Dans un ouvrage récemment traduit en français (1), Wolfgang Streeck dresse un constat pessimiste des rapports entre le capitalisme et la démocratie. Cette dernière implique que les citoyens aient la possibilité d’imposer au capital des contraintes dont celui-ci, en tant que classe, n’a de cesse de vouloir se libérer. La période que le sociologue allemand appelle le « capitalisme démocratique » - qui débuta après la Seconde Guerre mondiale et se caractérisa par la création d’institutions (comme la protection sociale) ou l’imposition de réglementations sur le marché du travail (protection de l’emploi), les marchés de biens et services (nationalisations, encadrement de la concurrence et du commerce international) ou les marchés monétaires et financiers (restrictions à la circulation des capitaux, taux de change fixes, contrôle de la Banque centrale) - déboucha, dans les années 70, sur une véritable révolte du capital.
Si le capitalisme s’était trouvé sur la défensive après la crise des années 30, et encore plus après 1945, face à une classe ouvrière renforcée par la guerre et la concurrence d’un système politique alternatif, il passa à une posture offensive dans les années 80, renforcé par la fin des régimes d’économie planifiée.
Débuta alors une période où la construction institutionnelle, héritée de l’après-guerre, devint la cible de ce que la novlangue technocratique contemporaine appelle des « réformes structurelles », affaiblie qu’elle était par toutes les possibilités d’évasion que les déréglementations et la globalisation offraient au capital : allégements d’impôts, concurrence fiscale, fuite des capitaux, etc. Les contradictions croissantes entre les aspirations d’une majorité de citoyens et les attentes du capital trouvèrent des solutions partielles et nécessairement temporaires dans l’inflation et l’augmentation des dettes publiques et privées.
Ce n’était là que du « temps acheté » et le caractère insurmontable dans le long terme de ces contradictions se traduisit par de nouvelles victoires du capital. La lutte contre l’inflation affaiblit les syndicats et mena à l’indépendance des Banques centrales ; la lutte contre les déficits publics impliqua des coupes dans les budgets sociaux et les dépenses publiques, etc.
Il ne reste donc plus au capital qu’à poursuivre la mise en œuvre des réformes néolibérales en s’isolant toujours davantage des revendications venant d’« en bas ». On retrouve là une vieille idée libérale, réaffirmée avec force dans le néolibéralisme, notamment par Hayek ou l’école dite du public choice, qui veut que la société libérale doit s’immuniser contre les exigences démocratiques. Si on le laisse faire, le peuple est capable de voter en faveur d’institutions qui mènent tout droit au socialisme. D’où la nécessité de restreindre la souveraineté populaire, car l’action idéologique visant à ce que la population se persuade que (a), la précarité et les inégalités, c’est bien, et (b), de toute façon, il n’y a pas le choix, a ses limites.
Le dépérissement de la démocratie passe alors par la résignation et l’abstention d’une partie de l’électorat (qui croit élire un président luttant contre la finance et se retrouve avec un gouvernement pro-business). Mais il s’incarne particulièrement avec l’unification européenne, dans des procédures qui soustraient de la souveraineté démocratique les choix de politiques économique et structurelle les plus essentiels : constitutionnalisation des contraintes sur les politiques budgétaire et monétaire et du primat des exigences de la concurrence sur la législation sociale ; neutralisation des démocraties nationales par des institutions supranationales régies par des technocraties acquises aux intérêts du « marché » et soutenues par une classe moyenne « moderne », dont une partie se fait des illusions quant à la réalisation des promesses de la société néolibérale.
Il ne reste plus aux exclus de cet arrangement que l’indignation ou la révolte, qui pourrait conduire, possibilité que Wolfgang Streeck n’envisage pas, à un autre type de capitalisme probablement encore moins démocratique, mais moins soumis aux exigences de la financiarisation. L’alternative est de voir dans l’échec du capitalisme démocratique non pas celui de la démocratie mais celui du capitalisme et d’envisager une « utopie irréaliste », celle d’une démocratie sans capitalisme.
(1) « Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique », Gallimard, 2014. Bruno Amable est professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France. Bruno Amable
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