, des espaces et des paris politiques capables de (re)vivifier cette démocratie ?

Lucile Schmid La démocratie n’est pas une religion. Elle est une discipline quotidienne qu’il faut réaffirmer sans cesse. Ce qui me semble essentiel c’est de ne pas confondre démocratie et procédures (arrêtons de créer chaque jour un nouveau comité Théodule), de veiller à une adaptation des procédures démocratiques à des contenus qui se transforment, qui deviennent plus complexes, tout en gardant la capacité à décider. C’est difficile ! Les sujets écologiques sont une chance pour revitaliser la démocratie. On a vu des mobilisations sociales inédites au moment de la conférence de Paris sur le climat, se réapproprier la ville pour la transformer est aussi devenu central. Plus largement le thème de l’injustice sociale et climatique qu’illustre la montée des catastrophes naturelles est largement partagé. Mais je crois surtout que l’exercice de la démocratie doit être la fin des domaines réservés comme je l’écris dans Esprit. Politique étrangère, nucléaire, questions de sécurité, utilisation de l’impôt, tout ce qui était et reste présenté comme des sujets « régaliens », réservés à ceux qui savent et connaissent les procédures, doit pouvoir être débattu et mis en perspective avec le plus grand nombre. Ceux qui exercent le pouvoir doivent apprendre à devenir pédagogues. Mais pas pour tenir cours en amphithéâtre, pour au contraire rendre à chacun d’entre nous la conscience des pouvoirs et des responsabilités qui sont les siens.

Patrick Viveret Oui il existe, et dans le monde entier, une très importante créativité que des films comme « Demain », ceux de Marie Monique Robin tels « Sacrée croissance » ou des livres comme celui de Bénédicte Manier « Un million de révolutions tranquilles » (éditions LLL) ont bien mis en évidence. Mais cette créativité au départ écologique, culturelle et sociale a besoin de devenir aussi pleinement politique. C’est ce que nous appelons au sein de l’archipel citoyen « Osons les Jours heureux » (qui s’inspire pour l’actualiser du programme du Conseil national de la Résistance intitulé justement « Jours heureux »), la construction d’une « société civique » et pas seulement civile. Ce terme caractérise l’alliance entre les acteurs de la société civile qui oeuvrent pour une réelle transformation écologique, sociale, démocratique et les acteurs de la société médiatique qui réinventent le métier de journalisme face à la dictature de la « com » ou ceux de la société politique politique qui acceptent de changer leur rapport au pouvoir : sortir de la logique du pouvoir comme domination pour être au service du pouvoir comme création ce qui est d’ailleurs le sens grammatical du verbe pouvoir écrit en minucule comme verbe auxiliaire et non du substantif POUVOIR écrit en majuscule et qui carcatérise la démocratie de compétition. C’est ce changement de rapport au pouvoir qui est essentiel. S’il n’est pas mis en œuvre on retrouve au sein des mouvements qui se veulent alternatifs les vieilles logiques de l’appel au chef qui ont fait sombrer une grande part des révolutions du 20 ème siècle

Anne Dujin On pourrait presque inverser cette formule. La démocratie, qui permet de faire vivre ensemble, pacifiquement, des millions de personnes très différentes, est en un sens miraculeuse. Le drame serait de se rendre compte que, pour beaucoup, elle n’est plus nécessaire. Le détournement de pans entiers de la population des institutions démocratiques est pour cette raison préoccupant. Ce constat contraste pourtant avec le phénomène de montée en puissance de formes d’engagements diverses, qui cherchent à inventer de nouveaux modes de vies, de nouvelles pratiques – alimentaire, de transport, de logement – de nouvelles formes de solidarité, ou encore de nouvelles méthodes éducatives. Le nombre de Français engagés dans ce type d’initiative est loin d’être marginal, selon Eric Dupin qui a consacré un ouvrage à ceux qu’il appelle Les défricheurs (La Découverte, 2014). Le succès du film Demain témoigne lui aussi de ce désir d’engagement civique qui pourrait constituer le terreau d’une revivification démocratique. Mais ces mobilisations, aussi diverses soient-elles, sont traversées par la volonté d’affirmer une éthique du comportement exemplaire ("faire quelque chose à son niveau"), et la conviction que le changement ne passe pas par les institutions mais par la coagulation d’initiatives multiples. L’énergie civique est là, mais il lui manque encore les canaux d’expression et de représentation nécessaires pour vivifier le fonctionnement de la démocratie, et redonner leur crédibilité aux institutions représentatives.

Sandra Laugier La démocratie n’est rien si elle n’est pas réalisée, si ses promoteurs se paient de mots. La liberté n’est qu’un vain mot pour qui, faute de moyens, n’a aucune marge de manœuvre. L’égalité de même, dans un monde d’injustices où l’on favorise outrageusement les plus riches sous prétexte qu’ils « entraîneraient » les autres nazes. Donc si, la démocratie, si elle était réelle serait un miracle. Mais elle se réalise petit à petit dans des actions au quotidien ; dans les zones d’occupation, ou dans l’apparition de groupes de “citoyens insurgés” irréductibles (par exemple aux USA) qui défient frontalement les gouvernants et leurs experts sur le terrain même de la rationalité et de la légalité de l’action publique. Ces groupes démontrent chaque jour leur maîtrise des dossiers plus grande que celle des experts, que ce soit dans la définition des problèmes publics, dans la contestation des grands projets inutiles, dans la lutte contre la corruption et contre la désinformation. Le réveil de la démocratie se fera non dans un appel hypocrite ou condescendant au peuple, mais par la masse des citoyen.ne.s parfaitement au fait de la chose publique qui ont choisi d’agir en politique hors des institutions officielles de la représentation, dans les associations ou sur le terrain. Les mobilisations environnementales, les activités de Do it yourself et de sciences participatives, le développement des savoirs croisés et la valorisation des compétences des plus défavorisés (ATD Quart monde) sont les lieux de la fabrication au quotidien de formes de vie démocratique.

Deux parutions à retenir  : Nos paris politiques, Esprit, n° 437, 205 pages, 20 euros, et Antidémocratie, de Sandra Laugier et Albert Ogien, La Découverte, 224 pages, 19 euros.

Entretiens croisés réalisés par Nicolas Dutent, L’Humanité


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