Ainsi seront-ils allés jusqu’au bout… De leur cynisme cupide, de l’abjection lorsqu’il s’agit de prendre en compte la souffrance des peuples, du mépris pour tout ce qui ressemble au droit des nations et de leurs citoyens de décider librement de leur avenir…
Je veux évidemment parler des interlocuteurs d’Alexis Tsipras, dont l’intransigeance ces derniers jours n’aura eu qu’un unique objectif : faire tomber le gouvernement légitime que se sont donnés les Grecs, en le conduisant à renier tout ce à quoi il s’était engagé, ou en resserrant sur son cou le garrot du chantage à l’aide financière et d’un « Grexit » mettant le pays en défaut de paiement de sa dette souveraine, avec toutes les conséquences dangereuses que j’évoquais dans ma précédente note.
Nos amis de Syriza ont répondu de la seule manière possible. En demandant au seul souverain qu’ils se reconnaissent, le peuple (et non cette minuscule caste au service des marchés et des banques qui s’arroge aujourd’hui le droit d’appeler les Grecs à voter « oui » à leurs diktats…), de leur confirmer la légitimité que leur avaient octroyée les urnes le 25 janvier dernier. Mais on ne doit pas sous-estimer la violence de la partie qui se joue. Jusqu’au bout, la nouvelle direction grecque aura fait la démonstration de son attitude responsable. En mettant sur la table les propositions à même de permettre à leur pays de sortir la tête de l’eau et de retrouver le chemin d’une relance de l’économie, tout en manifestant son appréciation lucide des rapports de force, donc en consentant les compromis nécessaires au déblocage de l’aide financière massive que requièrent leurs échéances de remboursement.
Et que leur aura-t-on répondu, après avoir dans un premier temps loué la qualité du plan qu’ils proposaient ? Qu’il leur fallait faire exactement le contraire de ce pourquoi les électeurs s’étaient prononcés en portant une nouvelle majorité à leur tête. En cohérence avec une action décrite comme devant « fournir un soutien immédiat aux plus vulnérables pour les soulager du poids de la crise économique », Tsipras et Varoufakis auront proposé aux créanciers des dispositions de nature à abonder en nouvelles ressources le budget de l’État tout en renouant avec un minimum de justice, d’une augmentation de la contribution de solidarité selon des taux progressifs à l’imposition du capital, de l’alourdissement de l’impôt sur les sociétés à l’introduction d’une taxe sur la publicité télévisée, de l’extension du tribut demandé à l’industrie du luxe à la lutte contre la fraude à la TVA, de la réorganisation de l’administration fiscale au développement de la lutte contre la fraude à l’impôt etc. Ce que la « Troïka » reconstituée aura dédaigneusement ignoré, Madame Lagarde raturant rageusement de rouge la copie des dirigeants d’Athènes en exigeant l’accroissement du surplus budgétaire primaire (hors service de la dette), une hausse de la TVA allant jusqu’à 23% dans le secteur de la restauration et de l’hôtellerie, la liquidation des dispositifs de départs en pré-retraite, ou encore la suppression d’ici 2019 de la prime accordée aux petites pensions…
Il faut, par conséquent, un culot d’acier à Monsieur Juncker pour se déclarer « trahi », ou à Madame Merkel pour exhorter les Grecs à approuver « l’offre généreuse » qu’elle et ses semblables ont osé faire à une nation qu’ils se proposent tout simplement d’étrangler avec méthode, en contrepartie… d’une vague promesse (non écrite, au demeurant) de discuter un jour de la restructuration de la dette. Mises bout à bout, les exigences de la Commission, de la Banque centrale et du Fonds monétaire international n’aboutiraient, en effet, pas simplement à dégrader un peu plus les conditions d’existence de la partie la plus fragile de la société hellène, à commencer par les petits retraités, elles enfonceraient une économie déjà exsangue dans une dépression considérablement aggravée. Que l’on mesure, par exemple, ce que produirait en pleine saison estivale le relèvement à 23% du taux de TVA sur les activités touristiques, alors que ce secteur compte des milliers d’entreprises ou compagnies et que les pays concurrents en ce domaine (la Turquie, Chypre ou les pays de l’Europe méridoniale) affichent une fiscalité inférieure de moitié, voire pratiquement nulle (à l’instar de la Corse…). Selon les milieux économiques les plus directement concernés, c’est à la destruction de 200 000 emplois au moins que conduirait ce plan absurde, à la perte de six à huit millions de visiteurs et à une très nette chute du produit intérieur brut.
D’évidence, l’été 2015 marquera un tournant dans l’histoire européenne. Pour la première fois depuis plus de 20 ans, se battant avec pour seule arme leur volonté de recouvrer leur dignité, un peuple et ses gouvernants auront osé tenir tête à la coalition la plus puissante qui se puisse imaginer. Ils auront contraint les Importants de l’Eurozone, qui n’imaginaient même pas avoir un jour à justifier une politique qu’ils s’échinaient jusqu’alors à présenter comme la seule possible, à ouvrir le débat sur des dettes souveraines dont pas un économiste sérieux ne soutiendra qu’elles peuvent jamais être remboursées. En clair, leur attitude courageuse aura eu pour première conséquence de faire éclater au grand jour que le dogme libéral mène l’Europe à l’atonie économique, au creusement des fractures de toutes sortes en son sein, au risque même d’une dislocation à terme de l’Union monétaire, puisque c’est bel et bien de cela qu’il s’agit. Ils auront, du même coup, entrouvert la porte de cette réorientation européenne que de plus en plus de voix avisées appellent désormais de leurs vœux.
Ce n’est pas pour rien que l’on assiste, depuis le clash survenu à la dernière réunion de l’Eurogroupe, à un tel déchaînement de haine contre un peuple accusé de toutes les turpitudes et ses dirigeants dénoncés comme des « maîtres chanteurs » (expression utilisée par le Journal du dimanche à l’endroit d’Alexis le 28 juin, et auquel la direction de ce journal n’eût sans doute pas osé recourir vis-à-vis de n’importe quel autre responsable européen, quoique certains traînent derrière eux de sacrés casseroles, tel l’inénarrable Monsieur Juncker. Le voilà bien le vrai visage de ce totalitarisme de marché, qui consent à laisser les peuples user de leur droit de vote tant qu’ils se laissent abuser par les contes de fées dont on les abreuve quotidiennement, mais qui ne recule devant aucun moyen, aucune félonie et aucune insulte lorsqu’ils reprennent en main la démocratie. Qu’un État membre de l’Union européenne ose organiser un référendum, ce procédé auquel un Nicolas Sarkozy dit vouloir demain recourir ici plus systématiquement, devient ainsi le signe de la duplicité de ses gouvernants…
Dans ce contexte, la gauche grecque n’aura jamais eu un tel besoin de solidarité. Sans autre préalable, sans autre exclusive que l’objectif vital de faire reculer le coup de force financier que prétendent perpétrer un quarteron d’oligarques. Ce large rassemblement s’avère d’autant plus indispensable que la France a un rôle essentiel à jouer dans l’épreuve de force en cours. Son statut de cofondateur de la construction européenne, autant que sa place de deuxième puissance du continent, lui donnent les moyens d’opposer son veto aux prétentions aussi absurdes que littéralement criminelles des interlocuteurs d’Alexis Tsipras. Le moment est d’autant plus venu d’en faire usage que le défaut de remboursement de la créance de la Grèce envers le FMI, ce 30 juin, ne signifie en rien son départ du cercle des pays adhérant à la monnaie unique. Sur les quelques semaines à venir, il reste donc parfaitement possible d’aboutir à une solution négociée, en en revenant aux suggestions raisonnables des représentants d’Athènes. Ce qui n’en rend que plus impératif de contraindre maintenant François Hollande à sortir de la passivité complice avec laquelle il assiste, depuis une semaine, à la marche au désastre de l’ensemble du continent.
Lorsque les enjeux deviennent aussi décisifs, tergiversations et calculs manœuvriers ne sont pas de mise. Et ceux qui y cèdent le paient toujours très cher…
Christian Picquet
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