L’Anthropocène, le libéralisme et Trump (Noam Chomsky)

lundi 2 janvier 2017.
 

Linguiste, logicien et philosophe, professeur émérite au Massachusetts Institute of Technologie de Boston, Noam Chomsky, fondateur de la grammaire générative et militant anarcho-syndicaliste, est une des voix critiques les plus influentes du monde contemporain.

Invité au pays de René Descartes par la Société internationale de philologie pour recevoir la médaille d’or délivrée par l’institution, cette année, exceptionnellement à l’occasion de son cinquantième anniversaire – l’équivalent du prix Nobel dans le domaine de la linguistique –, il a souhaité s’exprimer dans nos pages pour commenter l’actualité mais aussi pour éclairer les perspectives d’émancipation ouvertes par les luttes et les mobilisations de notre temps. C’est sur un rythme soutenu que s’est mobilisée l’équipe de l’Humanité pour recueillir ses impressions dans nos colonnes, mais aussi, en vidéo, sur notre site Internet. En résulte l’exposition d’une pensée incisive tenant à distance les procédés de séduction de la parole autorisée et ordinairement médiatisée. Celle de la « fabrique du consentement » et de ses « chiens de garde ». Une stimulation pour la seule pensée participant activement au processus du progrès humain. Celle de l’intelligence collective, produite en commun et, dans le dialogue, par chacun.

L’humanité contemporaine se trouve confrontée, vous ne cessez de le souligner lors de vos interventions publiques, à des enjeux vitaux. Quels sont-ils  ?

Noam Chomsky Il y a deux questions d’une importance fondamentale. Deux questions qui engagent la survie des sociétés humaines. Ces deux questions sont posées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En août 1945, nous avons découvert que l’intelligence humaine était capable d’élaborer des moyens susceptibles de détruire notre espèce. On ne savait pas encore à l’époque que les avancées techniques accomplies se diffuseraient et deviendraient à ce point dangereuses. C’est la naissance de l’ère nucléaire, et depuis nous vivons sous la menace permanente d’une destruction. C’est un miracle que les humains aient survécu aussi longtemps. À plusieurs reprises, nous sommes littéralement passés à quelques minutes du désastre final. Certaines attitudes politiques ont mené le monde tout près de la destruction. Actuellement, à la frontière russe, les menaces sont croissantes. De nombreux analystes en stratégie, hautement crédibles et respectés, nous avertissent. Les menaces actuelles atteignent des niveaux comparables à ceux des pics d’alerte que nous avons connus depuis la Seconde Guerre mondiale. Soit nous mettons un terme rapidement à cette ère du nucléaire, soit c’est elle qui nous emportera tous.

L’autre problème est le fait que nous sommes entrés dans un nouvel âge géologique. Les géologues divisent les millions d’années d’histoire de la Terre en époques successives. Nous sommes à présent entrés dans une nouvelle ère que les géologues nomment l’Anthropocène, une ère durant laquelle l’action humaine sur l’environnement l’altère d’une manière dramatique, avec des projections effrayantes. Il y a débat sur la question de savoir quand l’Anthropocène a commencé, quelle est sa véritable date de naissance, mais il y a maintenant un consensus grandissant sur le fait que l’Anthropocène a également commencé en 1945.

Le 8 novembre a été une date importante. Deux événements majeurs se sont déroulés ce jour-là. L’un d’entre eux a fait l’objet d’une couverture médiatique énorme. L’autre, pourtant plus important, a été à peine mentionné. Le premier, c’est l’élection aux États-Unis d’un président qui nie le réchauffement climatique, ce qui est par ailleurs caractéristique de son parti. Le candidat qui a été élu affirme qu’il faut augmenter l’utilisation des énergies fossiles, y compris le charbon, qu’il faut supprimer la réglementation en la matière, démanteler l’Agence de protection de l’environnement, qui avait par ailleurs été créée par Richard Nixon. Il affirme également qu’il faut se retirer de l’accord de Paris et refuser d’apporter les subventions promises aux pays en développement afin de leur permettre d’opérer la transition vers les énergies renouvelables. Le 8 novembre également, à Marrakech, a eu lieu la COP22, dont le but était de mettre en œuvre les engagements de Paris. Ce jour-là, l’organisation météorologique internationale a présenté un inquiétant rapport sur l’état actuel de l’Anthropocène, dans lequel il est notamment mentionné que des records de température sont atteints chaque année, que les glaciers de l’Arctique et de l’Antarctique fondent plus rapidement que prévu, entraînant une forte augmentation du niveau de la mer. De manière générale, les perspectives sont désastreuses. Le lendemain de la présentation de ce rapport, les résultats de l’élection américaine sont tombés, et on n’a plus entendu parler de la COP22.

Ne peut-on affirmer, face à cette situation, comme Marx le faisait remarquer en son temps, que « l’humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre »  ? Est-ce optimiste  ? Les mobilisations populaires ne sont-elles pas décisives  ?

Noam Chomsky Des événements significatifs et d’une grande importance en faveur de la paix sont survenus dans les années 1980. La menace d’une guerre nucléaire grandissait et d’immenses mobilisations populaires opposées aux armes nucléaires se sont développées en Europe et aux États-Unis. S’agissant des États-Unis, ces mobilisations ont eu un impact sur la politique de Reagan et ont conduit à une certaine détente dans les tensions de la guerre froide. La menace de guerre était très sérieuse. Lorsqu’elle est arrivée aux affaires, l’administration de Reagan a mis en place un programme destiné à tester les défenses russes. Ce programme permettait de simuler des attaques contre le territoire de l’Union soviétique, attaques navales, aériennes et nucléaires. De surcroît des missiles Pershing étaient implantés en Allemagne de l’Ouest, à un très bref temps de vol de l’Union soviétique. Pas plus de cinq ou dix minutes. On sait aujourd’hui, d’après les archives soviétiques et américaines, que les Russes prenaient au sérieux, peut-être à tort, la possibilité que ces missiles atteignent Moscou, en plus de ceux possédés par les États-Unis et qui pouvaient échapper aux radars soviétiques. Les Russes s’attendaient à une attaque imminente des États-Unis, totalement destructrice. On sait depuis peu par les archives américaines que Washington en avait conscience. Heureusement que tout ce que j’ai évoqué s’est produit en même temps. Pour illustrer ce que nous avons vécu durant cette crise, nous savons aussi qu’à l’époque un radar russe a détecté ce qui ressemblait à une attaque massive des Américains. L’information devait être transmise au haut commandement, au présidium. Tout n’a tenu qu’à un être humain. Il s’appelait Stanislav Petrov. Il a simplement décidé de ne pas transmettre l’information. Un gradé américain a fait de même. C’est pour cela que nous sommes encore en vie aujourd’hui. Vous voyez à quel point nous survivons sur un fil ténu. Cela fait soixante-dix ans que ce danger menace et s’aggrave.

Pour revenir à votre question de savoir si de telles mobilisations pourraient s’être réactivées, je dirais que ce qui concerne le sort des sociétés humaines n’est pas prédictible. Mais il faudrait que ces mobilisations reviennent vite. L’Otan et principalement les États-Unis ont commencé à manœuvrer non loin des frontières russes. Ils développent de nouvelles armes à proximité de territoires sensibles et les Russes en font autant. Des trillions de dollars ont été investis par les États-Unis pour financer des programmes de modernisation des armes sur plusieurs décennies à venir. Ces programmes incluent des armes particulières, extrêmement dangereuses. Ce sont des petites armes nucléaires qui peuvent être formatées à l’échelle qui convient au champ de bataille. Des deux côtés, il y a une augmentation des programmes d’armement nucléaire.

Les scientifiques ont créé une « Doomsday Clock » (horloge de la fin du monde – NDLR.) Elle existe depuis 1947. L’aiguille des minutes indique combien de minutes nous séparent de minuit, dernière heure. En 1993, ils l’ont placée à trois minutes de minuit. L’année dernière, ils ont fait de même. Le mois prochain, nous apprendrons où nous en sommes et nous risquons d’être plus proches encore de minuit. Ce sont les circonstances dans lesquelles nous vivons, dans lesquelles nous prenons les décisions qui déterminent le futur de nos sociétés.

Revenons à la frontière russe. Il y a des actes provocateurs des deux côtés qui pourraient mener à une confrontation explosive. Remarquez qu’il s’agit de la frontière russe, et non mexicaine, ce qui nous ramène aux décisions particulièrement significatives de 1991, lors de la chute de l’Union soviétique. La question concernait l’avenir du système eurasien. Il y avait alors deux points de vue. Le premier, celui de Mikhaïl Gorbatchev, consistait à promouvoir l’idée d’une « Maison européenne commune »  : un système de sécurité sans aucune alliance militaire, allant de Bruxelles à Vladivostok. Le point de vue alternatif était celui du président George Bush père et de son secrétaire d’État, James Baker. Selon eux, l’Union soviétique devait s’effondrer, le pacte de Varsovie devait prendre fin et l’Otan devait être étendue, alors qu’il avait été promis à Gorbatchev que l’Otan ne s’installerait pas en Allemagne de l’Est. Ces promesses ont été violées par la suite, ce qui nous a menés à une situation extrêmement dangereuse. Il existe d’autres menaces majeures qui font converger la guerre nucléaire et le changement climatique. En Asie du Sud par exemple. À mesure que le niveau de la mer augmentera, des dizaines de millions de personnes devront fuir, ce qui créera une crise migratoire. Et ce n’est que le début. Au fur et à mesure que les glaciers de l’Himalaya fondront, la ressource d’eau de l’Asie du Sud se tarira. Aujourd’hui, 300 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable. L’Inde et le Pakistan, deux pays dotés de l’arme nucléaire, seront poussés à s’affronter pour l’eau menaçant la région de destruction totale.

Vous êtes l’un des grands théoriciens de la propagande en régime démocratique, de la « fabrication du consentement ». Or, une figure nouvelle de ce dispositif semble avoir émergé récemment dans les grands médias, la figure médiatique antimédiatique, ce qu’on appelle en France l’homme ou la femme politique antisystème. Comment expliquer ce phénomène  ?

Noam Chomsky Les figures de l’anti-establishment se développent sur le sentiment général anti-establishment qui grandit dans les démocraties occidentales. La vraie question c’est de savoir pourquoi ce phénomène s’accentue et quelles sont ses racines. Je ne pense pas qu’il soit trop difficile de répondre à cette question. C’est l’effet des politiques menées pendant la période de la globalisation néolibérale qui a été poussé par les élites et leurs économistes, et qui a été un désastre pour la grande majorité de la population. Cet effet s’est accentué depuis la crise financière de 2008 et ceci d’une manière extrêmement destructive aux États-Unis. Le programme néolibéral a conduit la majorité de la population à une situation de stagnation, voire de déclin. La compression des revenus a constitué un facteur majeur du ressentiment et de la colère. Mais, comme c’est souvent le cas, la colère s’est dirigée vers les personnes les plus vulnérables  : les Afro-Américains et les immigrés. Le même phénomène s’observe en Europe avec la montée de la xénophobie. Les effets de ces politiques ont été douloureux dans le monde entier. En Amérique latine, cela a conduit à deux décennies perdues et à un profond déclin qui a été impulsé par le FMI, pratiquement le commis du Trésor américain. En Europe, les décisions politiques fondamentales sont prises par Bruxelles, par des bureaucrates européens avec les banques du Nord regardant de près, par-dessus leurs épaules, si les décisions prises vont dans le sens de leurs propres intérêts. Les gens ne choisissent pas leurs propres politiques, ce qui naturellement engendre du ressentiment. Aux États-Unis, on assiste à un phénomène social qui montre que plus vous montez dans l’échelle des revenus, plus vos décisions sont prises en compte et, inversement, que plus vous descendez dans l’échelle des salaires, moins vos choix sont pris en compte. Ce n’est pas différent en Europe.

En Grèce, le premier ministre a osé appeler à un référendum pour voir ce que le public pensait de la politique qui était imposée au pays. Cela a conduit à une violente dénonciation du gouvernement grec pour avoir osé appeler à un référendum et avoir mis en œuvre une démocratie véritablement populaire. C’est en Grèce qu’une telle démocratie populaire avait été mise en œuvre pour la première fois, il y a 2 500 ans. Au vu du résultat du référendum, les élites européennes ont accentué la violence de leurs attaques pour être sûres que tout le monde comprenne, en Grèce mais aussi dans le reste de l’Europe, que la démocratie ne serait pas tolérée et que si les peuples exerçaient leurs droits démocratiques, ils seraient punis. La Grèce a subi depuis des politiques plus dures encore. Une situation d’asservissement plus accentuée.

La globalisation n’est pas un phénomène en soi. Elle prend beaucoup de formes différentes. La forme qui est imposée par l’intermédiaire des traités commerciaux internationaux tels l’accord de libre-échange nord-américain ou le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement en cours de discussion vise à défendre les grandes entreprises pour placer les travailleurs en compétition les uns contre les autres. Ces accords n’ont pas pour but le développement du commerce ou le libre-échange. Ils ont plutôt pour fin de faire pression sur les salaires et les conditions de travail tout en protégeant essentiellement ceux qui sont politiquement assez forts pour se protéger eux-mêmes. Ils visent à renforcer leurs positions monopolistiques. De fait, ils conduisent également les gens à se mettre en colère, colère également détournée sur d’autres que ceux qui sont les bénéficiaires réels de ces tractations.

La raison pour laquelle ces soi-disant figures populistes sont en ascension s’articule à tout cela. C’est à la fois un nouveau phénomène et, d’un autre côté, ce n’est pas un phénomène inédit. Je suis assez vieux pour me souvenir avoir écouté les discours d’Adolf Hitler dans les années 1930. Je ne pouvais pas comprendre les mots mais je pouvais ressentir l’état d’esprit, la ferveur, l’hystérie, la colère de cette époque. Nous savons où cela mène. C’était plus extrême que cela ne l’est aujourd’hui. Cela a pris de nouvelles formes mais ce n’est pas entièrement un nouveau phénomène si l’on se retourne vers l’histoire.

Entretien réalisé par Jérôme Skalski et Marc de Miramon. Traduction de Charlotte Collard, Audrey Loussouarn et Dominique Widemann


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