Todd : le liseur de cartes… qui préfère le FN à Mélenchon

vendredi 22 mai 2015.
 

Je vais parler ici du dernier livre d’Emmanuel Todd « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » (Editions du Seuil) paru en fin de semaine dernière. Il va de soi que les lignes qui suivent n’engagent que moi. Je précise aussi avant toute chose qu’il m’est arrivé par le passé de trouver stimulantes, ou même forts pertinentes, des analyses et ouvrages de Todd, même si je l’ai trouvé parfois étonnamment zig zagant sur des questions politiques concrètes. Mais, je n’ai donc rien à priori contre lui, qui se dit souvent "opposant au système", bien au contraire. De plus, je vois d’un oeil positif que des intellectuels, inquiets de la montée du racisme et de l’antisémitisme, bousculent la lecture simpliste et unanimiste d’un grand évènement mobilisant des millions de personnes dans l’émotion. Cela peut être collectivement utile. Bien sûr qu’on doit même avoir le droit de dire "Je ne suis pas Charlie" sans être vu comme un suppôt des 3 lâches assassins fanatisés. Dans ce livre, ou dans les interviews de l’auteur, on trouvera des dénonciations pertinentes d’exagérations nées du climat de ce tragique mois de janvier. Je pense notamment à cette abjecte convocation d’un enfant de 8 ans au commissariat ou autres regards suspicieux portés sur nos compatriotes de confessions musulmanes. Cela nous avons été nombreux à le refuser au coeur des évènements. Mais, il importe que cela fasse sens jusqu’au bout. Et c’est là que ce dernier ouvrage de Todd me dérange et me trouble. Vous verrez notamment à la fin de cet article de quelle manière il méprise durant plusieurs chapitres, sur un ton d’une rare arrogance, ceux qui partagent mon engagement politique et comment, dans un style alambiqué mais finalement assez cru, il trouve des vertus étonnantes au Front national, à son programme et ses électeurs.

Commençons par le début. Ce livre dense mais aussi parfois fumeux, toute la super structure médiatique, sur le mode de la fausse indignation, s’est mobilisée pour que vous ne le ratiez pas. Tout s’est fait sur le thème : « êtes vous Todd ou pas Todd ? ». Je ne suis pas dupe de l’opération et déplore ce paysage binaire et artificiel que l’on tend ainsi à nous imposer. C’est destructeur pour le débat d’idées. Le paria médiatique est en vérité un chouchou d’une certaine deuxième gauche qui juge fondamentalement que le système capitaliste est "le seul possible". Pas encore présent sur les tables et rayons des librairies, le livre était aussitôt porté à bout de bras par certains médias majeurs (France Inter, Nouvel Obs, etc..) qui ont fait de ces 350 pages un pseudo « événement-scandale » intellectuel incontournable visant à effacer tout le reste (et notamment le livre de mon ami Jean Luc "Le Hareng de Bismarck" (édition Stock) ), et aussi tous les autres ouvrages et articles critiques déjà parus (je pense notamment à Régis Debray qui lui voyait dans la réaction du peuple français aux attentats de janvier 2015 une saine "pulsion de vie" tout en y apportant un regard critique d’une belle intelligence), généralement plus subtils, qui n’avaient pas attendu Todd pour proposer des angles et pistes de réflexions critiques sur la façon dont notre peuple avait réagi à l’horreur des crimes des 7, 8 et 9 janvier (de Charlie Hebdo à l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes) et pour décrypter des sens possibles (forcément multiples) à la grande manifestation du 11 janvier 2015.

Emboitant le pas, le premier Ministre, M. Manuel Valls a même jugé bon de dégager du temps pour répondre publiquement à Emmanuel Todd dans une tribune publiée dans Le Monde, alors que le même Premier Ministre pétaradant n’avait pas estimé nécessaire de réagir lorsque la presse révélait que l’Allemagne de Mme Angela Merckel espionnait la France. Affligeant. Dis moi tes priorités, je te dirai qui tu es.

Ni Valls, ni Todd

Mais si je considère la tribune de M. Manuel Valls prétentieuse et déplacée, car au nom de la dénonciation d’une imposture, elle n’était en réalité elle même que posture, pour autant, je n’aime pas le propos du livre d’Emmanuel Todd. Je ne l’aime pas car il s’emploie avec un style méprisant à briser tous les points d’appuis symboliques et points de résistances que le peuple s’est forgé par ses mobilisations. Ainsi, il réussit à transformer la grande et magnifique manifestation populaire du 11 janvier 2015 en un sinistre rassemblement « d’égoïstes », de « xénophobes » adeptes d’une « France blanche ». Oui, vous avez bien lu. Imaginons que dans 50 ans quelqu’un lise ce livre pour comprendre le sens de la manifestation du 11 janvier, il n’aura alors de cette mobilisation qu’une vision déformée et aigre, sorte de 6 février 1934 aux antipodes de ce pour quoi se sont retrouvés près de 4 millions de personnes.

Fondamentalement, Todd méprise le peuple qui manifeste

En voici un premier extrait : « Comment dire que la mobilisation de masse, loin d’être « admirable », révélait un manque de sang-froid et, pour tout dire, de dignité dans l’épreuve ? Que la condamnation de l’acte terroriste n’impliquait aucunement que l’on divinisât Charlie Hebdo. Que le droit au blasphème sur sa propre religion ne devait pas être confondu avec le droit au blasphème sur la religion d’autrui, particulièrement dans le contexte socio-économique difficile qui est celui de la société française actuelle : blasphémer de manière répétitive, systématique, sur Mahomet, personnage central de la religion d’un groupe faible et discriminé, devrait être, quoi qu’en disent les tribunaux, qualifié d’incitation à la haine religieuse, ethnique ou raciale. »

« Manque de dignité », « incitation à la haine raciale » etc… voilà donc ce que Todd et son infaillible bazooka intellectuel ont retenu des foules fraternelles du 11 janvier. Atterrant. Je ne vois là qu’un mépris du peuple mobilisé. Aux yeux de Todd rien de bon ne peut sortir d’une mobilisation d’une telle ampleur. Mieux valait rester chez soi, campé sur la pureté des concepts et éventuellement laisser des racistes donner leur lecture abjectes des ces évènements sanglants. En ce mobilisant, le peuple a balayer les discours xénophobes et à voulu donner un caractère universaliste à ces trois mots "Je suis Charlie". Que nenni, pour Todd, la vérité des idées et des concepts était bien loin de ces vulgaires boulevards emplis de cette foule généreuse. De plus, je juge également malsaine la façon dont il évoque dans ces lignes « sa propre religion » en parlant de la religion supposée des manifestants (qui sont manifestement selon Todd des catholiques) en opposition à « la religion d’autrui » (l’Islam ?) dont aucun fidèle n’était, selon lui toujours, présent à la manifestation.

Que d’approximations ! Il déduit tout cela de données sociologiques observables sur des cartes de France qu’il superpose, celle des manifestations et celle des appartenances culturelles et sociales anciennes ou plus récentes. La méthode est fort discutable et on est quasiment dans la boule de cristal où un liseur de carte nous dit la mésaventure. En caricaturant ainsi, Todd empêche tous débats sérieux. S’il est sans doute exact que les milieux populaires n’était pas les plus représentés, ils n’étaient néanmoins pas absents. Et il y a sans doute dans cette sous-présence dans les cortèges (qui restent à démontrer) davantage un long sentiment d’exclusion de la vie politique et sociale, basé sur un vécu bien réel de chômage, pauvreté et pire encore, qu’une volonté consciente de banaliser le massacre (qui serait rendu légitime par quelques dessins potaches ? Non.) de 17 de nos concitoyens par des illuminés. Ces morts ont fondamentalement choqué tout notre pays. Manifester ou non un dimanche relève d’autres habitudes. Les non manifestants n’étaient pas hostiles à ceux qui manifestaient. Je ne crois pas que cela soit ainsi qu’aient réfléchi les absents. Ils n’étaient sans doute pas là car ils ne sont jamais là, peu instruits des "codes" militants traditionnels.

Plus globalement, il y a dans ce différentialisme mondain, ce « nous et eux », ce « notre religion et la leur » quelque chose qui me déplaît fortement. Pour ma part, n’ayant pas de religion affichée je ne veux pas de laïcité à géométrie variable et de refus du droit au blasphème variant selon la position sociale des fidèles où supposés tels. Non négociables, ces droits doivent être un tout, où ils n’existent pas. Aussi, assurément une des dimensions de la démarche « toddienne » est ce goût malsain de l’outrance verbale lui permettant d’assurer un certain nombre de vente. Il a voulu faire le « buzz ». Sinon, l’on ne comprend pas très bien l’intérêt de caricaturer ainsi la réalité du 11 janvier, certes complexe et contradictoire comme tout événement ayant une telle dimension de masse. Mais loin de ce qu’il en dit.

Un esprit de système au déterminisme mécanique

Beaucoup de choses ont déjà été écrites contre ce livre ces derniers jours. Je me reconnaît notamment dans une tribune du chercheur de l’INED François Héran paru dans Libération qui pointant le déterminisme mécanique et la méthodologie discutable s’interroge : « Porté par l’esprit de système, Todd veut tout expliquer. Sa technique favorite : croiser deux catégories binaires et remplir toutes les cases (si la droite règne en terre égalitaire, il faut bien qu’une gauche lui fasse pendant en terre inégalitaire). (…) Todd juge raciste le fait de coller l’étiquette « musulmans » ou « juifs » sur des personnes de tout milieu ayant un rapport variable à la religion, mais « catholicisme zombie » ou « protestantisme zombie » ne valent pas mieux. (…) Pire, même s’il s’en défend par une pirouette rhétorique, Todd rabat l’individu sur ses origines : Hollande est le « catholique zombie » tout craché, Valls « l’inégalitarisme » catalan, Mélenchon la famille souche occitane. Seuls les musulmans détiennent le privilège de diluer leur fond anthropologique dans le creuset de l’assimilation, pour peu qu’on ait la patience d’attendre. » On ne serait mieux dire.

Todd veut redresser la France… avec l’aide des électeurs FN

Aussi, dans ce billet qui vient après toutes ces réponses, je voudrais insister sur une dimension et sur laquelle les médias se sont assez peu arrêtés : la complaisance verbale de Todd envers le Front national. Je dois dire que j’ai été assez estomaqué en tournant les pages. D’abord Emmanuel Todd annonce « Nous allons devoir admettre que la France n’est plus la France, mais nous demander aussi si elle a quelque chance de redevenir elle-même, avec, pourquoi pas, un jour lointain, l’aide de l’islam et des électeurs du Front national. » Ainsi, à lire Todd les électeurs du FN pourraient aider la France à redevenir elle même ? On se pince et l’on pense d’abord à une mauvaise interprétation d’un propos parfois embrouillé.

Pas du tout, Todd insiste plus loin. Après avoir cité Maximilien Robespierre qui déclarait au club des Jacobins, en pleine guerre contre les armées du Roi d’Angleterre qu’il « n’aimait pas les anglais », notre auteur qui considère que les électeurs du FN serait en quelque sorte atteint d’un « égalitarisme hystérisé », affirme doctement : « Traduit en langage politique commun, ceci revient à dire que l’affirmation par les dirigeants du FN que leur parti est républicain n’est pas une complète absurdité. La sortie anti-anglaise de Robespierre vient nous rappeler que l’universalisme républicain n’est pas toujours aimable envers l’étranger concret. »

Pour Todd, le FN aurait « un fond anthropologique égalitaire » !

Puis vient l’inévitable chapitre où, après avoir critiqué le PS (parfois non sans pertinence), le Front de Gauche est cloué au mur sans ménagement. Manifestement, pour avoir le droit préalable de critiquer l’un, notre anthropologue sait qu’il faut immédiatement cotiser férocement contre l’autre. Todd connait les codes. Il reproche d’abord vertement à Jean-Luc Mélenchon un manque de fermeté politique et programmatique et une absence de volonté de rupture avec l’Europe libérale et l’euro. Certes, il a le droit de penser ainsi mais il nous assimile aussitôt sans vergogne au Parti socialiste sans que le lecteur attentif n’ait droit à la moindre explication convaincante pour justifier ce tour de passe-passe. Le style toddien devient alors celui des groupuscules gauchistes rageurs qui, calés dans leurs fauteuils confortables, condamnent quiconque n’a pas réalisé la totalité de la Révolution en quelques jours, puis s’endorment une fois leur texte définitif terminé et que l’encre de leur insatisfaction est sèche. Cette radicalité verbale de pacotille, typique de l’observateur hors de l’action politique, de la part d’un homme ayant appelé à voter « Oui » au TCE en 2005 et pour François Hollande en 2012 au nom du « hollandisme révolutionnaire » , après nous avoir copieusement insulté, ne manque pas de sel et atteste du sérieux du propos. Chacun jugera. Rien de ce que nous avons dit et fait avec Jean-Luc Mélenchon depuis 2008 ne trouve grâce aux yeux de M. Todd. Nous serions un "mélange de grands principes et d’absences de propositions concrètes". Merci, M. le Professeur ! Mais, plus grave, cette mise à distance avec le Front de Gauche lui permet de conclure ainsi ce chapitre : « La boucle est bouclée. Nous avons révélé plus haut que la droite et l’extrême droite étaient souterrainement liées par un fond anthropologique égalitaire, nous constatons maintenant que la gauche et l’extrême gauche sont associées l’une à l’autre par l’entremise de la valeur d’inégalité. À défaut d’une consolation d’ordre religieux ou idéologique, nous pouvons puiser dans cette folle symétrie un sentiment de bien-être d’ordre esthétique. »

En lisant ces lignes, j’ai ressenti comme une nausée. Le bouquin initialement en défense de nos concitoyens musulmans malmenés prend une autre tournure. Le prétendu défenseur des immigrés voit dans ceux qui les vomissent une autre forme "d’égalitarisme". Le vertige nous prend et nous jette au sol. Pour l’auteur l’extrême droite aurait donc un fond anthropologique égalitaire alors que nous, la gauche sociale républicaine, serions devenus inégalitaires. Pouah ! Quel brouet intellectuel infâme ! Comment s’y retrouver ? Notre grand peuple réuni le 11 janvier n’était qu’un amas de canailles et le vote FN n’est pas ce que vous croyez. Et surtout, méfiez vous du discours de Mélenchon il ne vaut pas mieux que les autres... Et si finalement c’était aussi pour faire entendre cette musique que tant de micros se tendaient vers Emmanuel Todd ? Il sous estime la culture républicaine des français. J’exagère ? Après tout moins que l’auteur de ce livre...


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