A la fin du XXe (à partir de 1979), un ensemble de décisions politiques ont eu comme objectif d’abolir les limites fixées à la rentabilité du capital par l’existence d’un Etat social développé. Ces politiques délibérées prises aux USA, en Grande Bretagne et dans toute l’Europe ont voulu et organisé la toute puissance du capitalisme financier. Désormais, c’est sa loi qui s’impose et cette loi est simple : avoir le taux de rentabilité le plus élevé possible, le plus rapidement possible. Le triomphe du court terme sur le long terme a eu d’importantes conséquences.
Une logique spécifique de mise en valeur du capital
Déjà Marx avait souligné les effets d’un triomphe possible d’un régime « court » d’accumulation sur un régime « long ». Dans ce dernier la création de richesse passe par la production alors que le régime court cherche à en faire l’économie en plaçant l’argent sur les marchés financiers de manière purement spéculative pour obtenir un capital le plus élevé possible. Mais cette valorisation du capital ne peut se faire dans un univers virtuel. La rentabilité obtenue par la finance puise ses racines dans l’économie réelle. Le système mis en place est en effet un système de captation de la richesse sociale par la sphère financière. Par exemple, dans un premier temps, l’augmentation décidée des taux d’intérêts et de la dette publique des principaux pays développés a entraîné des transferts de capitaux massifs. Ces taux d’intérêts élevés, supposés permettre la lutte contre l’inflation, ont en réalité permis l’enrichissement et la fortune des rentiers du monde entier !
L’exigence de rentabilité pèse aussi sur la sphère productive et y a profondément modifié les rapports sociaux. La célèbre recherche de « création de valeur » n’est pas une demande de marchandises et de services répondant aux besoins sociaux mais une exigence de production d’une plus value boursière. La « valeur » dont il s’agit est celle qui revient aux actionnaires et nombreux sont les outils pour accroître la valeur des actions... Ainsi par exemple du rachat d’une entreprise par OPA suivie de licenciements ou encore d’une annonce de licenciements futurs ou d’une délocalisation dans un pays où les salaires sont moins élevés, indépendamment de la question de savoir si cette entreprise est déjà profitable ... La logique de rentabilité à court terme, les fameux 15% exigés par certains actionnaires, nécessitent une réduction importante de ce que les économistes appellent « coûts de production » et qui sont pour l’essentiel constitués de la rémunération des salariés ! Le pouvoir de la finance
Ces transformations du capitalisme, ce que certains appellent le néo libéralisme, ont ainsi rétabli la liberté du capital. Fondamentalement, ce néolibéralisme correspond ainsi à la réaffirmation du pouvoir de la finance après une période de perte de son hégémonie. Le début du XXe siècle, avant la première guerre mondiale, avait en effet déjà connu une telle caractéristique. Nous assistons donc à la seconde période d’hégémonie de la finance.
Cette reprise du pouvoir correspond à la réaction de la classe des possédants suite à la baisse graduelle du taux de profit dans les principaux pays capitalistes développés à partir des années 60. Ce n’est qu’après « le coup de 1979 »[1] que ce taux est progressivement remonté. La croissance des taux de profit a été de 8 à 9 % par an dans les années 90. Le retour de la rentabilité du capital, permis par la rigueur salariale, la flexibilité de l’emploi, les délocalisations, la sous traitance et le chômage, la hausse de la productivité du capital et de la part des profits dans la Valeur Ajoutée est ainsi la marque du succès politique du néolibéralisme. Ce processus a débouché sur une forte croissance de la concentration du capital suite au processus de fusion-acquisition et la modification des objectifs de managers dont le pouvoir est plus fort que jamais. Le manager-financier se coule désormais dans le moule de la finance et ses priorités sont devenues très différentes de celles du manager-industriel : les valeurs de la finance ont triomphé. L’exemple le plus frappant réside sans doute dans la puissance acquise par les fonds d’investissement et leur stratégie. Il en va ainsi du succès des LBO (Leverage buy out) qui permettent à ces fonds d’acquérir d’autres entreprises en s’endettant et en les revendant rapidement afin de bénéficier d’une plus value permettant de rembourser tout en s’assurant un taux de rendement de près de 25 % par an !!!. Certaines PME françaises ont ainsi changé de propriétaire 4 fois en dix ans !
Les vagues d’OPA géantes successives dans les années 90 ont abouti à la concentration des actions d’entreprise dans les mains de ces puissantes institutions financières. On a ainsi assisté à un véritable transfert de propriété : aux USA, la part des investisseurs institutionnels dans la détention d’action est passée à 21 % des actions pour les fonds de pensions, 19% pour les mutuals funds et 8% pour les assurances...les ménages n’en détenant plus que 36 % et même seulement 16% en Grande Bretagne !! Dans le même temps, on assiste à une réduction de la durée moyenne de détention des actions, on serait passé d’une moyenne de 2 ans à 8 mois ! La recherche de la performance financière toujours plus élevée est au coeur de ces évolutions. Ceci a conféré à ces institutions financières le pouvoir de revendiquer collectivement des retours élevés sur leur placement. Les managers ont surtout répondu à ces exigences de rentabilité par des politiques de croissance externe offrant des plus values financières élevées mais aussi en présentant des résultats financiers les plus favorables possibles quitte à maquiller les comptes (cf scandale Enron et bien d’autres ..) De ce fait le pouvoir managérial a été capable de contourner le pouvoir actionnarial mais ce au prix des scandales financiers et d’une intensification du travail.
Le lien entre l’économique et le social Les conséquences économiques ont été dévaforables à la croissance ; faiblesse de l’investissement et exigences de distribution de dividendes aux actionnaires conduisent au chômage de masse devenu permanent et à ses dramatiques conséquences sociales. Au total, ce sont donc les salariés qui payent le prix du pouvoir de la finance. C’est la réduction des coûts, les restructurations des groupes autour de segments d’activité les plus rentables, les rachats d’action, ... C’est cette situation qui explique la segmentation croissante des marchés du travail et la montée des inégalités dans les statuts et les rémunérations des salariés ainsi que l’accroissement de la précarité. Ainsi par exemple Microsoft emploie à coté de ses 20000 salariés réguliers, 6 000 travailleurs temporaires ou encore en moyenne dans les secteurs de la haute technologie, c’est 10% des emplois qui sont précaires. Cette insécurité de l’emploi accrue par les menaces permanentes de délocalisation ou de recours à la sous traitance s’accompagne d’une augmentation des accidents du travail et des maladies professionnelles.
Les rapports sociaux en ont été également modifiés. Ainsi une poignée de cadres en ont profité : l’écart de rémunération entre un ouvrier et le Pdg de son entreprise s’est accru de 1 à 531 aux USA en 2000 contre 1 à 42 en 1980...Mais certains salariés par le jeu des bonus se sont également retrouvés en capacité de s’approprier une partie du profit[2] ! En outre, l’épargne des salariés, transformée en capital argent par de puissantes institutions financières, est devenue, dans les mains de ces dernières, un facteur d’instabilité économique, un outil de restructuration des entreprises selon une logique plus financière qu’industrielle et un instrument puissant de discipline du salariat qui a permis la déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur de la rémunération du capital.
Les conséquences sociales et politiques sont importantes : les salariés retraités ne sont plus des épargnants mais deviennent partie prenante d’institutions dont le fonctionnement repose sur l’obtention de revenus fondée sur l’exploitation des salariés au travail . Les plans d’épargne salariale font de leurs bénéficiaires des individus déchirés, d’un côté le salarié et de l’autre un auxiliaire des couches rentières de la bourgeoisie. Cette configuration du pouvoir de la finance repose sur un compromis fondé sur le statut de détenteur de titres financiers. : compromis des classes dominantes avec la fraction supérieure des cadres et des classes moyennes possédant des avoirs financiers directement ou indirectement à travers les fonds de pension ou de placement.
Un impérialisme d’un genre nouveau ?
Ce pouvoir de classe s’accompagne d’un impérialisme américain très particulier. Certes l’impérialisme n’est pas qu’américain, les pays européens dont la France exploitent les matières premières de nombreux pays en développement de la planète. C’est malheureusement assez classique mais l’objet de cet article est de mettre en lumière les particularités de l’impérialisme américain, puissance dominante mondialement.
Bien sûr le fait que le déficit américain soit couvert par l’afflux d’épargne internationale est connu de tous. En soi pourtant ce n’est déjà pas banal comme situation puisque cela signifie que la puissance économique dominante vit, en fait surtout consomme, grâce à l’épargne des autres économies provenant de la richesse produite par ces autres économies... En d’autres termes, c’est parce que la richesse produite en Allemagne, au Japon et dans d’autres pays n’est pas totalement utilisée dans ces pays que les Etats-Unis peuvent couvrir leur besoin et donc les satisfaire grâce à la richesse des autres ! Mais c’est là où une seconde caractéristique de la domination américaine doit être prise en compte. En 2000, les profits des entreprises US réalisés sur leur territoire étaient de 380 milliard de $. La même année, les agents économiques américains possédaient 3 488 milliard $ de placement dans le reste du monde qui ont rapporté ... 381 milliards $ !!! Le rapport entre profit intérieur et extérieur, qui était de 10% en 1950, est donc de 100% aujourd’hui !!! Bien sûr il y a aussi des flux de revenus dans l’autre sens mais ils sont sans commune mesure...
Pour être plus précis, le taux de profit provenant des filiales américaines à l’étranger ne cesse d’augmenter depuis « le coup de 1979 ». Ces profits représentent désormais plus de 53 % des profits intérieurs. Et les entreprises américaines ont annoncé pour 2005, 350 milliards de dollars de bénéfices rapatriés dont 14.5 pour HP qui a pourtant dans le même temps licencié des centaines de salariés en France ! Bien sûr les FMN étrangères réalisent aussi des profits aux EU mais ces profits ne représentent que 30 % des profits US ! On a donc une relation très asymétrique où la mise en valeur du capital américain repose de plus en plus sur le reste du monde. Ces chiffres montrent que le capitalisme américain vit, en partie mais de plus en plus, de son exploitation du reste du monde. Cette relation asymétrique se voit enfin dans l’écart entre le rendement des placements. Alors qu’à la fin des années 70 la différence est très faible, depuis les années 80 les placements des agents américains ont rapporté en moyenne 4.2% de plus que les placements des étrangers dans ce pays !! Si ces écarts sont difficiles à expliquer[3], un aspect réside dans les stratégies des multinationales qui jouent sur les différences mondiales d’imposition fiscale. Ainsi des entreprises comme Dell ou Microsoft concentrent leurs bénéfices en Irlande où ils sont très peu taxés et les rapatrient aux USA. (Au passage cette concentration des entreprises US et autres en Irlande expliquent pourquoi ce pays apparaît si riche dans les statistiques européennes). En 2001, les avoirs financiers des fonds de pension US représentaient 2/3 des avoirs financiers des fonds de l’ensemble des pays de l’OCDE et ceux des mutuals fund américains, 56% du total. Un autre aspect tient à ce que certains appelent « dark matter », la matière noire, analogie avec l’astrophysique qui indiquent que les actifs américains dans le monde générant des profits sont mal comptabilisés (3.1 trillions de dollars d’actifs nets ne seraient pas comptabilisés selon certains auteurs !!!).[4]
Cette situation autorise des économistes comme Duménil et Lévy[5] à estimer que « les Etats-Unis se sont transformés en un centre de collecte et de redistribution des profits. D’une part, ils tirent de très importants revenus du reste du monde par des investissements et placements particulièrement rentables, et, d’autre part, rétribuent un capital étranger à un taux inférieur ». Au total on a donc, selon Duménil et Levy, une configuration économique particulière que l’on peut résumer comme suit : (1) le néolibéralisme a créé de formidables flux de revenus à l’avantage des couches les plus aisées ; (2) un système puissant de drainage des revenus au plan mondial s’est mis en place, alimentant les revenus de ces couches (20% de la population US !), qui (3) se sont engagées dans une consommation folle ; (4) l’investissement, réduit dans le néolibéralisme, est maintenu à un niveau supérieur à celui que dicterait l’épargne nationale américaine grâce à l’ apport de l’épargne internationale qui finance donc la dépense aux Etats-Unis. Il s’agit donc d’un impéria1isme dont les classes privilégiées s’adonnent sans fin à leur désir de consommer : « un impérialisme glouton ».
Enfin, si au regard des objectifs annoncés par les partisans du néo libéralisme, le bilan économique dans le monde est mauvais : faible croissance, crise récurrente, chômage, déséquilibres permanents, ... avec une explication à rechercher dans la répartition entre salaire et profit et à l’intérieur du profit entre part réinvestie et part redistribuée (on a assisté partout à une baisse de la part des salaires et de la part des profits réinvestis) dont la conséquence est visible aujourd’hui : tassement de la consommation et de l’investissement... et faiblesse de la croissance, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis !! C’est le seul pays dans lequel le régime d’accumulation financiarisé commandé par le capital de placement a été aussi un « régime de croissance ». Selon leur logique impérialiste, les objectifs sont atteints pour les Etats-Unis qui sont les seuls à profiter du néo libéralisme. La seule question est en fait de savoir quelle est la viabilité à long terme d’un tel système ?
Sortir du capitalisme financier ?
L’inefficacité économique, sauf pour les Etats-Unis, de cette configuration du capitalisme et ses conséquences sociales dramatiques exigent de rompre avec ce système. La question est donc comment sortir de la logique du capitalisme financier ? Si les solutions ne sont pas évidentes, commençons par affirmer que le développement des fonds éthiques n’est pas une solution : l’investissement socialement responsable entérine la logique des marchés financiers et conforte la logique du capitalisme en revendiquant le contrôle des entreprises sur la base des droits de propriétés. Cette démarche revient à laisser à une oligarchie d’actionnaires et de dirigeants le soin de produire et d’énoncer les normes des bonnes pratiques sociales et environnementales. Dans le même ordre d’idée, la démarche de certains syndicats choisissant d’accepter les règles du jeu pour chercher à « peser de l’intérieur » afin de mettre la finance de marché au service d’une perspective de long terme respectueuse de l’emploi, des retraites et de la rentabilité économique paraît plus que jamais hypothétique, voire antinomique avec le capitalisme patrimonial, fondé sur les droits de propriété privée. De manière plus générale, l’appel à l’éthique sur une question qui touche aux rapports de classe va de paire avec l’abandon de toute perspective de transformation sociale. En remettant à des considérations éthiques des choix politiques entrant dans des rapports de forces sociaux précis on choisit de ne plus remettre ceux-ci en cause !!
Au total et sans épuiser toutes les conséquences, on voit que le capitalisme financier est extrêmement instable et que les conséquences pèsent sur les économies nationales et les salariés... Répondre à cette instabilité ne peut se faire que par un retour de la règlementation étatique ou inter étatique. Un retour d’un financement davantage maîtrisé par la puissance publique est également indispensable. Enfin un accroissement du pouvoir des salariés dans les entreprises face à celui tout puissant aujourd’hui des actionnaires est une nécessité absolue afin de faire entendre l’intérêt général face à l’intérêt de quelques uns...
Alain Dontaine
[1] Selon l’expression de G. Duménil et D. Levy in La finance mondialisée, ss direct de F. Chesnais, 2004
[2] Olivier Godechot, Working rich, La découverte, 2007
[3] Ils démontrent au passage que les outils d’analyse économique, forgés dans le cadre économique national, ne sont plus adaptés.
[4] C-A. Michalet, Mondialisation. La grande rupture, La découverte, 2007
[5] G. Duménil et D. Lévy, Le néolibéralisme sous hégémonie états-unienne, in La finance mondilaisée, ss la direct de F. Chesnais, La découverte, 2004
[6] Parmi eux, JP Fitoussi, Le débat interdit, Arléa, 1995
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